On est toutes des Françoise… Guénette
VALÉRIE GONTHIER-GIGNAC
Au fil des numéros, nous vous présenterons des Françoise de tous les horizons. Des Françoise qui ont fait de grandes choses, et d’autres qui en ont fait de plus modestes, mais qui sont toutes, flamboyantes ou discrètes, des piliers du monde qu’on habite.
Nous cherchions, pour ouvrir le bal de cette série d’entrevues, une Françoise à la carrière établie et au féminisme affirmé. C’est tout naturellement que nous avons pensé à Françoise Guénette, journaliste et animatrice indépendante, qui fut aussi corédactrice en chef du magazine féministe des années 1980 La Vie en rose.
J’ai pris rendez-vous par téléphone :
« Bonjour, Françoise. Avec des amies féministes, on est en train de monter un projet de revue. On se demandait si tu nous accorderais une entrevue?
— Une revue féministe? Pas papier, j’espère! »
Un cri du cœur : ça laisse des traces, avoir été rédactrice en chef.
J’éclate de rire : « Si tu nous donnes des conseils en prime, on va les prendre… »
On se rencontre chez elle, dans son salon, à côté d’une table où s’empilent des colonnes de livres. Elle s’excuse, d’un revers de la main : « J’en ai presque une trentaine à lire, pour un contrat d’animation — des tables rondes – au Salon du livre de Québec, dans un mois. Ils ne sont même pas tous là. »
Je souris : chaque fois que je suis allée chez elle, Salon du livre ou pas, la table du salon débordait de bouquins.
Elle s’assoit sur le divan en cuir en hochant la tête.
« L’hiver et le début du printemps, c’est toujours fou. Mais je ne me plains pas : mes contrats sont stables d’une année à l’autre, et j’ai l’été de congé… »
Françoise collabore parfois avec le magazine L’actualité. Quand on s’est vues, elle terminait un dossier sur l’édition numérique, tout en préparant, dans le cadre de la série Le monde vu par, présentée par le Musée de la civilisation, un entretien avec Janette Bertrand.
La rencontre avec le féminisme
Je m’installe sur le fauteuil perpendiculaire au sien. C’est bon, on y va : « Tu sais d’où te vient ton nom, Françoise?
– C’est le nom de Françoise à Joe… quelque chose – j’oublie toujours –, bref, d’une ancêtre du côté de mon père. Mes parents ont voulu donner des noms très classiques à leurs enfants. J’ai un frère qui est mort à un an, quelques mois avant ma naissance, qui s’appelait Pierre Guénette, comme le premier Guénette qui est arrivé en Nouvelle-France, vers 1649. Nos prénoms ont un lien direct avec les origines de la famille. »
Plus tard, en révisant ma première version de l’article, les filles de Françoise Stéréo ont souligné ce passage : « C’est vraiment l’fun, comme question, ça donne un côté humain à l’échange. On devrait la garder pour nos entrevues avec des Françoise. »
En relisant ma transcription, j’avais plutôt noté que, à cet endroit, j’aurais pu glisser une question sur la notion de filiation, si intrinsèquement liée au système patriarcal… Occasion perdue : dans le vif de l’entretien, j’ai enchaîné :
« Le féminisme, il est entré comment dans ta vie?
– C’est arrivé au milieu des années 1970, après l’université, quand j’ai commencé à travailler. En 74-75, j’étais reporter pour une émission quotidienne à la radio de Radio-Canada, qui s’appelait Présent. J’ai eu l’occasion, à ce moment-là, de couvrir les grandes manifestations pour le droit à l’avortement, en appui au Dr Morgentaler. Je me suis intéressée à cette histoire; j’ai fait une entrevue avec Morgentaler, et j’ai rencontré des militantes, notamment les femmes du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit. À ce moment, le Comité de lutte organisait des voyages à New York pour les filles qui devaient se faire avorter. C’était illégal, clandestin et dangereux au Québec.
