Mes bibelots d’inanité
LAURENCE CÔTÉ-FOURNIER
Illustration : Nadia Morin
« L’habitude de prêter attention aux objets n’est pas indépendante
de la considération pour les êtres, c’est une manière d’entrer en relation. »
Gabrielle Giasson-Dulude, Les chants du mime
J’ai grandi dans un quartier où les pelouses étaient cajolées comme des enfants fragiles, ceux qui, pâles et toujours endimanchés, ne quittent jamais les jupes de leurs parents. Personne ne marchait ou ne s’amusait sur ces gazons-là. Les voisines étaient presque toutes femmes au foyer, et rien ne meublait mieux leurs journées que de veiller à ce que les fleurs et les brins d’herbe soient toujours enlignés, chacun dans leurs rangs, arrosés de pesticides et de grandes quantités d’eau. Nous, nous avions une pelouse pleine de mauvaises herbes, des pissenlits à revendre et un érable gigantesque qui rendait folles les familles des alentours lorsque ses feuilles tombaient. Ma mère travaillait et s’en faisait une fierté : non, aimait-elle répéter, elle ne passait pas son temps à penser à l’entretien de son terrain ou à de nouveaux rideaux, elle était occupée à enseigner, et s’il fallait dépenser de l’argent, ce serait plutôt pour nous faire découvrir le vaste monde que pour impressionner la visite avec une réplique de la fontaine de Trévi dans sa cour.
D’une manière un peu confuse, sans pouvoir démêler ce qui tient de ma personnalité ou des principes inculqués par ma mère, j’ai hérité de tout cela. Je n’ai jamais cultivé mes talents dans ce qu’on considère être les domaines des femmes : cuisine, décoration, entretien ménager, habillement, coiffure. Le dédain était d’autant plus facile que je rattachais ces arts à des visions de domesticité tout droit sorties de Mad Men ou de Far From Heaven. La dame, dans cet univers, est celle qui fait de la maison un havre de douceur. Elle prépare des repas variés, fait le ménage et la vaisselle pour que tout demeure propre et planifie les courses, mais se consacre aussi à d’innombrables tâches qui ne comblent en apparence aucun besoin fondamental. Celles-ci donnent pourtant sa forme au quotidien et leur beauté aux souvenirs : harmoniser des palettes de couleur pour le salon, veiller à ce que les membres de la famille soient habillé.e.s convenablement lors d’une occasion importante, immortaliser des instants précieux grâce à quelques photos encadrées. C’est ce qui donne sa plus-value à l’ordinaire; c’est aussi tout ce qui me semblait superflu.
Il y a quelques années, au hasard de mes lectures universitaires, je suis tombée sur un ouvrage du sociologue Jacques T. Godbout consacré au don (L’esprit du don, écrit en collaboration avec Alain Caillé), où tout un chapitre était dédié à la femme, celle qui se sacrifie, celle qui ne compte ni ses gestes ni le soin apporté à ces « petits riens », ceux qui créent de la beauté et des instants magiques. L’ouvrage était exaspérant à certains égards : on y valorisait le don en l’absence de toute compensation concrète comme un remède à l’utilitarisme masculin. Les autres considérations (psychologiques, économiques, politiques) liées à ces sacrifices étaient peu explorées, comme si la grandeur du don éclipsait tout le reste. Un passage du livre m’a néanmoins marquée en faisant écho à ma propre vie de manière indirecte. À l’adolescence, j’ai raté je ne sais combien de paquets cadeaux en travaillant comme vendeuse au Laura Secord. Ils étaient presque toujours quémandés par des hommes qui sautaient sur l’occasion en comprenant qu’on les déchargerait gratuitement de ce fardeau sur demande. Description de tâches oblige, je devais m’exécuter même si, chaque fois, j’anticipais la déception à venir, lorsque je leur tendrais une boîte de chocolats enroulée dans un papier deux fois trop grand, fermé de peine et de misère par des papiers collants qui dépassaient aux mauvais endroits. Si les hommes ne disaient généralement rien en repartant avec leur paquet, leurs yeux perplexes ne mentaient pas et me laissaient gênée d’être si peu habile, de savoir si mal donner cette plus-value réputée féminine au monde. L’emballage des cadeaux, en effet, est un des exemples fournis par Jacques T. Godbout pour exemplifier « les dons » que font les femmes, ceux des papiers scintillants choisis et préparés avec soin, même s’ils seront bien éphémères [1].
Longtemps j’ai échoué dans les arts de madames, agacée par eux tout en reconnaissant le talent qu’ils exigeaient. Je suis restée deux mois au Laura Secord.
