Manon Grenier Memes : l’imposture de la matante branchée
MARIANNE DUCHARME
Illustration : Nadia Morin
S’interroger sur la représentation des figures de la mère et de la matante actuelles ne peut se faire sans s’arrêter à un phénomène majeur de la culture jeune-cool-et-branchée : le meme. Celui de la « matante » – qui commente avec avidité toutes les photos et publications possibles – a quelque chose d’universel : chacun.e a dans ses ami.e.s Facebook une grand-mère ou une tante qui emploie le réseau social de façon non orthodoxe. Sa méconnaissance des codes implicites au fonctionnement des « internets » déride plus qu’elle ne dérange – reste qu’elle ne laisse pas indifférent.e. Car le décalage entre deux cultures est bien ce qui fait la popularité des pages telles que Manon Grenier Memes et Mère de famille à Ville Mont-Royal; le jeu sur les fossés social et générationnel se pose ici comme un outil humoristique avéré… qui reconduit une forme d’oppression latente. Étude de ce phénomène qui dépasse la simple persona de la « matante ».
De Gisèle-découvre-Facebook à Manon Grenier Memes
Qu’elle s’appelle Gisèle, Nicole, Chantal ou Manon, qu’elle vienne de Sorel-Tracy, Québec, Alma ou Saint-Cyrille de Wendover; si elle a accès à Facebook, elle correspond à un même personnage [1] dans l’imaginaire. À coups d’autocollants, de GIF, de majuscules, de points de suspension – alouette! –, elle fait son chemin sur la Toile, souvent dans les commentaires de publications et d’articles. On la connaît pour mordre à l’hameçon du Journal de Mourréal. Cet archétype foncièrement contemporain, c’est celui de la femme blanche dans la soixantaine – parfois plus, parfois moins –, qui est la risée de son entourage connecté. Elle se caractérise par sa méconnaissance de l’Internet, certes, mais surtout sa méconnaissance de sa propre méconnaissance – une double ignorance au sens le plus socratique du terme. Sur le site Know Your Meme, on décrit ainsi le meme « Grandma Finds the Internet » :
A photograph of an elderly woman looking at a laptop computer screen with captions expressing shock and bewilderment by what she discovers online. The captions often imply she is a naive Internet user who reacts to famous videos, shock site, ads and spam [2].
Image tirée de https://imgflip.com/memegenerator/Grandma-Finds-The-Internet [consulté le 23/02/2018].
Deux éléments ressortent de ce portrait : d’une part, la naïveté, caractéristique première de cette utilisatrice d’Internet; d’autre part, l’incapacité à juger adéquatement de la légitimité des contenus qui circulent, desquels elle croit être la principale destinataire. C’est ce que confirme une rapide recherche sur Google avec les termes « Best of Grandma finds the Internet » : « Inadvertently hits caps lock, tYPES REST OF eMAIL LIKE tHIS », « Accidently deletes Internet Explorer icone, call Wallmart [sic] for refund », « Pedobear? I should introduce him to the grandkids », « Oh dear, this Nigerian prince needs help, and it looks like I can make a little money too [3] ». Bref, la roue n’est pas réinventée, on s’attaque ici aux femmes sur la base de caractéristiques typées tels que leur dévouement et leur crédulité, mais aussi – et surtout – sur la base de leur ignorance. Certes, on distingue ici la matante de la grand-mère; or, de l’une à l’autre, la marge n’est pas bien grande dans la mesure où elles appartiennent sensiblement à la même génération. La grand-mère de l’un.e est la matante de l’autre.
Qu’en est-il de Manon Grenier Memes? Page québécoise âgée d’un an et des poussières, de plus de 50 000 abonné.e.s en date du 10 novembre 2018, elle se distingue par son humour à texte et image, qui gravite autour du personnage de Manon Grenier. L’administrateur la décrit ainsi, selon une entrevue menée par Gabrielle Tremblay-Baillargeon pour Les petites manies :
[U]ne bibliothécaire qui approche la soixantaine. Elle travaille avec ses amies Danielle et Yacinthe. Parfois la merde pogne au sein du groupe mais l’amitié l’emporte toujours. Bref, Manon c’est une façon ludique d’exprimer des idées, des observations, des situations [4].
