On est toutes des Françoise… Hardy

Françoise Hardy 2JULIE VEILLET

Lorsque nous avons choisi la culture populaire comme thème pour ce deuxième numéro, Françoise Hardy, célèbre chanteuse française et véritable icône de la mode des années 1960, nous est apparue incontournable pour cette chronique. Si elle ne se revendique pas du féminisme et bien qu’il y ait plusieurs éléments de son parcours qui peuvent nous faire un peu grincer des dents, elle reste une figure de proue de la culture populaire et est affublée d’une personnalité forte et assumée, qui lui a permis de faire sa place dans un milieu majoritairement gouverné par des hommes. Femme de tête qui n’a jamais eu peur de dire les choses comme elle les voit, elle a affiché, et affiche toujours, une grande liberté dans ses opinions et dans ses choix de vie. Entrevue fictive avec la star[1].

*  *  *

Françoise Hardy m’avait donné rendez-vous chez elle, par un beau samedi après-midi. À peine avais-je franchi le seuil de la porte qu’elle m’entraînait déjà au jardin, où une bonne bouteille de merlot et un plateau de fromages nous attendaient. Elle était belle, lumineuse, accueillante, et je me sentis tout de suite à l’aise, comme avec une vieille amie. Au loin, la tour Eiffel surplombait la ville et on entendait retentir les cloches de Notre-Dame. Une vraie carte postale.

JV : Françoise, vous permettez que je vous appelle par votre prénom?

Elle acquiesce en souriant.

JV : Vous êtes venue au monde le 17 janvier 1944 dans le IXe arrondissement de Paris. Votre mère, Madeleine, était aide-comptable à mi-temps et vous élevait seule, votre sœur Michèle et vous. Votre père, un homme d’affaires qui dirigeait une société fabriquant des machines à écrire et à calculer, n’a jamais été vraiment présent dans votre vie, étant alors marié à une autre femme que votre mère, ce qui faisait de vous des enfants illégitimes. Que pouvez-vous nous dire de la relation de vos parents?

FH : Mon père était fou de ma mère, mais il était marié. De son côté, ma mère avait un gros problème avec la gent masculine, puisqu’elle n’a jamais pu passer une seule nuit avec un homme. Comme sa propre mère – ma grand-mère –, elle était frigide et assez castratrice.

JV : Vous tenez des mots durs envers votre grand-mère, Jeanne Hardy; vous passiez pourtant vos week-ends et vos étés chez elle dans votre enfance? Vous n’entreteniez pas une bonne relation avec elle?

FH : Ma grand-mère, très névrosée, n’a jamais cessé de me dénigrer, elle me disait que j’étais laide, bête, que j’avais tous les défauts de la terre et aucune qualité requise pour mériter d’être aimée.

JV : La famille semble être un sujet délicat pour vous… Parlons plutôt des débuts de votre carrière. Vous avez été découverte en 1961 par Jacques Wolfsohn, le dirigeant de la maison de disques qui produisait à l’époque Johnny Hallyday et Petula Clark. Votre premier succès, « Tous les garçons et les filles », a fracassé tous les records de vente en 1962 et a contribué à lancer votre carrière. Pourtant, vous êtes très critique par rapport à la chanson.

FH : Sur le moment, j’étais contente que la chanson marche et qu’elle passe à la radio, mais la pauvreté des arrangements m’a toujours exaspérée. Son succès a été déterminant et, si je semble la dénigrer aujourd’hui, c’est parce que j’ai l’impression que les gens ne connaissent de moi que ce titre, alors que j’en ai enregistré beaucoup d’autres très supérieurs sur tous les plans…

JV : On peut penser par exemple à « L’amitié » ou à « La maison où j’ai grandi », qui sont, je dois le dire, mes deux chansons préférées de votre répertoire.

Elle sourit de nouveau.

JV : Bien entendu, le succès amène son lot de critiques. Par exemple, le journaliste et animateur Philippe Bouvard vous avait surnommée « l’endive du twist ». Comment aviez-vous réagi à ce sobriquet?

FH : J’avoue que cela m’amusait et que c’était bien trouvé. J’avais l’habitude des surnoms légumiers. Avec mon mètre soixante-douze et mes 52 kilos, depuis l’école, je me faisais traiter d’asperge.

