Message du présent au futur : quelle mémoire de ce que nous sommes léguerons-nous aux gens de demain?

CATHERINE FERLAND

Illustration : Catherine Lefrançois

 

En voyant l’appel de textes pour ce numéro, j’ai ressenti l’impérieuse envie de réfléchir tout haut, avec vous, sur ce que je considère comme un grand paradoxe de notre temps et qui m’interpelle vivement, en tant qu’historienne. Tandis que les individus et les groupes n’ont jamais disposé d’autant de manières de communiquer, photographier et produire des contenus, très peu de traces de ces activités subsisteront. En clair, l’amnésie collective nous guette, mes ami.e.s.

Réfléchissons un moment. La connaissance du passé n’est possible que si nous sommes en mesure d’en examiner les traces, que ce soit à travers la culture orale ou matérielle, les écrits et, depuis le 20e siècle, la production de documents multimédias et numériques. La mémoire – celle à l’échelle humaine, biologique, tributaire du cerveau qui la porte – s’émousse, faillit puis finit par s’effacer, alors que les générations se succèdent inlassablement. C’est la Grande marche du Temps. Une fois cette mémoire vivante disparue, que reste-t-il pour comprendre les humains et les sociétés d’hier, les pensées intimes de ces femmes et hommes qui ont vécu, les enjeux qui ont agité les passions ou suscité des réflexions? Il ne subsiste que ce que les historien.ne.s appellent des sources : patrimoine, artéfacts et archives sont les indispensables matériaux pour reconstituer l’histoire.

Notre époque entretient un bien curieux rapport au passé, comme en témoigne le peu de soin que nous prenons aujourd’hui des traces léguées par hier. L’exemple le plus éclatant est la décrépitude de notre patrimoine bâti qui, en ce moment, se déglingue à vitesse grand V. Il n’y a qu’à voir les exemples malheureux qui se multiplient dans les médias, avec des issues le plus souvent consternantes (à Québec, les cas de la Maison Pollack, de l’église Saint-Cœur-de-Marie et tout récemment de la Villa Livernois sont particulièrement évocateurs), pour constater l’étendue et l’irrémédiabilité des dégâts. Or, passée l’indignation vertueuse, chacun retourne à ses petites affaires… et les façades continuent de s’effondrer sous le poids de notre indifférence bien davantage que sous le pic des démolisseurs. Outre ces maisons ancestrales, moulins et autres églises, le patrimoine privé passe lui aussi à la trappe, de manière plus insidieuse. Combien de précieuses archives familiales, de correspondance un peu fanée, de diapositives de gens oubliés ou de bobines Super-8 ont disparu à tout jamais, alors qu’un petit-fils ou une nièce, trop pressés de vider garage ou grenier, croyaient simplement mettre quelques boîtes de « vieilleries » à la poubelle? Au lieu de nous faire les gardiens du passé, nous en devenons plutôt les fossoyeurs. En analysant notre attitude actuelle par rapport au patrimoine, les gens du futur nous trouveront sans doute bien désinvoltes!

Notre propre rapport à l’avenir n’est guère plus reluisant. En effet, l’ère numérique nous conduit tout droit vers une inéluctable impasse documentaire.

Vous trouvez que j’exagère? Prenons simplement l’exemple de la correspondance. Rien ne laisse croire que nous cesserons d’utiliser le courrier électronique, si pratique, si instantané. Une quinzaine d’années de « Devez-vous vraiment imprimer ce courriel? » nous ont aussi conditionné.e.s à ne conserver les messages que sous leur forme immatérielle… tout en cédant régulièrement à l’envie de « faire du ménage » en supprimant d’anciens échanges devenus caduques. Même constat du côté des publications disponibles uniquement en format numérique, aussi bien les blogues personnels que certains journaux qui – loi du marché et impératifs économiques obligent – ont emprunté le virage exclusivement numérique. Idem du côté des documents privés. On prend des tonnes de photos en très haute résolution… qui resteront à tout jamais dans nos tablettes et nos téléphones. À l’exclusion du livre, force est de constater que l’écrit et l’imprimé sont en recul. Plus personne ne conserve ses factures, ses relevés, ses traces comptables : hop, à la poubelle. Qui envoie encore des lettres manuscrites et des cartes postales? Les archives d’organisations, d’entreprises ou gouvernementales sont aussi de plus en plus ténues, toutes n’ayant pas de plan de conservation adéquat. Les données enregistrées sur les disquettes (années 1990), les disques ZIP (années 2000) et de nombreux CD sont désormais inaccessibles, soit parce que le support s’est dégradé, soit parce qu’on n’a tout simplement plus les appareils permettant de les lire.

