Mon blendeur : considérations sur le zéro déchet et l’abandon

LAURENCE SIMARD

Illustration : Catherine Lefrançois

 

La première fois que mon coloc est entré chez nous, il m’a suggéré que j’étais peut-être atteinte du syndrome de Diogène. L’hypothèse provoqua des sursauts de honte et d’angoisse, que je remarquai à peine tant ils sont familiers, presque intrinsèques à mon rapport au monde, retontissant chaque fois que les circonstances me forcent à ouvrir les yeux sur le désastre de mon logement.

Je vis avec mes deux enfants. À l’époque de mon coloc, on avait aussi une chienne Mira, un labrador censé apporter calme et bien-être à mon fils autiste à sa sœur, et à moi, mais plutôt versée dans le mangeage de traîneries plus ou moins comestibles et dans le renversage de poubelle.

Chez nous, c’est petit. Ça manque de lumière. C’est sale. Les murs, encore sur le primeur, sont couverts de barbeaux et de collants laites défraîchis, vestiges d’un passé de plus en plus lointain.

Et c’est encombré. Partout les armoires vomissent des articles vétustes et à moitié scrappes qui, mêlés à ma paperasse ainsi qu’aux amas de matière plus ou moins définie que produisent incessamment les enfants, colonisent le moindre espace plane – comptoir, table, bureau, tablette de bibliothèque. Plancher.

L’encombrement de mon appart fait écho à l’encombrement de ma tête. La dépression et l’angoisse se ressentent comme un poids, sur l’ensemble de mon corps mais surtout sur mon crâne, créant une impression de renfermement, comme si les murs se resserraient et que le plafond devenait lourd à porter.

Me débarrasser des choses m’angoisse. Depuis Manufactured Landscapes, je suis hantée par la vision de chacune de mes cochonneries qui s’ajoute aux monstrueux monceaux de nos déchets collectifs.

Cette année, mon blendeur m’habite. Après des mois de déni et de réparations boboches à la colle à papier, la fente dans le culot de plastique s’est transformée en grosse et incontournable cassure. La conclusion s’impose, inéluctable : le culot est scrappe, et le blendeur, hors d’usage.

Cette année, j’ai fini mon doc de peine et de misère, alors que mon fils souffrait de plus en plus visiblement de failles dans les services éducatifs, de perturbations, et de microcatastrophes dans sa nouvelle école, censée répondre aux besoins des personnes autistes d’âge secondaire et y échouant de façon spectaculaire. Nos angoisses montaient, alimentées l’une de l’autre, et au cœur de la mienne, la vision lancinante de mon blendeur inutilisable, prenant la poussière dans l’armoire : que faire? Quelle stratégie réaliste, dans le contexte de mon manque de temps et de mon épuisement généralisé, éviterait le crissage d’un appareil généralement en bon état aux vidanges?

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Il y a des liens clairs entre notre rapport aux vidanges et notre rapport à la maternité.

L’idée n’est pas originale. Ce sont les femmes qui se tapent la transition écologique, et particulièrement les efforts vers le zéro déchet. Comme les mères se tapent la gestion de la vie au complet – celles de leurs enfants, mais aussi de la suite du monde. Parce que pendant qu’on s’ébaubit devant le bucolique de certains territoires et qu’on romantise les pratiques de ceux qui l’habitent (le masculin est voulu, ce que font les dudes, c’est toujours plus porteur de sens, han), y’a des soupes qui se brassent et des couches qui se changent – je ne suis pas la première à remarquer ça.

Un parallèle s’établit également entre le paradigme de la maternité intensive et le mouvement zéro déchet. Le terme « maternité intensive » (intensive mothering) nous vient de Sharon Hays (1998). Elle a nommé ainsi une idéologie particulière, comprenant un ensemble de standards de ce qui constitue des « bonnes » pratiques de maternité, et ancrée dans le postulat qu’« un.e enfant a absolument besoin de recevoir des soins et de l’attention de manière constante, par une personne principale, et que la meilleure personne pour ce travail est la mère[1] ». (Hays 1998, 8, ma traduction) La maternité intensive est présentement l’idéal normatif dominant en contraste duquel sont évaluées et jugées l’ensemble des mères. Elle implique des attentes sociales très élevées, et qui vont en augmentant, quant au temps, aux choix et opportunités de vie, et à l’argent que les mères devraient consacrer à assurer le soin et l’éducation de leurs enfants. Elle s’accompagne aussi d’un postulat que ces investissements et ce travail apportent nécessairement épanouissement et plénitude aux mères.

Les attentes de la maternité intensive font écho à celles du mouvement zéro déchet : on s’attend des adhérent.es qu’il.les sacrifient à la cause des quantités jamais finies de temps, d’énergie, et d’argent – on peut toujours faire mieux pour diminuer le poids de son sac mensuel (que dis-je, annuel) de vidanges.