Mon contact avec le féminisme est donc passé beaucoup par des rencontres personnelles. Par l’amitié, finalement, parce que j’ai continué à voir les filles après la fin de mes reportages.
Juste après cette période, je suis allée passer un an en Europe, pour un stage en journalisme. Là-bas, je me suis mise à lire plusieurs revues féministes françaises. Je me souviens aussi d’un grand reportage que j’avais fait sur l’avortement, en Italie; là-bas aussi, c’était une grosse bataille.
Quand je suis revenue au Québec, j’ai été contactée par les filles du Comité de lutte, qui avaient décidé de lancer un magazine, La Vie en rose… »
La Vie en rose est un succès dans le monde des magazines québécois, et pas seulement des magazines féministes : d’un petit encart en 1980 dans Temps fou, un magazine trimestriel de gauche, la revue a grossi, pour atteindre un tirage mensuel de 40 000 exemplaires sept ans plus tard. Baveuses et drôles, les filles de La Vie en rose ont réussi à donner au féminisme une véritable tribune dans l’espace médiatique. |
Le passage à La Vie en rose
Inutile de dire que La Vie en rose est un modèle, pour nous, les filles de Françoise Stéréo. Un modèle presque paralysant, dans mon cas : suis-je assez convaincue, avec mes nuances, mes doutes et ma peur des affirmations radicales, pour seulement penser comparer mes convictions à celles de ces militantes qui ont construit ce monument du féminisme québécois?
C’est un soulagement, quand Françoise répond, sereine et assumée, à ma question un peu détournée :
« Dirais-tu que tu es devenue une militante féministe avec La Vie en rose?
– Non, fait-elle en secouant la tête, pas une vraie militante. Je faisais La Vie en rose par conviction, c’est sûr, mais j’étais entrée là d’abord comme journaliste. Pour moi, c’était un projet journalistique en plus d’être un projet politique. Je ne suis pas militante dans l’âme, ni de tempérament ni de formation. Pour moi, Hélène Pedneault était l’essence même de la militante : une fille de principes, de conviction. Moi, je suis trop molle pour ça, trop modérée. »
Je me détends dans mon fauteuil, sans doute amortie par la digestion de l’assiette de sushis partagée avant l’entrevue. Je poursuis dans la même veine, en évoquant à mots couverts une autre inquiétude :
« Dans le temps de La Vie en rose, avez-vous déjà été prises entre deux feux, deux visions du féminisme qui s’opposaient, et eu à choisir?
– La Vie en rose se disait pluraliste. On ne voulait pas choisir un courant ou l’autre. Un des mandats qu’on s’était donnés était de susciter des débats à l’intérieur du féminisme en acceptant tous les points de vue. Même si on n’était pas à l’aise avec les zones un peu sectaires du féminisme, être pluraliste, c’était d’accepter d’en discuter, et d’exprimer les désaccords dans la revue.
– Y a-t-il eu des conflits, tout de même?
Françoise sourit en me lançant des yeux un Et comment!, avant d’enchaîner :
– C’est arrivé très souvent, surtout à mesure que l’équipe a grossi. Ces conflits internes ont même donné lieu à une séparation entre nous, en deux groupes, que nous appelions la ligne molle et la ligne dure.
La ligne dure était représentée surtout par des femmes homosexuelles, qui avaient des positions assez fermes, alors que la ligne molle, c’était plutôt les hétéros, plus modérées, entre guillemets.
