Nous, madames; nous, matantes
LAURENCE CÔTÉ-FOURNIER
Illustration : Nadia Morin
« Désolé de ne pas avoir été/à la hauteur de tes attentes, matante », lance un Jean Leloup pour le moins sarcastique sur l’album Mille excuses Milady. Dans cette chanson, proclamation de solidarité avec « tous les insoumis », la matante incarne le conformisme, la famille bienveillante, mais confuse devant les folies de l’artiste, celle qui a choisi le plate. Guère de surprise à ce que Dédé Fortin, dans Pissiômoins, affirme que « toutes les matantes seraient toutes contentes » s’il choisissait la vie de « roman-savon » vers laquelle la société le pousse : ces dames n’ont rien de plus pressant à faire que d’inviter la jeunesse à rentrer dans le rang.
Au Québec, dans l’imaginaire collectif, le terme « matante » est fortement connoté : difficile de l’employer sans que le quétaine, le sentimentalisme ou la vulgarité tape-à-l’œil surgissent à ses côtés. On parle de « look de matante » ou de « goûts de matante » sans avoir à définir davantage de quoi il s’agit. Quoi, d’ailleurs, de plus insultant pour un artiste que d’avoir un « public de matantes »? Jean Leloup et Dédé Fortin ne pouvaient que déplaire – ou plutôt souhaiter déplaire – à ces femmes avides de romances sucrées et de bonheurs conjugaux décents, celles qui écoutent « Cité Rock Matante » en se laissant envoûter par le charme inoffensif de Michael Bublé.
Même si la « matante » ne suscite pas tant la haine qu’une condescendance plus ou moins attendrie, on comprend que la majorité des femmes à qui revient le titre de « matante » – et j’en fais partie depuis quelques années – ne souhaitent pas porter le chapeau. La matante, espère-t-on, c’est l’autre. On peut se dire, sourire en coin, « un peu matante sur les bords » pour justifier notre amour d’une comédie romantique descendue en flammes par la critique, mais on l’est avec distance, calcul : « je sais exactement quelle image projeter pour ne pas être une vraie matante », se convainc-t-on. La matante aime le bling-bling à la Michèle Richard et écoute La voix de manière non ironique; nous, on est au-dessus de ça.
Il en est de même pour la madame. Le titre civil est a priori relativement neutre : s’il fallait autrefois être mariée pour le porter, on ne zyeute plus l’annulaire des dames avant de prononcer le mot. Bien sûr, il s’oppose au « mademoiselle », désormais un peu précieux, un peu jeune fille en fleur, et marque une transition de la prime jeunesse vers l’âge adulte. C’est là que tout un lot d’affects entre en jeu. Il y a quelques semaines, une connaissance de mon réseau exprimait avec humour sur Facebook sa tristesse d’être appelée « madame » : même trentenaire, même objectivement adulte, on ne tient pas à ce titre qui évoque l’âge mûr, la respectabilité, la fin du fun et du cool. Dans l’imaginaire populaire, il existe des versions sexuées de la matante, pas trop loin de la fameuse cougar, où elle danse sur des comptoirs de bar à 3 h du matin : la madame, elle, serait déjà couchée depuis plusieurs heures avec quelques bigoudis dans les cheveux.
Le dédain porté à celles qui portent ces titres est révélateur des restrictions autour des manières d’être femme dans l’espace public : trop lisse ou trop vulgaire, trop sévère ou trop émotive, trop précieuse ou trop cheap. Le faux pas semble encore plus compromettant quand on n’a plus vingt ans, alors que le charme de la jeunesse rachète en partie les fautes aux yeux de la société. Lucie Joubert a, dans un essai remarquable, « Les ennemies no 1 et 2 : la madame et la matante », évoqué le partage du territoire des possibles féminins entre ces deux figures féminines « presque jumelles [1] ». Tandis que pour être « madame », c’est-à-dire une bourgeoise choyée et arriviste, « il faut de l’argent », la matante jouit d’un « pouvoir financier et d’une aura d’influence moindres mais, au final, se révèle tout aussi agaçante dans son omniprésence et son association avec l’idée du nivellement par le bas [2] ». L’une, au final, n’est que le versant moins privilégié de l’autre.