JV : Vous vous êtes d’ailleurs bien jouée de la situation en nommant par la suite votre compagnie de production Asparagus, en référence à cette histoire. C’était là une belle petite vengeance!

Elle rit aux éclats, laissant paraître des dents blanches comme neige.

JV : Parlons mode maintenant. Bien que vous n’accordiez à vos débuts aucune importance à votre look et que vous n’aviez, selon vos proches, aucun goût pour vous habiller, vous êtes pourtant devenue une icône de mode convoitée par les plus grands créateurs et vous avez littéralement représenté l’avant-garde de la mode des années 1960 avec vos minijupes, vos bottes blanches et votre frange juste au-dessus des yeux. D’ailleurs, Paco Rabanne a dit de vous, et je cite : « Françoise représente un type de femme ultra-moderne, le symbole de la féminité des années 1960, comme Bardot était celui des années 1950. » Ce n’est pas rien!

FH : À Londres, j’avais demandé à Paco Rabanne de me confectionner une tenue et je me suis retrouvée avec une combinaison métallique qui pesait seize kilos. Moi qui étais déjà statique sur scène, je ne pouvais plus bouger du tout! En plus, le poids du matériau entraînait l’entrejambe qui descendait jour après jour. Résultat, Paco Rabanne devait m’envoyer non pas des couturières mais des ouvrières munies de tenailles, de tournevis, de marteaux, pour remonter l’entrejambe de cette tenue diabolique qui était, je tiens à le préciser, magnifique!

JV : C’est ce qui s’appelle de la haute couture!

Nouveau fou rire, confirmant la complicité que j’avais sentie grandir entre nous deux depuis que j’avais mis les pieds chez elle. Nous sommes interrompues par Jacques (Dutronc), qui passait par hasard pour une visite de courtoisie à Françoise. Je l’invite à se joindre à nous.

JV : Bonjour Jacques! Vous permettez que je vous appelle Jacques?

Il soulève un sourcil. Je sens déjà les balbutiements d’une grande amitié.

JV : Je suis contente que vous vous joigniez à nous puisque je m’apprêtais justement à aborder avec Françoise la question de ses amours. Il va sans dire que vous êtes l’homme le plus important de sa vie et que vous ne pourriez plus vivre l’un sans l’autre, même si vous ne formez plus un couple. Lorsque vous vous êtes connus, pourtant, vous avez longtemps hésité, chacun de votre côté, à faire les premiers pas.

JD : Moi, elle me paraissait inaccessible… C’était plus facile de me croquer des petits boudins… J’aime bien contempler une belle toile, mais de là à repeindre dessus, c’est autre chose… L’admiration provoque une sorte de distance. En clair, cela ne m’était jamais venu à l’esprit que j’avais mes chances, elle ne me donnait pas beaucoup d’indications.

FH : Avec [Jacques] Wolfsohn, on allait chez Castel et chez Régine, et je voyais ce Dutronc, que je trouvais très séduisant, flanqué de minettes toujours différentes que je ne trouvais pas assez bien pour lui. Étant donné sa vie dévergondée, je pensais n’avoir aucune chance.

JV : Alors que Jacques avait pourtant complètement flashé sur vous, Françoise! On peut le comprendre, vous étiez, et êtes toujours, d’une beauté à couper le souffle!

JD : C’est vrai que c’était une très jolie fille à l’époque… Maintenant aussi d’ailleurs […] Globalement, elle se maintient bien. Je l’ai connue à 52 kilos, elle en a peut-être pris un ou deux à tout casser en trente ans, c’est pas mal. J’en connais d’autres qui se sont fait rouler : ils passent de 50 à 100 kilos, c’est effrayant. Et puis à l’époque, il existait des listes de femmes que tout le monde rêvait de croquer. Et Françoise en faisait partie.

JV : Croquer, boudins, vous êtes obsédé par la nourriture ma foi!

Rires. Il me fait un clin d’œil en se découpant un morceau de camembert.

JV : Quelques années plus tard, vous êtes tombée enceinte et vous avez mis au monde le beau Thomas. Ç’a été un moment charnière de votre vie de couple, j’imagine?