Les documents qui subsisteront suffiront-ils à témoigner de la complexité de notre civilisation? Disons les choses comme elles sont : nous sommes à un bogue de l’amnésie collective. À un piratage majeur de perdre tout ce qu’on a placé dans les divers nuages ou plateformes d’entreposage numérique.

Mais laissons le numérique de côté pour revenir aux traces matérielles. Nos ami.e.s archéologues nous dirons aussi que notre ère du « tout à jeter » et de surconsommation crée actuellement un énorme brouillage. Traditionnellement, les sites archéologiques consignaient la vie quotidienne des gens qui y évoluaient il y a plusieurs siècles (et même millénaires), puisque les objets étaient jetés à proximité de leur lieu d’utilisation. On n’a pas idée de la foule de données concrètes que peuvent livrer les chantiers de fouilles! Or, les tonnes de matières disparates de nos improbables sites d’enfouissement actuels – rappelons que nos conteneurs d’ordures sont parfois acheminés à plusieurs milliers de kilomètres de chez nous, par bateau – ne diront pas grand-chose de notre temps, sinon notre insouciance ou notre mépris pour l’avenir.

Si nous sommes ridiculement prolifiques pour générer des déchets de toutes sortes, nous laisserons en revanche bien peu de nous-mêmes au plan biologique. Oui, je parle du corps. Pour des raisons pratiques et économiques, le recours à la crémation est en hausse partout en Occident. Or, là où les sépultures anciennes (même les fosses communes) révélaient des éléments fascinants sur les personnes, les événements historiques et les cultures, les urnes cinéraires rangées bien proprement sur les tablettes des columbariums contemporains ne communiquent pas grand-chose. Terminées, les analyses ostéologiques ou la découverte de petits objets permettant de mieux comprendre une période révolue.

Osons poser une question un brin philosophique. Notre désinvolture actuelle quant au passé et au futur ne reposerait-elle pas, au moins partiellement, sur la perte d’un certain sens du sacré, de la conviction de faire partie d’un tout qui dépasse notre propre existence? Notre ère vit intensément l’instant présent, s’affairant à dépasser un passé qui n’est plus et ne se souciant guère d’un futur qui n’est pas encore. Le désir de transmettre quelque chose à la postérité, d’assurer une continuité, de s’inscrire dans l’Histoire dépasse désormais bien peu les limites de l’ego. On a troqué le pérenne pour l’éphémère. Serait-ce une manière de conjurer la pensée, universelle et terrifiante, de notre propre finalité?

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En définitive, les données personnelles de nos existences numériques conservées par GAFA permettront-elles aux futur.e.s historien.ne.s de comprendre, en 2300, qui étaient les gens du 21e siècle? Pourront-elles seulement être utilisables? La photo de votre dernier repas sur Instagram servira-t-elle, un jour lointain, à savoir qui vous êtes, à comprendre les mœurs alimentaires de notre temps? On me permettra d’en douter, de la même manière que je crains fort que les relations de travail actuelles ne puissent jamais être documentées, les échanges de courriels (par exemple, avec votre cheffe de service) étant mis à la corbeille après un certain temps, sombrant à tout jamais dans l’oubli. Les luttes sociales, écologistes et féministes ne subsisteront peut-être qu’à travers le prisme de quelques médias officiels. En faisant résolument le choix du numérique au détriment du matériel, de « l’ici et maintenant », du chacun pour soi, sommes-nous en train de sonner le glas de l’Histoire? Quel récit collectif restera-t-il de nous? Représenterons-nous une énigme aux yeux des humains qui nous succéderont?

Faute d’avoir pris soin de transmettre, deviendrons-nous un mythe?