On est rendu là
MARIE-ÈVE DUCHESNE
Illustration: Anne-Christine Guy
Le temps … Dès le départ, ce thème m’a attirée : un numéro de Françoise Stéréo sur le temps, ça ne peut pas être « plate » ! Mais une fois assise devant mon ordinateur, je me suis rendu compte que les angles étaient infinis. Le temps qui passe trop vite, la double/triple tâche assumée par les femmes à chaque tic-tac de l’horloge, le temps des Fêtes et son ramassis de commentaires dont on se passerait, le rythme fou qui nous pousse à revendiquer la conciliation travail/famille/étude/militance/vie…
Pourtant, rien ne me parlait. Vide total. Jusqu’au 4 octobre.
Le 4 octobre dernier, on commémorait le décès de ma grand-mère Rose. Un an, déjà. Tout à coup, j’ai eu envie de raconter le dernier moment passé avec elle, juste avant la fin de sa vie. Une sorte d’hommage à une grande dame pour ne pas oublier. Possiblement une démarche bien personnelle aussi. Parce que le temps, c’est aussi celui qui s’arrête.
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26 septembre 2015. Le temps s’arrête, le temps d’un appel de mon père. Sa voix. Rose ne va pas bien. Pas bien du tout. Le temps d’un silence. Lui qui me demande si ça va. Moi qui retiens tout le chagrin du monde.
Oui, ça va aller.
27 septembre 2015. J’entre dans la chambre des soins palliatifs. Y’a deux chaises berçantes dans un coin. Le temps d’une image dans ma tête bien gravée. C’est fou comment des détails aussi anodins peuvent nous marquer pour longtemps.
Elle. Dans son lit. Entourée de personnes importantes dans sa vie. Ses yeux. Le temps d’un instant. Puis, sa phrase pour moi : « Tiens Marie-Ève », lance-t-elle. Nos mains qui ont envie de se raconter plein de choses. Pas le temps. « On est rendu là… » Oui, Rose. On est rendu là. Le temps des adieux. D’un regard intense.
Les jours qui se suivent ne seront qu’une succession de moments, de temps, d’horaire, d’actions posées, de chaises berçantes sur fond de chambre orange/brune/beige. Comme si chaque seconde faisait un bruit en s’écoulant. Le temps qui passe, le temps qui fuit, le temps qu’on essaie de retenir. Rose s’en va chaque jour un peu plus.
4 octobre 2015 – avant-midi. Une dernière visite avant mon retour à Québec. Rose ne parle plus, dort presque la totalité du temps. Sauf lors de cette dernière visite. Rose s’agite, gémit beaucoup, elle souffre. Du moins, c’est ce que j’interprète. Les médicaments ne la soulagent pas. Elle tremble. Ma tante et moi, on se relaie pour tenter de l’apaiser. On lui parle, on essaie de la rassurer. Mon tour vient. Ses yeux dans les miens, intenses. L’espace d’un instant, j’ai cette impression de saisir ce qu’elle me dit. Cette phrase dite pour moi quelques jours plus tôt. Oui, je sais grand-maman. On est rendu là.
Après peut-être 30 minutes qui vont sembler nous durer une éternité, Rose finit par s’endormir.
Rose s’éteindra le soir même. Mon père à ses côtés.
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Au moment d’écrire ces lignes, je ne sais toujours pas si l’angle choisi est pertinent : pas assez féministe, pas assez militant, trop personnel, trop larmoyant. Dans ce cadre-là, peut-être que sortir du texte plus habituel pour moi est un genre de gros fuck aux « normes militantes » qui nous compliquent la vie parfois ? Je douterai bien jusqu’à la fin.
N’empêche, j’aurai pris le temps pour une fois, de raconter la fin de vie de ma grand-mère. Parler de la mort, du temps qui s’arrête n’est certes pas le sujet le plus radical et ne pousse peut-être pas la réflexion à son apogée. Mais j’espère qu’il vous amènera, un tant soit peu, le désir de prendre le temps pour certains souvenirs. Parce qu’avant que tout soit fini, il y a des êtres aimé-e-s, des moments, des histoires de vies.
Comme moi, avec Rose, un jardin, un gâteau au fromage et une partie de cartes.