MILF

Kseniya 600

 

KSENIYA CHERNYSHOVA

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

 

Je suis celle qui a amené le mouvement controversé FEMEN en Amérique du Nord. On me présente souvent comme une « féministe radicale », car je me suis exprimée politiquement en dénudant ma poitrine. Ce geste, subversif dans son contexte, a fait de moi une marginale. C’est ainsi que j’ai compris que la sexualité féminine est contorsionnée par des intérêts qui, généralement, n’appartiennent pas aux femmes. C’est aussi comme ça que j’ai vu à quel point une attitude FEMEN touchait à quelque chose de très profond iconographiquement, symboliquement et, donc, anthropologiquement.

Je voyais dans ma vie, comme dans celle des autres femmes, un conditionnement à intérioriser ma situation (de mère, de « bimbo », de fille fragile, etc.) au point de m’en contenter, alors qu’être FEMEN était une libération du rôle que le carcan social m’offrait à jouer dans le jeu de la féminité moderne. C’était la trouvaille d’un nouveau mode de pensée où chaque femme porte en elle une révolte contre ce qui l’opprime. Pour plusieurs femmes, FEMEN est devenu le détonateur de leur prise de parole, unique et émancipé de tout stéréotype patriarcal.

Aujourd’hui, je suis redevenue un électron libre sur le chemin de cette insurrection, m’étant complètement dissociée de FEMEN, car la force de cette détonation, le sacrifice de soi que cela nécessite et tous les tiraillements du mouvement provoquent un état d’électrochoc et une limitation de l’existence d’une pensée propre à soi. Tout de même, mon activisme était une initiation, à travers son idéologie sextrémiste, à une philosophie contemporaine qui cherche à rendre visible une sexualité féminine insurgée. Une sexualité qui n’est ni passive, ni lascive, ni publicitaire.

*

Je suis une MILF et je n’en suis pas fière.

Pour moi, ce n’est pas un compliment.

Car être une MILF excite ceux qui me désirent.

Ça ne m’excite pas MOI.

MILF veut dire « mère sexuellement attirante ». L’ironie est mordante. Comme si une mère arrêtait automatiquement d’être « baisable » le jour de son accouchement. Le sexe est un labyrinthe infini et le choix du parcours nous appartient. Malgré tout ce qui affecte le corps et l’esprit d’une nouvelle maman, le « féminin » ne s’évapore pas. Même si l’état émotif ou physique de la maman est affecté par le choc post-traumatique d’avoir donné la vie à un autre être humain, cela ne veut pas dire pour autant que l’excitation mentale, les papillons dans le ventre, le bouillonnement du corps, la chaleur épidermique et tout ce qui fait tourner cette planète n’existent plus dans sa tête et dans son sexe. C’est une fausse croyance que de penser que le père s’éloigne automatiquement de sa conjointe après avoir vu le processus de la création et la venue concrète d’un petit être humain sur cette Terre. La complicité existe. Le sentiment d’une maturité sexuelle commune aussi. Une fusion ne peut s’effacer. Les raisons qui séparent un couple sont bien personnelles à chaque personne, mais la plus grande est le fardeau d’un modèle familial où l’éducation sexuelle a été colonisée par la capitalisation de la sexualité, par un marché économique qui veut faire croire que les mères doivent être des MILF.

Le concept de la MILF est une fabrication. C’est une femme catégorisée comme mère, érotisée d’une manière qui n’a rien à voir avec sa vie de mère au quotidien. C’est un fantasme qui n’appartient pas aux mères. Il correspond à une zone grise dans l’inconscient collectif, quelque part entre « la maman et la putain », uneopposition qui ne suffit plus à encadrer et à définir de manière assez précise la disponibilité sexuelle féminine. Les mères et les putes ne sont plus divisées par un statut social aussi éloigné ou un conditionnement moraliste aussi strict qu’auparavant. De nos jours, les femmes peuvent porter les deux masques. Peut-être pas publiquement, mais elles peuvent, à elles seules, assumer leurs déraillements et leurs ajustements à la sexualité des hommes. Ça ne veut pas dire que le dénigrement et l’humiliation ne les guettent pas. Un troisième masque a été fabriqué. Celui de la salope. Qu’une femme le revendique par émancipation ou qu’elle refuse de le porter, on la couronnera tout de même de ce titre. Se définir par soi-même est une arrogance. Point. Un crachat qu’il faut ravaler pour continuer à exister dans la collectivité. Cacher ou étouffer sa sexualité ou rentrer encore et toujours dans le même cadre bien-pensant de la femme moralement digne.

C’est bien ma maternité qui a fait de moi une rebelle. Depuis que je suis mère, une idée me hante et me mutile avec la précision d’un couteau. Je crois que l’inégalité entre les sexes se mesure à travers nos pratiques sexuelles. L’intimité de cet espace fait en sorte qu’il est entouré par le silence. S’ensuit l’incapacité d’en parler et d’en saisir les enjeux. L’opposition entre les rôles de « mère digne » et de « femme baisable » renforce encore l’inégalité. Si la volonté de réconcilier les deux est assez répandue dans la société, le fait même de questionner l’existence et l’expérience de la sexualité féminine est une inégalité en soi.

