Mesdames mes Madames

ALICE GUÉRICOLAS

Illustration : Nadia Morin

Dans nos bouches, le mot « madame » n’est pas une insulte et il ne désigne pas forcément une femme sérieuse. Le terme ne revêt même pas le caractère bureaucratique qu’on essaie de lui accoler dans les guides de service à la clientèle. Pour nous, il n’est pas question de cocher sur un formulaire la case « madame » faute d’être un « monsieur ».

Dans nos bouches, le titre de « Madame » rayonne, désignant le comble du chic. C’est que peu de personnes se font réellement appeler « Madame » avec un « m » majuscule dans notre entourage. Les interpellations dans la rue pour celle qui a perdu une mitaine ou pour celle qui va retrouver son enfant rescapé d’une avalanche ne comptent pas. Les seules fois où l’on offre vraiment le titre à quelqu’une, c’est lorsque l’on pèse nos mots pas à peu près, c’est lorsque l’on se retrouve devant l’une des nôtres, devant une amie chère et grandiose.

Ce titre vient avec son lot de précautions langagières; il convient de vouvoyer celle que l’on désigne ainsi, d’emballer nos phrases de dentelle pour lui parler. Les néophytes se troublent à la découverte de cette habitude que nous avons entre nous. Elles sont intriguées, parfois même choquées par ce qui leur semble être un excès de politesse mal sentie, une volonté hautaine de maintenir une froideur et une hiérarchie qui sont honnies au Québec, le royaume de l’antivouvoiement. Là où tout usage d’un temps de verbe pluriel pour s’adresser à une personne est accueilli avec un dédain viscéral, ces dames peu au fait de notre modus operandi en matière de titularisation pensent naïvement que nous venons tout juste de rencontrer notre interlocutrice. Mais non! Bien souvent, nous connaissons cette Madame depuis plusieurs années, voire depuis une bonne décennie. C’est justement cette familiarité respectueuse, cette amitié si inconditionnelle qui nous permet, de façon paradoxale, de nous coiffer d’un tel titre et de nous accorder un tel vouvoiement. Pour nous, il s’agit du comble du luxe que de nous traiter ainsi, que de nous flatter avec des fourrures d’hermine symboliques.

Comme en témoigne le haut standard de nos conversations, nous savons qu’il vaut mieux soigner nos syllabes en nous adressant à une compatriote royale. Comment être méprisante, ou impatiente, devant une personne si douce dans son langage? Cette combinaison madame-vouvoiement constitue une muraille de protection langagière qui ceinture nos amitiés, nous protégeant des violences du monde cruel qui demeure le nôtre, mais que nous laissons de côté le temps d’une conversation ou d’une promenade. Blotties au sein de notre forteresse, nous sommes heureuses comme des papesses.

Le terme de « mademoiselle » provoque quant à lui une nette révulsion chez nous. Ce titre se présente comme une sorte d’état antérieur – autant dire inférieur – au « madame » consacré par l’institution du mariage. Or, même si nous ne sommes pas mariées, nous nous nommons « Madame » pour désigner le fait que nous sommes en pleine possession de nos moyens, que nous ne sommes pas, comme le suggère le terme « mademoiselle », des « madames » en devenir par le mariage ou par l’âge. Nous sommes déjà bien entières et tout ce qu’il nous reste encore à apprendre sera appris en qualité de « madame ». Il faudrait penser à nous comme à ces dames très élégantes qui fumaient sur des transats de paillettes dans les années vingt en écoutant du jazz; nous sommes les représentantes les plus chics de la haute couture en version dadaïste. Madame un jour, madame toujours, car après avoir goûté au luxe de ce titre, impossible d’en faire l’économie.