FH : Au bout de quelques jours, je rentrai avec notre précieux bout de chou endormi dans son couffin que Jacques portait précautionneusement. Mais rien ne changea dans notre mode de vie qui semblait encore plus étrange maintenant qu’il y avait un bébé. Il vivait toujours chez lui et venait chez moi à peu près trois fois par mois, s’il était à Paris.

JV : Après vous être occupée seule de Thomas pendant près d’un an, vous avez réussi à convaincre Jacques de trouver une maison pour vous trois, maison dans laquelle vous avez vécu pendant vingt-cinq ans. On pourrait donc croire que votre vie de couple était alors au beau fixe, mais vous avez commencé à ce moment à entendre des rumeurs voulant que Jacques ait une maîtresse?

FH : Je n’y croyais pas. Je n’ai su que plus tard que c’était vrai. Aujourd’hui, je me dis que j’ai été bête de tant souffrir!

JD : La jalousie, ça fait chier […] parce que ça supprime les bons moments et n’en provoque que des mauvais. […] Mais je sais que je lui ai joué quelques tours de passe-passe… Je lui donnais rendez-vous un mardi, mettons le 26 juin, et je n’arrivais qu’au mois de septembre… Mea culpa… C’est tellement plus sympathique de boire un verre entre amis lorsqu’on sait qu’on est attendu.

JV : Et vous, Françoise, comment vous sentiez-vous dans tout cela? Avez-vous eu l’impression d’être une victime ou sentez-vous que vous vous êtes tout de même accomplie en tant que femme?

FH : J’ai l’impression d’avoir été une femme moderne pour trois choses. J’ai toujours gagné ma vie. J’ai utilisé la contraception avant qu’elle soit légalisée et – en partie à cause de mon enfance, mais pas seulement – le mariage m’a toujours paru une sorte d’aberration imposée par la société.

JV : Et vous avez aussi fait de grandes choses au cours de votre carrière. Vous avez enregistré près de 30 disques en plus de 50 ans à œuvrer dans le monde musical, vous avez également publié quelques livres, et vous vous intéressez maintenant beaucoup à l’astrologie, au point de vous livrer vous-même à des analyses.

FH : Dans le livre Les Rythmes du zodiaque que j’ai mis plus de deux ans à écrire, j’illustrai mon propos en citant certains traits de pianistes célèbres représentatifs de leurs signes – la Capricorne Clara Haskil ne supportait pas les compliments, le Capricorne Michel Angeli n’aimait pas les applaudissements, le Poisson Richter jouait dans l’obscurité et allait servir la musique dans les coins les plus reculés de la Sibérie, là où on l’attendait le moins, la Gémeau Martha Argerich prône la liberté, la spontanéité, la fantaisie, etc.

JV : Vous aimez la musique de piano à ce que je vois?

FH : Je ne sais pas écrire autre chose que la douleur des sentiments et seule la musique romantique qui exprime une douleur sublimée m’inspire.

JV : Et manifestement, ce n’est pas l’inspiration qui vous a manquée…

FH : Mon parcours n’a rien d’extraordinaire, je n’ai rien su faire d’autre que quelques petites chansons par-ci par-là, mais j’y ai mis tout mon cœur.

JD : Bon, ben, je vais vous laisser, parce que là mon cigare s’est éteint et il se fait tard…

 

Le soleil se couche sur Paris. On s’embrasse tous les trois et on se dit au revoir, le cœur léger, promettant de se donner des nouvelles bientôt et, qui sait, peut-être même de nous revoir. Je retourne, seule, à mon hôtel, longeant la Seine. Une étrange nostalgie s’empare de moi, alors que je me surprends à siffloter : « Oui, mais moi, je vais seule, par les rues, l’âme en peine / Oui, mais moi, je vais seule, car personne ne m’aime… »


 

[1] Cette entrevue est purement fictive. Les réponses attribuées à Françoise Hardy et à Jacques Dutronc sont tirées de la biographie de Gilles Verlant Françoise Hardy : ma vie intérieure (Éditions Michel Albin, Paris, 2002, 103 p.) et de l’autobiographie Le désespoir des singes… et autres bagatelles (Éditions Robert Laffont, Paris, 2008, 389 p.).