On s’entend : c’est certain que, à La Vie en rose, nous étions toutes pour la reconnaissance absolue des droits des gais et lesbiennes. Mais je me souviens de discussions musclées qui sont survenues à l’occasion d’un numéro spécial que nous avions fait sur l’amour, pour lequel nous avions demandé autant des textes à des femmes lesbiennes qu’à des hétéros; alors que les textes des femmes hétéros étaient assez critiques et pessimistes, tous les textes des lesbiennes étaient très flatteurs et positifs. Les hétéros ont eu une réaction un peu épidermique dans le genre de « Ben là, franchement! C’est biaisé, ça ne se peut pas que tout soit parfait dans toutes les amours lesbiennes! » »
Je dois souligner que ce dernier passage de mon article a suscité une petite discussion, au comité de lecture de Françoise Stéréo : àune hétéro qui s’amusait de ce que, dans ce débat, celles qu’on associe davantage à la ligne molle de La Vie en rose reprochaient presque à celles de la ligne dure de ne pas être assez radicales, une fière représentante de notre branche lesbienne politique a objecté que l’aplanissement des rapports de pouvoir dont bénéficient les lesbiennes dans leur couple leur donne un avantage par rapport aux femmes en couples hétérosexuels… C’est rien qu’un début : on va avoir du fun.
Françoise rajoute, avec un sourire dans la voix :
« Je me souviens aussi d’un débat assez dur, où quelques-unes des femmes qui avaient des enfants demandaient à ce qu’on en tienne compte, et qui se faisaient répondre par celles qui, lesbiennes ou pas, avaient décidé de ne pas en avoir : « Ben là, c’est votre choix, assumez-le! » »
La vie professionnelle
« Dans quelle mesure le féminisme a-t-il teinté ta pratique du journalisme? Y a-t-il eu un moment, dans ta vie professionnelle, où tu t’es fait mettre à l’écart à cause de ton étiquette féministe?
— Comme je le disais tantôt, je n’ai pas toujours été féministe. Quand j’ai commencé à travailler à 20 ans, dans une équipe de gars qui en avaient trente, je passais beaucoup de temps à faire la foire et à m’amuser.
Mon stage en Europe, l’année de mes 25 ans, a marqué un tournant. Quand je suis revenue, j’ai eu un contrat à la radio de Radio Canada, comme journaliste à la culture dans une émission du samedi. C’était des années où la culture des femmes, ici comme ailleurs, était très riche, très intéressante, avec Pol Pelletier et le Théâtre expérimental des femmes, la Librairie des femmes, des écrivaines marquantes, etc., et je faisais beaucoup de reportages sur les femmes, sur la culture des femmes, faite par des femmes.
Après deux ans, mon contrat n’a pas été renouvelé et on m’a reproché de ne pas être objective, d’être trop féministe. Pour Radio-Canada, c’était un manque de professionnalisme. »
Elle marque une pause, et ajoute en riant :
« Mais, pour être honnête, je ne ménageais pas mes critiques au réalisateur de l’époque : je n’étais pas très subtile, à 25 ans.
En fait, ça a été une bonne chose, ça m’a donné l’occasion de travailler à temps plein à La Vie en rose.
– Et ensuite? Après La Vie en rose, est-ce que l’étiquette de féministe t’a nui?
– Non, pas du tout. La Vie en rose a pris, au fil des ans, une crédibilité appréciable, et on nous prenait au sérieux dans les congrès des journalistes. Ça ne m’a pas nui, même que ça a aidé à me faire connaître. Ça a été le cas pour d’autres journalistes parmi nous, dont Francine Pelletier, Ariane Émond… »
L’aventure de La Vie en rose s’est terminée en 1987, sept ans après le premier numéro, coulée, à première vue, par une crise financière inextricable : un coût de production mensuel de 70 000 $, et un nombre d’abonnements (10 000) insuffisant pour attirer les commanditaires[i]. D’autres facteurs seront avancés, plus tard, pour expliquer la mort de La Vie en rose, dont, peut-être, un changement profond dans le féminisme lui-même, passé d’un projet collectif à quelque chose de plus individuel, auquel la revue ne se serait pas adaptée. |
L’évolution du féminisme post Vie en rose
« Comment ta vision du féminisme, tes convictions, ont-elles évolué à travers les années?
– Je pense que ma vision a évolué parce que la situation a évolué. Quand j’ai commencé, dans les années 1970, l’égalité entre les hommes et les femmes n’était pas reconnue dans les lois. Y’avait pas de congés de maternité payés, pas de salaire égal, pas de garderie. Un des grands changements a été l’avortement, un autre, la contraception.
