Il ne suffit pas de s’appeler Simone

DAPHNÉE BOISVERT

 

Illustration: Nadia Morin

 

S’il y a bien un plaisir coupable que je peux avouer, c’est celui de regarder la télévision. Plaisir pas totalement assumé puisque je me trouve presque toujours une excuse, une défaite, pour expliquer le fait que je ne passe pas mes soirées à lire Deleuze et Ricœur, ou même à écouter des films québécois des années 1960, sujets de ma chère thèse doctorale. La fatigue des premiers temps avec mes nouveau-nés était bienvenue puisqu’il s’agissait là de la meilleure explication qui soit : je n’ai dormi que deux heures dans les trois derniers jours, je peux bien passer une soirée devant la télévision ! Mais bon, les bébés sont ce qu’ils sont, ils finissent tous par grandir et on finit par dormir un peu plus. Il reste encore de la fatigue dans nos corps de parents, mais l’étape « brain dead » comme on l’appelait est bel et bien révolue et avec elle, celle du visionnement passif et non critique. Je dois me rendre à l’évidence, le regard que je porte sur la télévision n’est plus celui de la nouvelle maman allaitante à trois heures du matin, c’est-à-dire celle qui accepte n’importe quoi tant que ça bouge devant ses yeux pour se tenir réveillée afin que bébé n’étouffe pas dans un sommeil de plomb. Je mettais ainsi sur le même pied une téléréalité louche de Musique Plus avec The Sopranos, peut-on me pardonner cette faute grave. Mea maxima culpa.

 

Mais voilà, les inepties et les démonstrations de vacuité intellectuelle ont fini par me lasser au fur et à mesure que mes nuits s’allongeaient. Les invraisemblances des fictions me sautent maintenant aux yeux. Non, mais, combien de personnes peuvent se faire enlever dans un même cercle familial, je pose la question ? Je pense sérieusement qu’on devrait micropucer les personnages de Mémoires vives, ça réglerait bien des problèmes. Prisonnière de cette vase télévisuelle dans laquelle je me suis vautrée dans mes mois de nuits blanches, je tente maintenant d’en sortir en orientant mon écoute vers d’autres horizons.

 

C’est ainsi que ma curiosité a été piquée par la nouvelle série Les Simone proposée par Kim Lévesque-Lizotte, Louis Morissette et Ricardo Trogi. Présentée comme une série féministe, elle me paraissait proposer un regard différent sur les femmes de ma génération. J’ai voulu en savoir plus. En lisant un peu sur le sujet et en errant au fil des entrevues [i], j’ai appris qu’elle se réclamait féministe, mais non revendicatrice (!), qu’elle souhaitait représenter les femmes d’une génération, mais sans en être le manifeste. Bref un féminisme un peu timide. Le coauteur Louis Morissette est même allé jusqu’à dire qu’il s’agissait d’une série de filles avec un ton de série de gars (!!) Ça m’a fait un peu mal de lire ça. C’est quoi ça un « ton de série de gars » ? Est-ce que c’est censé légitimer une série mettant en scène des femmes ? Malgré tout, je tenais à laisser la chance à la coureuse et à voir la série pour m’en faire une idée.

 

Ma curiosité fut satisfaite. J’accordai du temps de visionnement à la série, mais mes espoirs furent, hélas, bien déçus. Je veux bien que la série ne soit pas un manuel de la parfaite petite féministe. L’objectif de l’auteure, selon plusieurs de ses entrevues, est de montrer la face cachée des femmes, soit leur vulnérabilité et leur besoin de plaire, tout en dépassant les stéréotypes qu’on associe aux difficultés émotives des femmes. Le problème est que la représentation de cette fameuse face cachée se rapproche dangereusement des plats clichés des problèmes de femmes, soit la névrose et la dépendance affective. Il reste que cette série s’appelle Les Simone. Et avec un titre pareil, on est en mesure de s’attendre à quelque chose de fort, d’assumé, de différent. J’ai dû arriver à un constat : il ne suffit pas de s’appeler Simone.

