Nos privilèges
CATHERINE VOYER-LÉGER
Si le féminisme a un présent et un avenir, c’est surtout parce que la relation de pouvoir, comme force de structuration du lien social, a les abdos solides et que rien ne semble jamais en mesure de le mettre K.O. Comme d’autres relations de pouvoir fondamentales, le patriarcat se reproduit et se réinvente en intégrant l’écume la plus digeste de ses contestations, et poursuit son chemin.
L’oppression persiste donc, protéiforme. Et le danger de tenter de l’embrasser d’un seul regard, c’est de donner l’impression que toutes ces manifestations auraient la même importance. Peut-on traiter dans le même souffle de la culture du viol en Inde et de l’image des femmes dans la littérature québécoise? Peut-on embrasser dans la même problématique le sort de ces femmes autochtones qui disparaissent sans que nos institutions semblent particulièrement s’en inquiéter et nos préoccupations par rapport à l’image uniformisée d’une féminité dont le siège semble toujours être un corps domestiqué?
Toute chose n’étant pas égale par ailleurs, il m’apparaît pourtant qu’elles relèvent toutes d’une même dynamique. Toujours obsédée par les spirales, il me semble que cette forme n’est pas inintéressante pour comprendre l’impact du patriarcat à divers niveaux. Au cœur, tout près du séisme, des femmes meurent et sont violentées. En s’éloignant du foyer, on serait porté à croire que ça s’adoucit: on parle de conditions économiques, et puis encore plus loin d’image, de symbole, de féminisation de la langue ou d’un essentialisme qui enferme les uns et les autres dans des rôles qui découleraient de leur nature sexuelle binaire. Moins frontale, la structure est pourtant toujours la même: la sclérose d’un pouvoir qui fixe les identités et détermine que c’est dans le masculin que siège le préférable (plus fort, plus raisonnable, plus intelligent, plus rationnel, plus universel, etc.).
Et la spirale, tautologique, se referme sur elle-même: la place omniprésente des hommes partout depuis toujours étant donnée comme preuve qu’il y a quelque chose de normal à ce que les hommes soient en position de pouvoir. Et c’est exactement quand on tente de construire ces certitudes qu’on se frotte à ce qui m’apparaît comme le cœur du problème, soit le besoin de gens nombreux parmi nous d’envisager l’identité (quelle soit culturelle ou sexuelle, d’ailleurs) comme le socle solide sur lequel on pourrait construire le reste.
L’oppression, peu importe sa virulence, vient toujours d’un refus d’admettre que l’identité est relationnelle et que toute relation entre les humains est faite par des humains et peut donc être défaite. Qu’est-ce qui nous retient alors de déconstruire toutes celles qui font du tort?
Nos privilèges?
La réponse semble peut-être trop simple. Au contraire, peut-être y a-t-il dans ces deux mots toute une complexité qui devient le frein de nos meilleures intentions.
Nos privilèges.