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Au baccalauréat en études littéraires, de nombreuses jeunes femmes et de nombreux jeunes hommes s’habillaient avec une adresse remarquable. Ils savaient trouver avant qu’il ne devienne banalement commun le nouveau modèle de bottes branché et connaissaient l’angle surprenant, mais pourtant approprié que devait adopter leur toupet. Bien sûr, leur physique, généralement plaisant, ne nuisait pas à leur réussite. Ces gens pouvaient cultiver le bizarre sans s’enlaidir, alors que mes efforts dans le même sens ne faisaient que me donner un air démodé et confus, plus près de la nerd habillée par sa mère à 26 ans que de l’esthète en mode exploratoire. Leur apparence disait d’emblée : « Je suis un.e artiste, je ne vis pas dans la banlieue de la beauté, c’est moi qui la crée. » Ce n’était pas mon cas. J’ai d’abord vécu cela sur le mode du regret. L’association entre l’allure recherchée et la vocation littéraire allait de soi, comme tous les couples bien assortis autour de moi le prouvaient. Les jeunes hommes habillés avec style ne me remarquaient jamais, même si nous avions – je le savais pour les avoir minutieusement comptées – des tonnes d’affinités intellectuelles. Et puis ce style, était-ce donc la marque des vrai.e.s, des écrivain.e.s caché.e.s parmi les étudiant.e.s scolaires et dociles inscrit.e.s au baccalauréat? Malgré mes vêtements choisis sans trop d’art, moi aussi j’aspirais à écrire.
Une part de moi était envieuse, l’autre tentait de se convaincre que ces gens, au final, ne faisaient que perdre du temps en considérations superficielles. Et puis en vieillissant, tout le monde s’est mis à s’habiller un peu plus sagement, comme en témoignent les vêtements « intemporels » et « durables » mis en valeur dans tous les blogues de jeunes trentenaires que je suis désormais. Je ne me morfonds plus sur la pauvreté de mon flair vestimentaire.
Il y a certes peu de débouchés pour la jeunesse se retrouvant sur le marché de l’emploi après des études littéraires, mais sept ans après la fin de ma maîtrise, une tendance lourde s’est dessinée : celle des jeunes femmes se retrouvant, de près plutôt que de loin, à œuvrer dans le vaste monde de l’art de vivre. Décoration, cuisine, mode, jardinage : tout cela est désormais représenté par leurs différents choix de carrière, grâce à leurs postes de rédactrices, de recherchistes ou de décoratrices. Chaque fois, le passage était naturel : cette jeune femme avait aussi toujours eu un grand amour du design, cette autre aussi une passion pour la cuisine. Rien de tel chez les quelques hommes que j’ai côtoyés en études littéraires : eux, s’ils n’enseignent pas, font de la rédaction ou de la révision pour des boîtes publicitaires ou des maisons d’édition à vocation pédagogique – des domaines certes assez proches, mais où aucune de leur passion secrète n’est sollicitée.
Nul doute que les fortunes – ou en tout cas les salaires permettant de vivre au-dessus du seuil de pauvreté – se trouvent bien plus facilement dans le monde de la mode que dans celui des lettres. Cela m’a néanmoins poussée à revenir sur les liens entre la littérature et ce qui relève des arts de madames.
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En choisissant la littérature à 19 ans, je me tournais vers ce qui m’amènerait à mieux comprendre l’âme humaine; quelque chose qui me plongerait dans les drames fondamentaux de la vie. J’en ai un peu honte, mais voilà : je n’ai jamais été obnubilée par la question du style. En explorant les classiques, je notais quelques belles images au fil de mes lectures, mais me dépêchais surtout d’en méditer le sens. Oui, la littérature relevait de l’esthétique, mais la beauté, pour moi, naissait plutôt des questionnements existentiels que de la composition des phrases ou de la musicalité des mots employés. Il me fallait aller droit au but, droit à l’émotion, sans toujours résister au désir de me vautrer dedans.
Rien de plus matante que cette prédilection pour le senti. Avoir des goûts de matante, c’est oublier sa vie le temps d’une saga historique alambiquée et fuir tout ce qui est cérébral, expérimental, audacieux, choquant. Il n’existe pas de littérature de mononcle, sorte d’oxymore; l’appellation évoque quelque chose comme l’autobiographie de Peter MacLeod. La majorité des hommes ne lisent pas, ce qui n’empêche pas – le fait est connu – que le jugement des femmes, les plus grandes consommatrices de littérature, les reines de mille et un clubs de lecture, soit rarement considéré comme sûr. On le sait bien, elles se laissent appâter par n’importe quel personnage romantique, impossible de les intéresser à la forme et à la construction complexe d’œuvres narratives, seulement au pathos et à l’amour.
