On est toutes des Françoise…. Bertrand, présidente-directrice générale de la Fédération des chambres de commerce du Québec
Dans le cadre de ce numéro sur l’économie, nous cherchions à faire le portrait d’une Françoise particulièrement impliquée dans le milieu des affaires. Nous n’avons pas eu à nous casser la tête longtemps; Françoise Bertrand, présidente-directrice générale de la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ) depuis 2003, cumule plus de trente ans d’expérience à la tête de différentes organisations.
Diplômée en sociologie de l’Université de Montréal et détentrice d’une maîtrise en études environnementales de l’Université de York à Toronto, elle effectue une carrière de gestionnaire de haut niveau à l’Université du Québec à Montréal où elle occupe diverses fonctions, dont celle de doyenne à la gestion des ressources. Elle dirige ensuite plusieurs organisations, dont la Société de radio-télévision du Québec – aujourd’hui connue sous le nom de Télé-Québec –, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et Groupe SECOR.
Bien qu’elle ne se considère pas elle-même comme féministe, comme elle nous l’a précisé au tout début de l’entrevue, Françoise Bertrand est une femme qui a trimé dur pour faire sa place dans un milieu d’hommes, et pas le moins hostile. Il nous a donc semblé tout à fait à propos de nous entretenir avec elle afin qu’elle nous parle de ses différentes expériences, des défis d’occuper un poste de direction en tant que femme et de la place actuelle des femmes dans les communautés d’affaires.
Julie Veillet : Bonjour Mme Bertrand, merci d’avoir accepté de nous rencontrer. Vous êtes présidente-directrice générale de la FCCQ depuis 2003.
Françoise Bertand : Je suis arrivée à la tête de l’organisation en août 2003, et j’y suis depuis, donc depuis 12 ans. J’y suis très heureuse, très enthousiaste, toujours aussi passionnée, toujours aussi curieuse. C’est formidable parce que j’ai appris beaucoup de choses à travers les membres, que ce soit dans les chambres de commerce ou nos membres corporatifs. J’ai vraiment accru ma compréhension des enjeux économiques de façon importante, tout en restant une généraliste affirmée. (Rires)
JV : Quel est le pourcentage des femmes qui sont membres des chambres de commerce environ?
FB : Souvent, c’est assez mixte. Je vous dirais que comme dg, souvent, ce sont des femmes. Enfin, dans les chambres les plus actives, ce sont des femmes. Et pour la présidence, ça alterne. Mais les femmes ne sont pas exclues, loin de là. Pour les conseils d’administration, c’est mixte aussi. Ça va varier selon les régions, les localités. Ça dépend beaucoup du tissu économique aussi. Dans les milieux plus industriels, les milieux de commerce de détail où il y a plus de professionnels, ça va varier. Je vais être franche, du côté des dg, il y a plus de femmes, et du côté de la présidence des chambres, il y a plus d’hommes. Il y a une belle diversité, mais il y a encore une supériorité numérique aux postes d’administrateurs chez les hommes. Mais depuis que je suis là, depuis 13 ans, je peux voir que la présence des femmes s’est accrue de façon importante et il y a un rajeunissement des administrateurs. Ça amène vraiment des regards différents, des approches différentes.
JV : Est-ce que la conciliation travail-famille a été difficile pour vous?
FB : J’ai fait des choix, mais je ne dirais pas que ça a été difficile. Moi, j’ai appris dans la vie à vivre avec les conséquences de mes gestes. Je me suis mariée, j’ai été divorcée et j’ai eu une fille. Ça m’a amenée à faire des choix. Par exemple, j’ai eu pendant longtemps une gardienne à la maison, alors que je n’avais pas de voiture. J’ai déjà changé de job parce que ça me redonnait une présence à des heures importantes pour être avec ma fille. Quand j’ai quitté l’UQAM, avant que je choisisse Télé-Québec, il y a eu des offres pour prendre des postes ailleurs dans d’autres villes et je les ai refusées, je ne les ai même pas considérées deux secondes, parce que ma fille devait avoir 15 ans à cette époque-là, et c’est évident qu’elle ne m’aurait pas suivie, et je ne voulais pas ne pas profiter de ma fille jusqu’au bout de sa présence dans ma vie plus immédiate. Pour le reste, je dirais que plus ma fille a grandi – il faut dire que j’ai eu ma fille à 23 ans –, alors plus j’avais des responsabilités et plus ma fille devenait autonome. On a grandi ensemble : moi en responsabilités et elle en âge, en autonomie et en indépendance.