Mais plus significativement, ces deux mouvements transposent une responsabilité collective, c’est-à-dire la poursuite de la vie, en une affaire de pratiques et de vertu individuelles. La relation à ses vidanges, comme la relation à ses enfants, nourrissent un rapport à soi, c’est-à-dire une perception de soi en tant qu’individu, et comme faisant partie du monde. Nos modes variés de gestion d’enfants et de vidanges nous démontrent à nous-mêmes et aux autres notre sens individuel de l’éthique, de notre perception de nos relations avec les autres et avec l’ensemble du vivant, et de notre responsabilité au sein de ses relations.

La réflexion s’applique aux bobos de Montcalm qui magasinent à La Récolte comme aux punks qui font du dumpster diving. Dans les deux cas, le zéro déchet est une déclaration de subjectivité, basée sur l’adhérence à des vertus normatives : utiliser sa force d’achat pour s’éloigner du suremballage et de la pollution, ou envoyer chier le capitalisme sauvage et son régime de destruction et de gâchis.

Dans les deux cas, la pratique dénote certains privilèges : des connaissances précises, une flexibilité d’horaire et de menu, et du temps – beaucoup de temps – pour cuisiner.

Le zéro déchet et la maternité intensive, comme n’importe quelle idéologie ou n’importe quel discours disciplinaire, engendrent leurs lots d’inégalités. Ils marginalisent différents vécus et rapports au monde selon la classe sociale et d’autres plans de différences, d’inclusions et d’exclusions. Les théories et pratiques de l’intersectionnalité nous apprennent comment les structures, les normes, et les attentes sociales se déploient, s’articulent, et fessent différemment selon les combinaisons vécues de rapports de pouvoir – liés par exemple à la classe, au genre, ou aux différentes façons d’être racisé.es. Ces théorisations se raffinent toujours. On prend conscience de comment ces rapports de pouvoir émergent dans des contextes toujours particuliers, en relation avec d’autres identités et éléments du vécu : la sexualité, l’âge, la maternité, la migration, la fonctionnalité physique, mentale et émotive, de soi mais aussi des membres de sa famille, surtout de ses enfants.

Pour ma part, j’ai jamais été assez riche pour avoir des vidanges glamour. Mes déchets sont laids, cheaps, arborent des couleurs criardes et le clinquant sale de films de plastique déchirés. Et l’angoisse du culot de plastique brisé de mon blendeur se mêle indissociablement à celles d’être témoin des souffrances de mon fils, de mon avenir incertain de mère-proche aidante, de la montée du racisme au Québec, des violences inhumaines envers les personnes migrantes, et de la précarité grandissante de notre monde dans une course néolibérale vers le désastre environnemental.

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Elizabeth Povinelli présente l’abandon comme relation centrale à notre moment de capitalisme avancé. Inspirée de la biopolitique de Foucault et du Homo sacer d’Agamben, elle décrit l’abandon comme le fait de « laisser mourir », faute de soins : d’investissements en temps, en énergie, et en argent dans les mécanismes qui protègent la vie, au-delà d’une logique de marché.

L’abandon se ressent dans la fatigue et l’érosion de la matière : des culots de plastique, des corps, des cœurs, des santés mentales, qui subissent assaut après assaut, jour après jour. La fatigue mène à l’épuisement, et l’érosion, à une défaite banale – une mort prématurée mais ordinaire.

L’abandon consiste à se faire avoir tranquillement, à l’usure. Comme mon fils, pour qui j’ai fini par accepter une solution insatisfaisante et douloureuse, après des mois de combats avec les multiples instances de la commission scolaire. Comme le culot de mon blendeur, que j’ai fini par crisser au recyclage, condamnant du même coup l’appareil au complet.

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Le mouvement zéro déchet et l’idéologie de maternité intensive sont deux créatures néolibérales : les deux incitent avec enthousiasme et jovialisme les individus à prendre sur elles les responsabilités collectives abandonnées et à s’en faire une vertu personnelle.

Ce sont aussi des idéaux de rapports alternatifs au monde. En ce sens, ils sont porteurs d’espoirs radicaux. Mais cruels.

Parce qu’il n’y aura pas de grande bataille définitive contre l’abandon. Il n’y aura qu’une litanie de petits combats quotidiens, contre le flot du courant dominant, pour protéger une possibilité de vie alternative, dans laquelle mon fils est heureux à l’école, mon blendeur est réparé, et collectivement, on maintient les conditions d’une vie riche et digne.

Cette possibilité ne peut qu’être protégée, pour l’instant. Le rêve ne sera jamais atteint une fois pour toutes. Et tôt ou tard, l’épuisement s’installe. Diogène ou le dépotoir.

Mais entretemps, mon blendeur prend encore la poussière dans mon armoire, sans culot, alors que j’attends un miraculeux enlignement d’étoiles. Le refus de jeter représente aussi un refus d’abandonner, pour un autre jour encore.

Paraît que chez les Marx, c’était tout le temps le bordel. Cette idée ne me conforte qu’à moitié – quand on y pense, Jenny Marx (celle qui a marié Karl) a quand même eu une vie de marde.


[1] [a] child absolutely requires consistent nurture by a simple primary caretaker and that the mother is the best person for the job