Mais une matante intérieure gît parfois en nous : comme bien des gens, j’ai commencé à aimer la littérature en ayant ses goûts. Adolescente, j’ai lu de nombreuses sagas familiales en huit tomes et tous les romans de Denis Monette. Ces livres-là étaient aussi dévorés par les amies de ma mère, des femmes qui notent dans un petit calepin les suggestions culturelles de Salut Bonjour et qui, bien que curieuses, n’ont pas grand-chose de punk dans leur rapport à la culture. Même si c’est aussi grâce à elles et à leurs suggestions que j’ai lu autant durant cette période, il m’a été facile de me dissocier de ces femmes et de nos lectures par la suite : des erreurs de jeunesse, avant que je développe les préférences appropriées pour une vraie littéraire. Aujourd’hui, le retour en arrière est impossible. J’ai franchi le Rubicon et ne parviens plus à considérer ces livres autrement que comme des ouvrages quétaines, de ceux qui me gênent lorsqu’une dame bien intentionnée m’en conseille longuement la lecture en apprenant ce que je fais de ma vie. J’essaie toutefois de ménager mon snobisme, de me rappeler que cette matante qu’on cherche à fuir n’est ni une étrangère ni mon ennemie : L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante, avec ses coups de théâtre et ses drames sentimentaux échelonnés sur des décennies, est-ce de la littérature de matante? J’en ai pourtant relu plusieurs tomes.
Je pense aux goûts des matantes et aux arts domestiques en me tournant vers une figure qui réunit les deux, Emma Bovary. Emma aime les romances sentimentales tout comme les beaux objets, trouve dans les livres des conseils autant que des gestes amoureux. Elle stylise sa vie sur tous les plans à l’aide de la littérature, et se lance dans de folles dépenses pour que son quotidien soit à la hauteur de l’imaginaire fantaisiste et raffiné que les livres ont inscrit en elle. C’est bien sûr son erreur, comme l’analyse Rancière dans Politiques de la littérature : elle confond l’art et la vie, multiplie les désirs qui l’éloignent du réel, se laisse prendre à des fantasmes puérils, et en paie le prix. Chez elle, l’esthétisation de la vie ne devient pas de l’art, mais sombre dans le kitsch, et c’est le style de Flaubert qui l’en sauverait et rachèterait son destin. C’est aussi le regard de Flaubert – même s’il n’exclut pas la tendresse – qui pointe du doigt comme un avertissement ce qu’il y a de pitoyable, d’écervelé et de mièvre dans sa quête.
Si je n’aurai jamais d’affection particulière pour les objets ni pour les gens obsédés par les pelouses, cette parenté entre l’amour pour la beauté à petite échelle – celle du quotidien – et l’amour des émotions, comme apanage des femmes (notamment celles qu’on juge sans goût), me réconcilie avec ce que j’ai longtemps dédaigné. Elle m’aide aussi à comprendre toutes ces femmes littéraires devenues prêtresses de l’art de vivre. Les matantes qui lisent et les matantes qui décorent cherchent une façon d’élever l’ordinaire, et si elles la cherchent mal aux yeux des gens bien avisés, au moins tentent-elles de transformer leur existence, de sortir de l’uniformité des jours et des décors, d’y ajouter une couche d’intensité émotive ou esthétique. Le travail domestique est genré et, on le sait, défini par la répétition constante de gestes toujours défaits par le quotidien, en plus d’être un travail non rémunéré pour toutes les femmes qui n’en font pas leur métier. C’est un travail invisibilisé le plus souvent. La créativité de femmes qui le transforment en source de désir et d’exploration est pourtant reléguée à l’insignifiance, rendue futile parce qu’aussitôt consommée par les proches. Dans Le bal des absentes, Julie Boulanger commente une scène de La cloche de détresse de Sylvia Plath. Esther Greenwood observe Mme Willard, la mère du garçon qu’elle fréquente. Pendant de longues semaines, elle confectionne un plaid avec de vieux morceaux de laine de toutes les couleurs, formant ainsi un objet unique et saisissant. Or le plaid, une fois terminé, n’est pas exposé, mais sert à remplacer le paillasson de la cuisine, où il perd toute sa beauté en quelques jours. Deux sphères de l’activité humaine sont mises en opposition, mutuellement exclusives pour cette femme : « le labeur auquel la femme est réduite, et la possibilité d’une œuvre qui lui est refusée, par cet objet qui sera rabaissé aux fonctions les plus élémentaires plutôt que d’être élevé au statut d’œuvre d’art qu’auraient pourtant permis sa beauté et le soin que Mme Willard avait apporté à sa création [2] ». Et même si aujourd’hui, le plaid recevrait peut-être sur Instagram l’admiration d’un petit public amateur de DIY, l’idée de ces œuvres comme étant « de l’art » n’est pas acquise.