 

La série commence alors que Maxim s’énerve dans un repas familial dans un restaurant de Québec et refuse la vie qui se dessine devant elle. Le chum straight, la vie de banlieue dans un jumelé en face d’un cimetière (allô la métaphore facile), la job steady, ce n’est pas pour elle. Elle part donc à l’aventure à Montréal rejoindre ses amies : une carriériste un peu naïve complètement dépendante affective de son chum et une barmaid/artiste un peu bohème qui deviendra escorte sans vraiment l’avoir voulu. La sœur de Maxim, une desperate housewife de la banlieue (la banlieue, ennemie numéro 1 des féministes il faut croire), est limite alcoolo et déprime devant les vestiges de sa vie de femme. Si c’est pas des clichés ça, je ne sais pas ce que c’est. Les trois figures de la femme se côtoient ici sans gêne : Laurence la sainte, amoureuse éplorée qui plonge dans un chagrin digne d’une Madone aux pieds du Christ ; Élizabeth la mère, prisonnière de sa morne vie de famille ; Nikki la putain, barmaid et escorte à ses heures.

 

La série est bien faite, bien jouée, avec des actrices de talent. Elle est drôle, triste, émouvante. Mais féministe ? Je ne sais pas. Chacune de ces femmes ne se définit que dans le regard des hommes. Chacune de leur décision est faite en fonction des hommes, que ce soit en accord ou en opposition. La vie plate de Maxim, c’est à cause de son chum. La dépression de Laurence, c’est à cause de son ex. La dérape de Nikki, c’est à cause des hommes. La névrose d’Élizabeth, reine de banlieue, c’est à cause de son mari qui ne la regarde plus. Et leur façon de vouloir s’en sortir passe aussi par le regard des hommes. Maxim a une relation ambiguë avec son voisin de qui elle semble amoureuse, mais cherche à tenir à distance pour ne pas être en relation. Pour le confronter, elle a des aventures avec d’autres hommes. Nikki est amoureuse de son amant, qu’elle ne veut plus voir, mais qu’elle voit quand même. Celui-là même qui l’a « prêtée » à un ami, ce qui l’a initiée au métier d’escorte. C’est grâce à lui qu’elle vendra des toiles, bien qu’elle ait de la difficulté à accepter qu’il soit responsable de son bonheur. Laurence, la pauvre, est complètement dépendante de son ex, un musicien qui ne la respecte pas et la trompe à tout vent. Elle est en couple avec un homme « trop gentil pour elle » pour qui elle n’arrive pas à éprouver de l’amour. Élizabeth tente de reconquérir son mari qui lui dort en pleine face alors qu’elle allait exhiber sa lingerie fine. Pour s’encanailler, elle tente de flirter avec un inconnu.

 

On y voit donc des femmes soumises aux modèles dominants, qui ne trouvent leur plaisir que par les hommes et qui ne trouvent leur valeur que dans le regard des hommes. La série présente des modèles féminins pas du tout diversifiés : des femmes blanches, jolies, hétérosexuelles, correspondant tout à fait aux standards sociaux de beauté et de désirabilité. Contrairement par exemple à la série Girls aux États-Unis qui montre des femmes avec leurs défauts physiques, on n’y trouve pas de diversités corporelles, sexuelles ou ethniques. On est loin du féminisme inclusif qui s’ouvre sur la pluralité culturelle et sexuelle et qui critique justement un féminisme bourgeois et blanc. Les personnages sont dans une logique d’hétéronormativité. Les scènes plus osées et explicites montrent des femmes intoxiquées par l’alcool, qui acceptent les rapports sexuels pour plaire, pour de l’argent ou pour se venger sans y trouver de réel plaisir. Bien qu’elles semblent consentantes, ce qui n’est pas le cas dans toutes les scènes de la série, elles ne sont pas réellement en mesure de choisir et leurs actions ne correspondent pas à leurs désirs. Aussi, la caméra s’attarde davantage sur le corps nu des femmes que sur celui des hommes. Les femmes ont bien le droit de faire ce qu’elles veulent avec leur corps, mais ce qu’en montre la série me semble plus un piège qu’une issue dans le sens où la façon dont les femmes de la série usent de leur corps n’est souvent pas en adéquation avec leurs désirs profonds. On présente ici le féminisme de façon bien simple, voire simpliste, en le résumant à une quête individuelle et à des choix personnels. Certes, le féminisme a permis aux femmes de revendiquer une vie qu’elles ont choisie, mais de nos jours le féminisme représente beaucoup plus qu’un one night stand et le refus de vivre dans un jumelé de banlieue.