Une sexualité masculine a le droit d’exister. Elle peut être critiquée, mais comme de la mauvaise herbe, elle persiste et se propage. Les accusations tombent rapidement. Elles s’évaporent. Tandis que la sexualité féminine est constamment visée, peu importe comment elle est vécue. Aucune explication n’est assez juste. Aucune explication ne soulage. Aucune explication ne donne raison aux attitudes et aux comportements qui bombardent la psyché sexuelle féminine. Pour les femmes, trouver une valorisation et une dignité sexuelles dans un monde où elles ne maîtrisent pas leur propre expérience sexuelle est un casse-tête permanent. Car une programmation sexuelle attribuée à chaque sexe continue de faire sa marche ancestrale. Il me semble qu’elle se poursuit dans le manque de questionnement chez l’homme au sujet de son propre conditionnement sexuel, comme il me semble aussi que la peur d’être égocentrique est très présente chez la femme, particulièrement dans le sexe. Sinon, pourquoi devoir être soucieuse à ce point du plaisir de l’autre? Cette volonté d’être désirable en tout temps, c’est probablement une question de valorisation sociale ou une voie à suivre dans cette interaction entre deux sexes qui se veulent. Cela vient peut-être de la difficulté de se prioriser, voire de prendre au sérieux ses envies. Pour moi, c’est souvent l’impression de vivre dans un brouillard où tout est « tabou et honte ». Encore et toujours. Même si la femme dépasse ses peurs, elle vit dans la menace d’être réduite à son masque de salope. Alors, les femmes sont heureuses d’être des MILF, car il y a l’espoir qu’il y ait dans ce titre un dépassement, autre chose que la lourdeur d’être prise uniquement pour une mère, et donc une femme non sexuelle, et la honte d’être une salope.

Je crois que la mère n’a jamais été érotisée autant que la femme tout court. Pour cette raison, un vide immense existe pour les mères (célibataires ou non) en ce qui concerne leur pouvoir sexuel. Le manque d’attention à l’érotisme d’une mère a effacé l’existence d’une certitude : une mère est un être sexué. La fécondité et la sexualité féminine ne sont pas toujours les meilleures amies du monde. Peut-être que la rivalité les définit mieux. Il est possible que cette rivalité ait été inventée pour ne jamais interrompre la sexualité masculine qui doit être toujours glorieuse et florissante. Sans questionnements, sans soucis, sans pauses. Une sexualité qui veut tout pour elle, alors que la sexualité féminine existe dans le doute et la peur de faire face aux règles de la reproduction. Cette rupture imposée dans le vécu sexuel des femmes, un avant et un après la maternité, sous-tend l’idée que la mère est un « objet sexuel usagé ». Cette formulation est rude, mais l’idée est répandue, à preuve ce besoin qu’on a eu de faire une catégorie particulière pour la mère qui reste (aux yeux des autres) désirable.Le fait d’accentuer l’érotisme d’une femme qui a accouché peut alors devenir une forme d’insulte adressée à celle-ci. Il me semble que la sexualité ne doit pas être à tout prix un comportement visible, accentué et approuvé par des regards extérieurs. Avoir l’air sexuée et vivre sa sexualité est devenu un mindfuck douloureux dans les têtes de plusieurs femmes dans un système où la culpabilité sexuelle est ressentie uniquement par les femmes dans la majorité du temps.

Quand j’avais 17 ans, parce que j’étais vierge, sélective, inaccessible et prudente, on me traitait régulièrement d’agace. Puis, quand j’ai finalement décidé de passer à l’acte avec l’homme que j’aimais, ma virginité s’est moquée de moi. Elle a provoqué une réaction étrange chez celui que j’avais choisi pour être le premier. Ce n’était pas de la peur. Ce n’était pas de l’étonnement. Non. C’était du dégoût. Ma virginité était pour lui dégoûtante et désespérante. Pourtant, être vierge n’était pas une fierté pour moi; là, c’était devenu une honte. Comme le fait d’être considérée comme une MILF maintenant. Le gars dans mon histoire ne m’a pas rejetée moi, il a rejeté une idée de ce qu’être vierge voulait dire. Il a programmé son expérience. Et ce sont bien toutes ces programmations, toutes ces catégories que je refuse. Maintenant, j’en ai marre de combler les fantasmes des autres, fantasmes construits sur la pornographie déconnectée de la réalité charnelle vécue par nous toutes. Les constructions érotiques contemporaines m’étouffent. Ni la conformité ni la résistance n’apportent de soulagement. Je crois que je ne suis pas différente de la majorité des femmes emprisonnées dans ces cultures douloureuses pour leur féminité. Culture d’hypersexualisation, culture de putasserie sociale et sexuelle, culture de culpabilisation, culture de victimisation, et toujours la même culture sociale qui projette autour de moi cette observation très perspicace de Virginie Despentes : « Vaut mieux être prise de force que d’être prise pour une chienne. » Tous les jours de ma vie, je tente de m’éloigner de ce qu’on veut de moi, pour comprendre ce que je veux, moi. Souvent, je m’écroule, car mes désirs ne concordent pas avec ce que l’on projette pour moi, car le fait d’être une MILF et le fait d’être une maman n’ont aucun lien tangible ni satisfaisant. Ce n’est qu’un autre piège sur la route d’une mère qui refuse d’être domptée.