Je ne suis pas une femme vertueuse

 

AMÉ

Illustration: Catherine Lefrançois

 

 

Je ne suis pas une femme forte, qui encaisse les coups durs. Je suis hypersensible et je pleure beaucoup, souvent, pour peu. Je peux rester en position fœtale longtemps dans mon lit et manger un bol de céréales pour souper pendant plusieurs jours. Dans ces moments, je ne fais pas les repas. J’aurais préféré connaître une lourde dépression plutôt que d’avoir un tempérament dépressif.

Je ne suis pas une femme qui jardine. Je n’ai pas le pouce vert et la plupart des choses que je fais pousser meurent. Je n’ai pas la patience pour faire un jardin. Chaque printemps, j’essaie d’en entamer un, de faire participer ma fille, mais j’abandonne en cours de route, car je trouve cela trop long et exigeant. Je n’aime pas être penchée. Je n’aime pas être physiquement inconfortable. Je n’aime pas attendre.

Je ne suis pas une combattante qui élève sa progéniture seule. Mon enfant a un père responsable et présent, certains diraient « exceptionnel » puisqu’il joue son rôle de père. Le père de ma fille est aussi présent que moi dans son éducation et l’organisation domestique. Je n’entretiens pas de complicité avec des amies sur la charge mentale, car je suis obligée de constater qu’il en fait souvent plus que moi.

Je ne suis pas une victime. Personne ne m’a jamais trompée, car je rejette avant qu’on me blesse. Si certains hommes ont déjà insisté pour en venir à leurs fins, je l’ai fait tout autant. Je sais cela à l’intérieur de moi. Je ne dis jamais à d’autres filles : « Ce gars, je le veux et je l’aurai. » Je l’ai fait, peu importe les manières d’y arriver – ou non. S’il me rejette, je pleure beaucoup et je n’en parle à personne. Je crée les conditions de mon rejet de manière répétée depuis ma puberté.

Je ne suis pas une femme qui cuisine. Je n’aime pas essayer de nouvelles recettes. J’aime la nourriture classique, réconfortante et je n’ai pas de plaisir à essayer de nouveaux plats pour des invitées que je ne reçois jamais. Je n’aime pas les émissions ou les livres de cuisine, même ceux qui « impliquent les enfants dans cette activité autonomisante ». Je fais souvent les mêmes recettes duplessistes viande/féculent et je n’intègre pas d’ « alicaments » dans mes plats.

Je ne suis pas une femme pure. J’aime la sexualité et pas seulement la sexualité dite « saine ». Il m’arrive de regarder de la pornographie et d’y prendre du plaisir, et pas celle conçue pour et par des femmes.

Je ne suis pas une femme équilibrée. Il m’arrive de m’entraîner trois fois en une journée, comme il m’arrivait de boire à partir de midi jusqu’à l’évanouissement. Je n’envoie pas un texto à un homme qui me plaît, je le bombarde jusqu’à ce qu’il me rejette. Je ne mange pas un « gros bol de crème glacée pour me faire plaisir », j’achète un contenant d’un litre et je me fais vomir ensuite pour être certaine de continuer d’être physiquement assez désirable.

Je ne suis pas une amie fidèle. Je ne fais pas partie d’un cercle d’amies féminines, car je me sens constamment en décalage avec elles, sur différents plans. Je n’ai pas de « meilleure amie » à qui je confie mes états d’âme, je ne les confie pas. Je connais peu la sororité et j’en suis souvent jalouse, car c’est un état qui m’est étranger, inaccessible. Quand j’ai besoin d’aide, je m’arrange seule ou je paie quelqu’un qui m’écoute. Personne n’est jamais venu cogner à ma porte pour m’offrir de la soupe et je ne l’ai jamais fait pour personne. Cela signifie pour moi beaucoup trop d’interactions sociales et de contre-dons que je ne rendrai pas. Je ne suis pas une femme qui prend soin des autres dans le don de soi. Je tente de mettre un pied devant l’autre chaque matin depuis une trentaine d’années, et je tente de suivre une ligne droite depuis la naissance de mon enfant.

Je ne suis pas une femme écologiquement responsable. Je ne m’intéresse pas au mode de vie zéro déchet ou minimaliste, je n’ai pas utilisé de couches lavables pour ma fille et je n’ai presque pas allaité. Je jette souvent des déchets recyclables parce que le bac de recyclage est trop loin de ma chaise. Je prends les transports en commun essentiellement parce que c’est moins stressant et que je peux marcher davantage dans mes déplacements, ce qui m’empêche d’être constamment en colère contre le monde.

Je ne suis pas une femme loyale. J’ai parfois trompé, blessé, rejeté. Je n’attends plus personne et les apparences sont perdues depuis longtemps; je sais que les femmes se construisent des récits depuis la nuit des temps pour rester debout.

Je ne suis pas une femme qui « se reconstruit de manière bienveillante ». J’ai parfois si peu de douceur envers moi-même que je me demande comment tant d’amour peut émaner de mon cœur pour aller vers celui de ma fille. Je me tape sur la tête et je rumine longtemps mes « erreurs de parcours », jusqu’à ce que mon estime soit assez basse pour me punir de manière lente ou violente.

Je ne me reconstruis pas, car je n’ai pas de fondations

Je tente de rester debout sur un sol argileux

Pour elle, par elle et en elle

Car chaque fois que je m’inflige du mal

C’est à elle que j’en fais, ultimement.