La théorie critique et je ne sais trop combien de courants adorniens ont dénoncé cet « art de vivre » qui n’est présenté que sous l’art du consumérisme, de la vanité, de la superficialité, de la fuite du réel. Ces mots ne jurent pas complètement dans le contexte. Je comprends qu’on les utilise pour dépeindre les dépenses ostentatoires de femmes qui organisent leur salle de bain en fonction des dernières tendances exposées dans le Châtelaine, comme on le ferait pour dénoncer les hommes tout fiers de leur voiture neuve année après année – ce qui n’empêche pas que la femme soit toujours, dans tous ses travers, plus risible. La dérision n’est pas partagée également non plus, même chez les femmes : les bonheurs kitsch, ceux de petits angelots en plâtre et de comptoirs de faux marbre rose, ne sont pas l’apanage des grandes bourgeoises, qui connaissent mieux. Pour celles-ci, le monde domestique devient l’espace où afficher son bon goût, et plus les décorations apparaissent sentimentales, dramatiques, too much, plus on trahit sa mauvaise éducation, son manque de moyens et de connaissances, son ridicule. Derrière ce qui apparaît inoffensif, des « passe-temps de bonne femme », se jouent des luttes de pouvoir et des images de marque à maintenir. Dans un reportage sur une agence recrutant des futur.e.s époux et épouses aux riches de ce monde, un millionnaire affirmait souhaiter trouver une « copilote » « capable de tenir la maison pendant que monsieur est en voyage d’affaires [3] ». La maison, sans aucun doute, devait servir à faire étalage de sa puissance, et nécessitait d’être prise en charge par une femme capable de créer une atmosphère à la hauteur de la perception que le propriétaire a de lui-même.
Je n’évolue bien sûr pas dans de tels milieux : autour de moi, dans la classe moyenne qui est la mienne et que je connais depuis toujours, les femmes courent les soldes des grandes chaînes et ne sont les copilotes dévouées d’aucun mari richissime. Mais au-delà de ces préoccupations liées au consumérisme, mon admiration et mon affection grandissent pour la capacité à prendre soin des détails, tous ces détails auxquels je ne pense jamais, mais qui transforment une atmosphère, même dans leurs incarnations les plus kitsch, comme ces pots-pourris vieillots qui laissent leur odeur réconfortante dans une pièce ou ces cartes d’anniversaire sentimentales un peu génériques qu’on a tout de même pensé à envoyer. Je serai toujours en défaut; malgré des cours de tricot et des moments de bonne volonté culinaire, je parviens assez mal à être cette dame qui reçoit dans les règles de l’art et sait organiser son intérieur de manière aussi efficace que charmante. Mais la frontière entre cet univers et le mien s’estompe, comme si je concevais mieux ce qu’il y a de noble et d’exigeant à jouer ce rôle qui exige une attention constante au monde, rôle que je n’ai pu croire superflu autrefois que parce que d’autres femmes le remplissaient pour moi.
[1] « Enfin, la compétence de la femme dans ce domaine s’affirme dans le rite le plus important qui accompagne l’échange moderne de cadeaux : leur emballage, ce supplément entièrement gratuit (au sens qu’il est inutile), mais essentiel à tout cadeau, symbole de l’esprit du don, à la fois parce qu’il cache ce qui circule pour montrer que l’important n’est pas l’objet caché mais le geste, mis en valeur par l’éclat de l’emballage, et ultérieurement par la dilapidation de l’emballage, qui disparaît à l’instant même de la réception du don. L’emballage assure ce minimum de dilapidation attachée au cadeau, la dilapidation servant à signifier que ce n’est pas tant l’aspect utilitaire de la chose donnée qui compte, que le geste, le lien, la gratuité. Ce que l’on a pris tant de temps à préparer est déchiré et jeté. L’emballage est un rite comprenant tout l’esprit du don. Cette opération est partout laissée aux femmes. » (Jacques T. Godbout, L’esprit du don, Paris, Éditions la Découverte, 1992, p. 45-46.)
[2] Julie Boulanger, « La cloche de détresse de Sylvia Plath » dans Julie Boulanger et Amélie Paquet, Le bal des absentes, La Mèche, Montréal, 2017, p. 89.
[3] Silvia Galipeau, « Homme riche cherche âme sœur », La Presse, mis en ligne le 9 octobre 2015 [consulté le 15 octobre 2018].