 

Dans cette série, le rejet des normes sociales passe entre autres par la fuite de la banlieue. Maxim, le personnage principal, rejette la vie rangée que lui aurait procurée un jumelé situé dans la périphérie de la ville de Québec. Ha ! Cette infamie qu’est la banlieue, un mouroir où vont s’éteindre les femmes de carrière pour y élever leurs marmots et y cuisiner à la mijoteuse. On est dans la morosité des années 1950 en banlieue comme on le voyait dans le film Revolutionary Road de 2008. Vraiment ? On est encore là ? La prison est dans notre tête, elle n’est pas où on se trouve. Le lieu est une excuse. Il ne faut pas confondre ne pas sortir de chez soi, et ne pas sortir de soi ! J’ai peut-être un biais puisque j’écris ces lignes depuis mon bungalow de la couronne nord de Montréal. Je dois dire que franchir un pont n’a pas fait faiblir le féminisme en moi et que dix minutes de plus de métro ne m’éloignent pas de mes objectifs de carrière.

 

Cette série ne me dérangerait pas si elle s’appelait 3 filles dans un bar. Je n’en aurais d’ailleurs probablement même pas parlé si le titre en avait été Les Carole. Ce qui dérange, c’est qu’elle utilise des clichés gros comme le bras, surfe sur les lieux communs du féminisme en lançant ici et là quelques citations de la grande Simone. Être féministe, c’est plus qu’écrire une citation sur un petit papier. C’est ne plus se définir dans le regard des hommes. Le féminisme souligné à gros traits ne berne personne. Les personnages, figés dans leur névrose et leurs contradictions, tendent certes vers une forme d’émancipation, mais ne sont pas encore libres. Ces femmes ne parlent que des hommes. Leurs conversations, leurs désirs, leurs espoirs et leurs déceptions sont liés aux hommes. Ils sont le centre de leur vie. Elles sont encore bien loin de leurs propres aspirations et motivations.

 

Alors que beaucoup de séries lourdes au Québec sont écrites par des femmes, et que plusieurs premiers rôles sont tenus par des femmes et représentent des femmes fortes, professionnelles, ambitieuses, avait-on vraiment besoin que cette série s’autoproclame féministe ? Les questionnements auxquels font face les personnages des Simone sont bien réels. Par contre, je ne crois pas qu’ils soient l’apanage des femmes, mais bien le symptôme d’une génération en entier. La recherche de soi et de sa place dans le monde, la remise en question professionnelle et personnelle, la peur de l’engagement sont autant de sujets qui concernent tout un pan de la société.

 

Je ne dis pas qu’on n’a pas besoin du féminisme (je dis d’ailleurs plus souvent qu’à mon tour qu’on en a terriblement besoin), les inégalités sociales, politiques et familiales sont encore malheureusement trop présentes. Et même dans les représentations des femmes dans le monde télévisuel, les choses sont loin d’être parfaites. Je dis que cette série nous éloigne du débat et n’a de féministe que le prénom de celle qui doit bien se retourner dans sa tombe.

 

Une série féministe n’est pas plutôt une série où les femmes sont représentées comme égales aux hommes, où leurs cheminements personnels et professionnels ne passent pas par l’approbation des hommes ? Ce n’est plus nouveau de montrer la vulnérabilité des personnages à l’écran. Il y a bien des séries qui le font. Ce n’est donc pas forcément féministe de montrer des femmes vulnérables. Des séries comme Trop, dont les personnages féminins sont forts, indépendants et même diversifiés puisque pas seulement blancs, comme Rupture, où des femmes ambitieuses occupent des postes importants, ou comme Faits divers, où le personnage principal est une femme policière, entourée de sa sœur lesbienne et des ses collègues enceintes, me semblent plus féministes que Les Simone.

 

Quant à la suite de cette série… il y aura une histoire ambiguë entre Maxim et son professeur à l’université… cliché, quand tu nous tiens !

 

*Note de l’auteure: l’article a été écrit avant que tous les épisodes ne soient diffusés. Il ne banalise en rien le viol ou le refus. Il n’y a pas d’ambiguïté possible quant à l’absence de consentement, et ce, peu importe le contexte.

 


 

[i] Entrevue à Médium Large Les Simone : la nouvelle série féministe de Kim Lévesque-Lizotte. Le mercredi 14 septembre 2016, https://ici.radio-canada.ca/emissions/medium_large/2012-2013/chronique.asp?idChronique=416453