JV : Sentez-vous parfois que le regard critique sur les femmes dans votre milieu est déplacé, comme c’est le cas pour les femmes en politique. Je pense notamment à l’exemple de Pauline Marois, qui se faisait souvent critiquer sur ce qu’elle portait.
FB : C’est comique ça parce que c’est vrai. Mais en même temps, pour Monique Jérôme Forget, qui n’était pas première ministre, mais qui avait quand même un poste très important, ça n’a pas été le cas. Alors, j’ai peine à démêler dans ma tête ce qui appartient à la personne, ce qui appartient au fait que c’est une femme… Mais moi, comme femme, d’abord, je ne me suis jamais cachée de l’être, je ne me suis pas habillée tout à coup dans des tailleurs noirs ou marines – aujourd’hui par exemple, je suis dans le turquoise –, j’ai toujours été qui j’étais et j’ai toujours défendu ce principe-là. Là, je suis féministe, vous allez voir (rires), moi ce que je défends, c’est qu’on prenne notre place avec qui on est et dans toute notre diversité et non pas se mettre sur un modèle. S’il y a quelque chose qu’on a acquis, c’est le droit de nos choix jusqu’au bout. Pas à moitié. Et moi, je réfute les espèces de modèles comme la gestion au féminin. Je ne suis pas là du tout, du tout. Ce qui fait la richesse des équipes et des organisations, c’est une réelle diversité, mais basée sur qui on est, et non pas sur comment on voudrait se projeter pour que les gens aient une perception de nous qui serait fausse. Si on était tous faits pareils, ce serait bien ennuyant.
JV : Comment c’est d’être porte-parole d’une grosse association? Est-ce que c’est difficile d’avoir à se prononcer sur des sujets chauds de l’actualité et d’avoir à subir les critiques? Je pense notamment à votre déclaration concernant le manifeste environnemental L’élan global. Vous avez reçu plusieurs critiques à la suite de cette intervention, comment vivez-vous avec les critiques?
FB : Très bien. Comme je le disais, il faut vivre avec les conséquences. Il ne faut pas non plus parler à travers son chapeau. Il faut parler à partir de faits, parler avec des analyses qu’on a pu faire, des argumentaires, des mémoires. Ici, on travaille avec 20 comités, on a tout un processus de gouvernance, on travaille avec des experts dans chacune des filières, donc les opinions sont à la fois documentées, et d’autre part, passées au crible dans notre système de gouvernance. C’est sûr que la critique sur L’élan global, ça s’appuie sur ce qu’on a écrit depuis des années sur un portefeuille pluriel. J’ai un peu exagéré (rires) quand je les ai envoyés vivre au Utah, ça, j’avoue que je me suis laissée emporter, mais sur le fond de l’argument, de dire que c’est une vision romantique de la nature, de penser que nous avons encore besoin d’hydrocarbures pour plusieurs décennies… c’est certain que ça, je suis très à l’aise que des gens ne soient pas d’accord avec moi, mais j’espère que ces gens-là acceptent qu’on ne soit pas d’accord avec eux aussi. Il y a des faits, il y a des opinions, des perceptions, des interprétations. J’ai été présidente du CRTC pendant cinq ans, des critiques, j’en ai eues. Si on n’est pas capable de vivre avec ça, on est aussi bien de ne rien faire. Il n’y a que les gens qui ne font rien qui ne peuvent pas être critiqués. Franchement, je m’étais emportée ce matin-là [sur la critique de L’élan global] parce que ça, habituellement, je ne vais pas là, je ne fais pas de choses personnalisées… C’est malvenu ça, ce n’était pas nécessaire. Mais de dire que certains voudraient qu’on retourne à la chandelle et à la charrette – j’ai dit ça plusieurs fois –, je pense qu’ils ont une vue romantique de la nature, c’est ce que je pense.
