On est toutes des Françoise… Durocher, waitress
« À toutes les waitress fines du Québec » est la dédicace du premier court métrage de Michel Tremblay et d’André Brassard, Françoise Durocher, waitress, sorti en 1972. À mon avis, il aurait mieux valu que la dédicace interpelle les waitress obligées d’être fines puisque pour ces femmes au métier prisé par Tremblay (on se rappelle Pierrette Guérin et Lise Paquette dans les Belles-Sœurs et le trio de serveuses dans En pièce détachées), les raisons d’être en maudit (pour ne pas dire en « tabarnak ») sont nombreuses. Serveuses, filles de table, waitress, hôtesses, elles en ont beaucoup sur le cœur et Tremblay ne manque pas d’exprimer les misères des gens qui composent la classe ouvrière dont il est issu. « Les traits qu’il prêtait à ses personnages étaient le résultat de leur aliénation[1] » et les personnages de Françoise Durocher, waitress en incarne plusieurs facettes.
Après la mythique litanie des commandes (« Un smoke-meat, bacon, a’ec des pickles, d’la moutarde, un café, deux crèmes, deux clubs, deux clubs.Un pas d’mayonnaise, l’autre pas d’bacon, d’la moutarde en masse, deux cokes, deux cokes […] »), le film s’ouvre sur une annonce de la direction qui oblige les serveuses à changer d’uniforme. Elles en ont ras-le-bol qu’on leur impose ces uniformes de plus en plus serrés, de plus en plus courts. « Je travaille icitte pour gagner ma vie, moé. Pas pour faire des parades de mode d’uniformes de waitress », de lancer une Françoise à la face de la direction. Elles en ont assez de parader et, surtout, de payer pour le faire. Elles déplorent l’obligation d’avoir à acheter leur nouvel uniforme alors qu’elles ne gagnent pas assez pour subvenir à leurs besoins. « Si on avait donc un union », déplore une autre Françoise. Le message de Tremblay sur l’objectivation du corps des femmes ne passe cependant pas que par l’uniforme des serveuses. Un peu plus loin dans le film, Tremblay montre une Françoise en larmes, qui vient de se faire larguer par un homme à qui elle a donné sa jeunesse. Elle a travaillé au club pour son Johnny pendant dix ans. Il a utilisé sa beauté pour attirer la clientèle jusqu’à ce qu’elle soit trop vieille (30 ans!) et la « laisse tomber comme une roche ». Françoise pleure le temps perdu, ce temps où elle était la reine du club et où sa jeunesse, qu’elle a donnée aveuglément, lui permettait tout. Elle se retrouve devant rien et ne peut pas croire qu’elle sera contrainte à devenir une « waitress de Kresge ». Elle saoule sa peine. L’alcool coule dans sa gorge comme le maquillage sur ses joues. Cette déchéance la rendra terne, éteinte, mais elle n’aura d’autres choix que de devenir waitress de restaurant.
Françoise Durocher, waitress propose aussi une détermination des personnages à sortir de leur condition matérielle restreinte, de leur pauvreté financière. Le personnage qui incarne le mieux cette aliénation est la Françoise interprétée par Rita Lafontaine. Cette femme, aussi larguée par son amoureux, montre une volonté à se sortir de la condition précaire dans laquelle elle est née. « Je veux arriver à quelque chose dans vie, tu comprends. Je veux avoir un char, un beau logement, du beau linge. […] J’ai toujours été pauvre, j’ai toujours tiré le diable par la queue, mais je veux que ça change. » On comprend aussi, un peu plus loin, que cette volonté de changer passera inévitablement par l’indépendance. Elle s’en sortira seule et rien ne pourra l’arrêter, même pas « ce petit bâtard » qu’elle porte en elle et dont elle se débarrassera.
Tremblay aborde aussi l’emprisonnement symbolique de la femme mariée, celle qui n’en peut plus d’avoir la responsabilité du mari et des enfants. Le personnage alcoolique souhaite se faire arrêter et emprisonner pour échapper à cette condition dont elle ne peut plus supporter les rouages. « Pis je voulais y aller en prison. J’aimais mieux aller en prison que de retourner chez nous. J’peux pus les voir. Des fois j’ai envie de tuer Henri, l’écraser comme une punaise rien que pour me faire arrêter! Finir en prison, je m’en sacre. On est logées, on est nourries, on finit par se faire des chums. […] Je le sais que je vais finir par le faire. »
Ces femmes ont toutes les raisons du monde de pleurer, de tout sacrer là ou de crier à la face du monde leurs conditions insoutenables, mais elles sourient. Le sourire qu’elles adressent aux clients devient la seule arme qu’elles peuvent utiliser contre leur propre aliénation. Il leur permet de croire qu’elles ont le contrôle de leur métier difficile, mais qui peut les faire accéder à l’indépendance. Avec Françoise Durocher, waitress, Tremblay et Brassard offrent une véritable ode à ces femmes, à ces Françoise de la classe populaire, qui en arrachent pour se sortir de leurs conditions.
[1] https://cinemaquebecois.telequebec.tv/#/Films/258/Clips/1216/Default.aspx