Depuis La Vie en rose, je n’ai pas fait partie de groupes de femmes. Même si j’ai travaillé avec plusieurs ponctuellement, comme la Fédération des femmes, je ne suivais rien de l’intérieur. Mais l’impression que j’ai, c’est qu’il y a eu des étapes qui ont été franchies. Le féminisme des années 1970 était peut-être un peu plus spectaculaire, parce qu’il y avait des pas de géant qui se faisaient.
Quoique, en 1989, l’affaire Chantal Daigle, ça a été important. D’ailleurs, je suis sortie cette fois-là, avec les 35 000 autres personnes qui ont marché dans la rue à Montréal.
Je crois qu’il y a de beaux dossiers présentement, des dossiers de continuité, comme le partage des tâches dans le couple.
Le débat autour de la prostitution n’est pas réglé non plus. Ni la violence sexuelle, même si les lois ont été modifiées. Et il y a des dossiers qui sont nouveaux : on ne parlait pas d’hypersexualisation dans les années 1980.
Et la question de l’équité salariale n’est pas réglée non plus : les femmes journalistes de Radio-Canada ont mené une grosse bataille il y a quelques années. Elles ont montré qu’elles étaient systématiquement moins payées malgré les conventions collectives. Les gars se négociaient des primes plus avantageuses, par-dessus leur salaire de base. Des femmes de 20 ans d’expérience avec un tas de diplômes gagnaient moins qu’un gars qui avait moins d’expérience et de diplômes. On devait resserrer les règles, est-ce qu’on l’a fait ?… »
Elle termine en faisant une moue dubitative. J’opine des sourcils. On se comprend.
Elle ajoute : « Je crois que beaucoup de femmes sont féministes malgré elles, sans vouloir l’avouer. »
J’éclate de rire. Là-dessus, on pense encore la même chose. Le nombre de fois qu’on s’est fait répondre, avec les filles, en parlant de notre projet à des copines : « Tu sais, moi, je ne suis pas féministe. Mais… »
Mais… Mais, bien sûr, elles ne seraient pas prêtes à renoncer aux acquis. Oui, certaines trouvent excessifs les mouvements d’éclat des Femen, d’autres trouvent qu’il faut être bégueule rare pour s’insurger contre une pub à peine suggestive de la SAQ pour saluer le printemps…. Est-ce que, parce qu’on n’embrasse pas toutes les positions féministes, on peut se permettre de renier tout d’un bloc?
La position de Françoise Stéréo, comme celle de beaucoup de féministes que nous côtoyons et qui nous ont précédées, notamment à La Vie en rose, c’est que les féminismes sont multiples, et que les différents points de vue, parfois contradictoires, tissent une toile de fond pour aborder une quantité des sujets de discussion fascinants.
J’ai mon manteau sur le dos, prête à partir, en me disant que cette question des multiples facettes du féminisme nous donnerait de la matière pour une autre entrevue… Françoise me retient un instant :
« Dis donc, est-ce que tu l’avais, le numéro hors série de La Vie en rose, qu’on a publié en 2005 pour marquer le 25e anniversaire de fondation du magazine? Attends, il m’en reste des exemplaires…
Elle disparaît quelques instants par la porte du sous-sol, où elle a son bureau. Elle revient avec une revue, et un rouleau qu’elle me tend.
– Il me reste quelques affiches de 2005. C’est en prime. »
On s’embrasse toutes les deux, en se promettant de se donner des nouvelles. Je m’en retourne prendre l’autobus, sur René-Lévesque, avec mon paquet sous le bras. C’est encore l’hiver, même si on est en mars. Mais il fait soleil : belle journée pour faire avancer un projet.
[i] GUÉNETTE, Françoise, « Vie et mort d’un magazine féministe », dans La Vie en rose, hors série, 2005, p. 9.