JV : Pensez-vous que les regroupements de femmes en affaires ont encore leur place en 2015? Pensez-vous que ça a permis de donner plus de place aux femmes dans les milieux d’affaires ou si au contraire, ça ne participe pas plutôt à les ghettoïser?
FB : Je pense que ça prend les deux. Comme femmes, on ne peut pas juste se réfugier dans des groupes de femmes. Mais inversement, si on avait été juste dans des groupes où on était la seule ou si on était chanceuse, on était deux, un moment donné, on manque de support. Mais moi j’ai été dans des groupes masculins à grande majorité, et du support, j’en ai eu, des mains tendues par des hommes, j’en ai eues. C’est ce qui a fait ma carrière au fond. Très peu de fois, ce sont des femmes qui m’ont tendu la main, qui m’ont donné des chances. Pas parce que les femmes me boycottaient, c’est parce qu’il n’y en avait pas. Donc, ce n’est pas parce que les hommes ne sont pas capables de soutien et d’offrir des opportunités, mais il reste qu’il y a des éléments pour lesquels c’est le fun de parler entre femmes. Et ça, ça reste bien agréable. C’est clair qu’il y a des femmes qui n’aiment pas se retrouver comme ça entre femmes, comme si leurs collègues pouvaient penser qu’elles avaient une image d’elles pas assez ferme, pas assez sûres d’elles, et que ça leur porterait ombrage. Mais c’est vrai qu’avec les femmes des fois, on peut avoir des partages un peu différents, avec des connotations et des couleurs différentes. Je suis pour la diversité à tout point de vue.
JV : Que considérez-vous comme étant votre plus grande réalisation en carrière?
FB : J’ai eu l’extrême privilège de toujours faire des choses que j’aimais, avec des équipes extraordinaires, avec beaucoup d’enthousiasme et de dévouement, tout en ne m’oubliant pas. J’ai eu la chance de toujours faire du travail que j’adorais et quand je n’aimais plus ça, je changeais. C’est certain que la présidence du CRTC, ça a été extrêmement important. C’est pendant que j’étais là qu’on a ouvert la concurrence pour la téléphonie, qu’on a permis la consolidation des entreprises en matière de radiodiffusion… C’est sûr que ce passage-là a été crucial. Mais le rôle que je joue ici aussi. J’y suis encore et ça prouve comment je suis passionnée par le travail qu’on fait, j’y crois beaucoup à cette mission-là. Quand vous faites le tour des chambres de commerce et que vous voyez le peu de moyens qu’on a et tout ce qu’on accomplit, je ne peux pas ne pas en ressentir une très grande fierté.
JV : En terminant, qu’est-ce qu’on vous souhaite pour l’avenir?
FB : Que ça continue! (Rires) Une chose qu’on oublie toujours, ce qui permet qu’on fasse une carrière, c’est les choix de vie. Moi, je trouve qu’on a obtenu ce choix-là. Et on doit l’exercer. Peu importe le choix qu’on a, deux ingrédients absolument importants : la santé et l’énergie. Si on n’a pas la santé, la vie que j’ai menée à travers toute cette carrière-là, je n’aurai pas pu. Deuxièmement : le travail. Ma grand-mère disait toujours : « Y’a juste dans le dictionnaire que succès vient avant travail. » Parce qu’occuper des postes, ce n’est pas juste de les occuper. Comme femme, j’ai toujours été « la première femme à… ». C’est sûr, c’est ma génération, c’est normal. En même temps, je ne l’ai jamais senti comme tel, mais je réalise aujourd’hui qu’il ne fallait pas que je me trompe, il ne fallait pas que j’échoue. Parce que quand t’es la première, c’est sûr que les gens te regardent et si ça marche, une autre peut être acceptée plus facilement. Ça veut pas dire que c’est un automatisme… Alors, ça, je ne l’ai pas senti comme un poids, mais avec le recul je le vois. Donc, beaucoup, beaucoup, beaucoup de travail.