Nos colères n’ont pas toujours la même couleur
Il y a à peine quelques mois, mon fil d’actualités Facebook fut inondé par les amies, en grande partie non iraniennes, qui partageaient une page s’intitulant « Stealthy Freedoms », les libertés furtives. Se trouvaient sur cette page Facebook les images de nombreuses Iraniennes souriantes et têtes nues, posées devant la caméra dans les espaces publics; elles enlèvent leur foulard obligatoire pendant un instant, le temps de prendre une photo et le remettent sans que personne ne s’en rende compte[1]. Des images dignes de photos de profil. En effet, les cheveux d’un grand nombre d’Iraniennes sont montrés dans leurs photos Facebook. Cela ne justifie pas la contrainte vestimentaire pour les femmes ni ne dévalorise le voile, mais rappelle que le simple fait de dénuder les cheveux n’est pas choquant, ni en Iran ni pour les expats, et que mettre en nu la tête n’est aucunement comparable à une dénudation transgressive telle que celle des seins d’une Amina Sboui, par exemple. Puisque le thème de ce numéro de Françoise Stéréo est la colère, et qu’il y a une possibilité qu’on m’ait demandé d’écrire pour la revue en tant que « la femme de couleur», je tâche d’invoquer ici quelques réflexions sur la colère de l’adversaire, et non celle de la féministe killjoy, comme une mesure d’efficacité pour une résistance décoloniale.
Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à l’émergence d’un mouvement queer et féministe des personnes racisées qui met en relief la suprématie blanche inscrite dans ce que les militantes de ces tendances appellent le plus souvent le féminisme blanc. Les femmes de couleur, stipulent un nombre de féministes et d’activistes queer racisées, se trouvent souvent les victimes silencieuses dans les discours des féministes blanches qui refusent d’admettre leurs privilèges et la nature parfois opprimante de leurs actions. Cette contestation mène toutefois à un débat nécessaire dans un mouvement féministe dynamique ainsi que dans n’importe quelle lutte décoloniale. Les féministes qui refusent de s’engager dans ce débat choisissent d’ignorer la présence d’un hétéropatriarcat raciste et réduisent la lutte des femmes à de simples gains économiques et sociaux dans un système judiciaire et légal qui est intrinsèquement raciste et sexiste.
Quiconque se professe féministe est féministe. Loin de moi de remettre en question une telle revendication. Le féminisme est après tout un impératif politique pour affirmer la nécessité d’une lutte décoloniale ici et maintenant. Cela dit, être féministe entraîne aussi une grande responsabilité. Dans une société comme la nôtre où règne ce que bell hooks appelle la « white supremacist capitalist imperialist heteropatriarchy », la ligne entre la lutte décoloniale et la complicité avec le pouvoir risque de s’embrouiller. Les actions rassembleuses réconfortantes et non radicales qui abstraient les structures et les relations de pouvoir ne se traduisent pas nécessairement en petites contributions ni ne meurent toujours en obscurité. Tout au contraire, elles peuvent imposer de graves revers au mouvement et même renforcer d’autres régimes d’oppression, telle la suprématie blanche. Une comparaison entre les méthodes de manifestation appliquées par les militantes Femen et celles de Stealthy Freedoms, ainsi que les réactions que chacune a incitées, nous aidera à élucider l’intersection du colonialisme (qui comprend le racisme et la racisation) et du patriarcat.
Quand une manifestante Femen pénètre une foule, elle y cause une trépidation. Dans les photos prises lors de la marche annuelle des manifestants antichoix cette année à Ottawa, on voit les parents qui couvrent les yeux de leurs enfants pour qu’ils ne soient pas exposés aux seins désexualisés, les seins qui, contrairement à ceux de leurs mères, ne sont pas maternels et qui ne servent à rien en ce qui concerne la reproduction. Mais le plus surprenant pour moi est la rage crue que j’ai observée dans les commentaires en ligne des hommes hétérosexuels qui devraient, on penserait à tort, se délecter devant ces photos et ces corps. Cette rage atteste de l’effet déstabilisant de ces corps. J’ai lu ces hommes recourir à une vulgarité des plus obscènes pour décrire ces corps, exprimant leur dégoût par rapport à la cellulite exposée, critiquant les manifestantes parce que trop petites, trop grosses, mais surtout et le plus souvent, indésirables. Ces dé-monstrations des corps sont monstrueuses en ce qu’elles refusent à ces hommes l’objet de leur désir. Ces corps bougent et remuent : ils interrompent. Saisis par les caméras, ils ne sont pas immobiles; les textes qui y sont inscrits exigent le mouvement des yeux. Je ne peux toutefois m’empêcher de voir dans la photo d’une femme souriante, les cheveux dénudés, une reproduction de l’objet fixé devant le regard de l’autre. Ce n’est donc pas très étonnant que les réactions que suscitaient les images sur la page de Stealthy Freedoms étaient souvent positives. Nombreux étaient ceux et celles qui félicitaient ces femmes pour avoir montré « la beauté des cheveux féminins », la raison pour laquelle, expriment les auteurs de ces commentaires, le voile leur fait violence. Les seins des militantes Femen résistent à la fixation et échappent à la sexualisation et ce faisant suscitent la colère de leur oppresseur. Tandis que les cheveux, dans le cas de ces images des libertés furtives, deviennent objets de fétiche, tout comme ils le sont pour ceux qui imposent la contrainte vestimentaire. Ces images douces réconfortent le regard non seulement patriarcal, mais aussi colonial.