À ceux qui rétorquent que le terme de « mononcle » existe aussi et que lui non plus n’est pas flatteur, Lucie Joubert répond que les mononcles, eux, n’ont pas été accusés de « matantiser » ou de « madamiser » la société. C’est en effet contre ces accusations, faites notamment par le chroniqueur Stéphane Baillargeon, outré par le contenu mièvre, axé sur la vie domestique, diffusé dans les médias, que s’érige l’autrice. Cela choque d’autant plus que, stéréotype pour stéréotype, le gouvernement récemment élu semble surtout annoncer la mononc’isation de la société – et ce n’est pas une nouvelle déclaration de François Lambert qui changera l’ambiance.
Lucie Joubert termine son texte en affirmant : « Je riais des matantes quand j’avais 12 ans et que j’étais mal dans ma peau. J’en suis maintenant solidaire [3]. » C’est cette idée qui m’a poussée à approcher la bande de Françoise Stéréo. Elles m’ont généreusement acceptée parmi les leurs le temps d’un numéro. J’ai une passion de longue date pour les lieux communs, qui ont été au cœur de ma thèse. Les lieux communs, les poncifs et les clichés ont ceci de beau, malgré leur caractère contraignant, voire oppressant, qu’ils forment une base commune à réinventer et à réinvestir.
Moi qui m’étais juré il y a quelques années de ne plus employer le terme « matante » de manière péjorative, pour décrire une œuvre ou, pire encore, l’attitude d’une personne, je me surprends encore à en échapper une et à utiliser un imaginaire empreint de misogynie, mais très commode, parce que si immédiatement parlant. Cette ambivalence demande à être explorée puisqu’elle révèle aussi nos conditionnements. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à être dans cet entre-deux : d’autres textes du numéro (Maryse Andraos, La vie adulte ou l’âge des paradoxes; Camille Simard, Généalogie de la mamie; Laurence Côté-Fournier, Mes bibelots d’inanité; Alice Guéricolas, Mesdames mes madames) montrent cette même tension entre le « devenir-madame ou matante », celui qui attend toute femme appelée à vieillir, et nos tentatives parfois hésitantes, parfois assumées pour s’approprier et détourner les imaginaires associés à ces termes.
La décrédibilisation des femmes dans le domaine culturel en raison de la menace de « matantisation » ou de « madamisation » des arts qu’elles faisaient planer est aussi l’objet de quelques analyses qui rappellent le rôle qu’elles ont joué dans la diffusion des œuvres malgré la piètre opinion que l’« élite » a d’elles (Isabelle Boisclair, Les matantes… et les mononc’s; Dominique Raymond, Inventaire de dames. Un pavé dans la mare aux grenouilles du Nigog). Les femmes ont aussi été écartées de la scène en tant que créatrices, surtout si elles plaçaient la domesticité au cœur de leurs œuvres (Lori Saint-Martin, Portrait de la peintresse en matante). Ceci n’est pas innocent : les archétypes mêmes de madames et de matantes sont liés au travail des femmes dans la sphère domestique et au travail de reproduction, site de l’oppression patriarcale.
Des hommages ont aussi été livrés à des madames et des matantes de l’entourage des autrices, figures inspiratrices ou repoussoirs occasionnels, quoiqu’aimés (Ariane Lessard, Les sœurs de ma mère; Marie Parent, Les années de salle d’attente). C’est un lieu commun de l’écrire, mais les stéréotypes ne tiennent pas devant les femmes réelles, d’où aussi, sans doute, le désir de déconstruire des incarnations réductrices comme celle de Manon Grenier (Marianne Ducharme, L’imposture de la matante branchée) ou de mieux comprendre les serveuses de diner (Camille Toffoli, La bienveillance en extra). L’importance des rapports de classe dans notre perception des madames et des matantes fait d’ailleurs l’objet d’une série de réflexions du collectif Françoise Stéréo (Vignettes de combat). Finalement, le versant moins positif de l’imaginaire de ces figures a été décortiqué, d’abord en lien avec les événements du G7 où la matante, instrumentalisée, permet les dérives sécuritaires (Héloïse Varin, La matantification sociale), et ensuite, en montrant l’envers de l’image lisse et parfaite de la madame « reine du logis » (Hélène, La liste).
À travers les contradictions et les paradoxes explorés par les autrices, à travers l’amour porté à ces figures mal-aimées, il devient possible d’explorer le vieillissement des femmes avec d’autres lunettes que celles de la misogynie ordinaire.
[1] Lucie Joubert, « Les ennemies no 1 et 2 : la madame et la matante » dans Isabelle Boisclair, Lucie Joubert et Lori Saint-Martin, Mines de rien : Chroniques du sexisme ordinaire, Éditions du remue-ménage, 2015, Montréal, p. 33.
[2] Ibid., p. 34.
[3] Ibid., p. 36.