On est toutes des Françoise… tout court

Barry

HANNAH HADIR

L’affaire Barry

La femme masquée sévit encore!

 

C’est lundi matin (le 5 octobre 1891) que Robertine Barry s’est introduite au 428, rue Saint-Gabriel, à Montréal (siège du journal La Patrie), armée d’une plume, dans le but avoué d’y verser l’encre et d’y répandre des idées progressistes, voire féministes. C’est masquée – elle signait sous un faux nom – que cette hors-la-loi s’est livrée à des actes subversifs par des propos entraînant le désordre social.

Les représentants de la loi se demandent ce qui a pu inspirer une jeune femme telle que Barry à embrasser la carrière de femme de lettres. En février 1863, lors de sa naissance, nul n’aurait pu prédire que la fillette de L’Isle-Verte allait choisir plus tard une vie aussi hors norme. Et pourtant, le célibat et la vie de journaliste l’y condamnent en l’éloignant très certainement du destin des femmes de son époque. Une enquête préliminaire suit son cours, mais les autorités restent discrètes sur le sujet pour le moment.

Quelques indices
Une source sûre a toutefois révélé à Françoise Stéréo que Robertine Barry est née d’un père marchand, mais littéraire à ses heures, très instruit et possédant des idées bien libérales. Ce sont là des indices qui permettent de croire que dès son enfance, la jeune Barry jouissait d’un contexte familial favorable à son émancipation. En effet, les enquêtes sur les femmes de lettres du début du siècle démontrent avec preuves à l’appui que la reconnaissance de la subjectivité féminine dès le jeune âge et l’encouragement des proches dans la voie choisie permettent aux femmes d’attaquer et d’affirmer plus sûrement la carrière d’écriture.

À ces premiers signes avant-coureurs s’ajoute le fait que la petite Robertine a eu droit à une solide éducation. En effet, comme bien des femmes qui tombent dans les lettres à cette époque, Barry fréquente le couvent des Ursulines de Québec. Quittant ensuite définitivement son patelin natal, elle migre vers Montréal. Son plan est bien stratégique puisque la presse se concentre alors dans la métropole où se développe considérablement la vie littéraire.

Enfin, Robertine avait des antécédents. Des preuves confondantes d’une écriture très précoce ont été retrouvées à son domicile : un journal personnel soigneusement caché et une copie d’Histoire de Trois-Pistoles, que la jeune femme avait écrite à l’âge de 19 ans. Cette Histoire avait par ailleurs été saluée par un prix et publiée. On reconnaît bien ici des symptômes précurseurs d’une carrière de femme de lettres.

Retour sur les évènements
Barry a d’abord fait ses débuts au journal La Patrie. C’est au sein de cette publication qu’elle s’est fait connaître, masquée sous le nom de Françoise. Déjà, ses mots font du grabuge. D’abord avec sa « Chronique du lundi » (1891-1900), puis avec le « Coin de Franchette » (1897-1900). Par cette collaboration, qui s’étend de 1891 à 1899, Barry est la première femme journaliste à recevoir un salaire. Pendant cette période, elle sévit encore en publiant son recueil de nouvelles, Fleurs champêtres (1895), ainsi que son recueil de chroniques, Chroniques du lundi, choisies parmi les nombreux textes parus dans sa page du même nom.

Malgré la popularité de ses pages et après avoir fait couler l’encre à souhait, Barry ne semble pas satisfaite de ses écarts et la voilà qui frappe encore. En 1902, elle fonde son propre journal, Le Journal de Françoise. À travers ses éditoriaux, comptes-rendus et diverses rubriques, notre marginale n’hésite pas

à prendre la défense des femmes, ces pauvres créatures que l’on veut pourtant peu brillantes et uniquement destinées aux rôles d’épouse, de mère et de bonne ménagère. Cet organe de communication sert aussi à la diffusion des activités des diverses associations féminines qui naissent au début du siècle. La journaliste se fait ainsi l’artisane et la complice de la mise en place de liens sororaux, alors que les femmes sont chassées des regroupements littéraires et intellectuels masculins. Mais ces faits ne font que renforcer le profil de salonnière de Barry. D’ailleurs, les tentacules de son réseau littéraire se sont étendus jusqu’en France où la journaliste avait séjourné à titre de déléguée au Congrès international des femmes qui se déroulait durant l’Exposition universelle de Paris en 1900. Son implication dans diverses associations féminines dans son propre pays n’en est pas moindre. On sait, par exemple, le rôle prépondérant qu’elle joue dans la fondation de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, cette section féminine de la Société Saint-Jean-Baptiste. Œuvres de charité, conférences et autres participations associatives sont aussi à son actif. Enfin, la fatigue vient à bout de la femme de lettres qui cesse ses activités en 1910. Elle accepte alors un travail de fonctionnaire qui aurait pu lui fournir temps et argent pour verser l’encre à sa guise. C’est la mort qui l’arrêtera, la même année.L’effet Françoise
Toutefois, l’effet Françoise ne s’arrête pas là. La femme de lettres entraîne dans son sillage bon nombre de jeunes femmes de bonne famille qui vont dévouer leur vie à l’écriture et à des causes perdues (c.-à-d. féministes). Certaines d’entre elles, dont les plus célèbres sont Anne-Marie Gleason Huguenin, mieux connue dans le milieu sous le nom de « Madeleine », et Georgina Bélanger, dite « Gaëtane de Montreuil », vont également fonder leur journal. Avec sa complice Joséphine Marchand, on peut dire que Barry est l’une des pionnières du journalisme féminin et qu’elle offre ainsi aux femmes un modèle de réussite féminin dans le milieu des lettres. Plus encore, elle outrepasse les frontières de la bluette et prend part à la Vie littéraire (avec un grand V) de son époque. Rapidement, l’influence de Barry a dépassé les limites de la bienséance. On se rappelle l’importance du journalisme dans la venue des femmes à l’écriture publique. Avec l’industrialisation et le développement de la presse au tournant du XXe siècle, les femmes accèdent à l’écriture publique par le biais du journalisme féminin. Certes, elles écrivent alors pour les femmes, dans des rubriques et des pages dites féminines. Il n’en demeure pas moins que cette écriture « féminine » est publiée et sort des lieux privés qui lui étaient autorisés. C’est également l’occasion, lentement, de publier à travers cette fenêtre « féminine », des textes de création, notamment de la poésie, des contes ou encore des récits de voyage. On sait aussi que cette ouverture peut être l’occasion de subvertir les codes sociaux. Et voilà que le champ des possibles commence à s’ouvrir et que l’écriture des femmes est sur sa lancée. Rien ne pourra plus l’arrêter.Des dégâts impossibles à estimer
L’énigme est de moins en moins opaque et l’effet « Françoise » se propage. Traversera-t-il le temps? Fera-t-il des petites Françoise? La rumeur veut que près de cent ans plus tard, l’esprit de Françoise soit en train de renaître sous la plume de jeunes femmes à la mine (de crayon) patibulaire…