Le féminisme déplore, avec raison d’ailleurs, le regard masculin et sa dominance déterminante. Ce regard n’a pas disparu – et c’est pourquoi la lutte des femmes racisées est d’autant plus encombrante –; ce qui s’efface souvent dans le discours courant est le regard colonial, y compris celui des féministes « blanches » qui, tout comme le regard masculin, chosifie le sujet. Le corps devient ainsi immobile dans une photo et la photo représente l’Autre affectable qui aspire à l’universalité de la femme blanche émancipée. C’est un regard ethnographe qui fait de l’autre un objet à être sauvé : « The very request for full subjecthood, écrit Andrea Smith dans son article “Queer Theory and Native Studies”, implicit in the ethnographic project to tell our “truth” is already premised on a logic that requires us to be objects to be discovered. »
La colère du mouvement Femen et sa dénonciation d’Amina Sboui, cette femme arabe et ancienne militante du même mouvement qui a dénoncé le racisme de ce mouvement organisé, témoignent de ce regard colonial. Le positionnement d’Amina Sboui contre le Femen est une résistance à son appropriation et son immobilisation par le Femen, au même titre que les seins des corps féminins au désir de la possession et de la dominance des hommes. Dans une société où la minorité est pathologisée et opprimée, une attaque à la culture, la religion et le corps de l’autre (on voit souvent le mot barbu utilisé dans les écrits et les illustrations satiriques qui se moquent des musulmans) ne se distingue pas du racisme. C’est pourquoi une lutte antipatriarcale doit être très attentive aux structures des pouvoirs coloniaux. Le Femen qui se croit le sauveur blanc des femmes « autres », supposément soumises et sans défense, se voit déstabilisé devant la rébellion d’Amina. Le danger que cette rébellion pose à son hégémonie provoque sa colère.
Le contraste entre les images des militantes Femen et les femmes musulmanes dans les caricatures profondément racistes et misogynes de Charlie Hebdo est une autre preuve de ce regard colonial envers les femmes racisées. Les caricatures montrent les militantes Femen au milieu de l’action, en train d’attaquer les hommes par exemple, tandis que les femmes musulmanes y sont soit l’objet de désir des hommes, soit en attente de l’aide sociale du gouvernement français, toujours passives[2]. Qui plus est, ces caricatures ont mis en affiche les fesses dénudées de ces femmes (on ne parle pas ici d’une femme en particulier, les femmes musulmanes sont toujours montrées en série) malgré elles. Tandis qu’une représentation honnête montrerait à quel point le fait de vivre en France et d’avoir le courage de porter le voile dans les institutions françaises implique une résistance quotidienne et épuisante de laquelle la plupart des critiques de voile seront incapables.
Or, les réflexions comme celle que je viens de présenter ici courent toujours un grave danger : la résistance locale risque d’être enfoncée dans l’obscurité pour être protégée des interprétations coloniales. Ce dont on doit être consciente, peut-être, est l’interlocuteur implicite dans le message, autour duquel la militante organise ses actions. Il est difficile de croire que la page de Stealthy Freedoms se voulait simplement une résistance locale. Le fait que son organisatrice ne vive pas en Iran ainsi que ses 15 minutes de gloire suivant la popularité de cette page dans les médias occidentaux renforcent mon impression. En tant que féministes occidentales, nous avons la responsabilité d’être critiques du type de lutte qui est portée à notre attention, de réfléchir à la colère qu’elles suscitent et d’être vigilantes aux enjeux de pouvoir. En tant que femmes racisées, il faut être conscientes des relations coloniales qui veulent s’approprier et avaler nos mouvements et ne pas hésiter à les dénoncer, comme l’a fait Amina Sboui. Les luttes des femmes de couleur ne peuvent pas être assimilées dans un féminisme universel et international. Tant que l’universel est défini et monopolisé par le sujet blanc, les femmes de couleur, comme l’affirme Andrea Smith, ne sont que les particulières aspirant à l’humanité universelle du sujet autonome occidental.
[1] Stealthy Freedom en soi n’est pas le sujet de mon analyse ici. Cette page a passé au cimetière d’autres battages médiatiques. Les images que j’évoque correspondent donc à son quart d’heure de gloire.
[2] N’oublions pas d’ailleurs que ce ne sont pas seulement les femmes musulmanes dont les corps faisaient l’objet de ridicule dans ces caricatures. Les illustrateurs ont eu même l’audace d’illustrer une politicienne noire sur le corps d’un singe.