Des tâches ménagères à la technologie, en passant par la vie familiale et les fantasmes de l’adultère, Manon semble être une version stéréotypée de la « matante branchée ». Du moins, sa popularité semble s’expliquer par l’identification que permettent ses nombreuses publications : on trouve dans la prise de parole de Manon, qui se veut caricaturale ou hyperbolique, un écho aux mauvais usages des codes du groupe auquel elle est associée. Fondé sur le décalage générationnel [5], culturel [6] ou social [7], l’humour de la page perpétue en fait les stéréotypes féminins tels qu’on les connaît. Simple d’esprit, Manon incarne en quelque sorte les observations de Richard Hoggart dans La culture du pauvre sur les tendances hédonistes de la mère de famille [8]. Pour ce penseur – voire fondateur – du mouvement critique anglo-saxon cultural studies, la mère de famille cherche à s’échapper de sa condition par de petits plaisirs quotidiens, qui engendrent nécessairement des débordements au budget hebdomadaire. Aussi Manon se réjouit-elle ici d’une place de parking disponible [9], là du « crépitement riche et soutenu dans le manche de [la balayeuse] qui te confirme que […] oui ça valait que tu te penches pour nettoyer cette région sombre [10] », ou encore des possibilités d’une nouvelle laveuse/sécheuse [11], de ses fantasmes d’évasion [12], etc. Sa publication la plus populaire résume ces caractéristiques : en écrivant à Drake, elle montre à la fois un mésusage des codes implicites à Facebook, une méconnaissance de la culture populaire de la génération suivant la sienne, tout cela dans le contexte de son statut de mère de famille. Sa langue simple et directe projette une grande naïveté et, pourquoi pas, révèle son appartenance à une certaine classe sociale, qui rappelle celle du bourgeois de province telle qu’en rend compte Molière dans Le bourgeois gentilhomme : un entre-deux significatif, une aspiration au plus haut. Manon, dans sa banlieue, appartient à une petite bourgeoisie confortable, qui n’est cependant pas la noblesse de la ville. Et elle en a conscience.
Manon Grenier, contemporaine de Julien Sorel?
Or, cette Manon est-elle vraiment l’incarnation de la « matante branchée »? Et, plus généralement, la « matante branchée » existe-t-elle vraiment? Comment qualifier ce phénomène? Je renvoie ici à Jaden Smith. Connu pour ses tweets à la qualité douteuse – notons entre autres son éloquent « If Newborn Babies Could Speak They Would Be The Most Intelligent Beings On Planet Earth [13] » –, cette figure de la pop américaine représente bien a contrario de quoi il est question : le jeune homme a ainsi été approché comme un cas particulier, et non comme représentant de sa classe et de sa génération. Pour lui, on fait la part des choses.
Le phénomène en lui-même de ces femmes du troisième âge s’initiant aux possibles des « internets » est à applaudir, et non à ridiculiser. Car il est question ici de « subversion performative » au sens de Judith Butler [14] : ces femmes s’intègrent à un milieu préexistant, dominé par une autre génération [15], qui maîtrise des codes langagiers qu’elle forme et contrôle. L’essor technologique des dernières années fait tout pour exclure de la culture numérique les non-initié.e.s. En ce sens, cette performance sociale de nos matantes se veut implicitement subversive par leur réappropriation desdits codes. Que cette réappropriation soit intentionnelle ou non ne change strictement rien : l’émancipation progresse comme elle le peut. Les pages telles que Manon Grenier et tout autre meme reconduisent ici une forme de sexisme latent, en ridiculisant la prise de parole féminine et en marginalisant les femmes qui tentent de s’intégrer à un monde qui ne leur est pas destiné. Manon ne représente en aucun cas sa génération de femmes, surtout que la voix féminine est factice, comme il s’agit d’un jeune homme derrière le personnage; jeune homme qui s’adresse d’ailleurs à un public tout aussi jeune. Le personnage est donc une construction, basée sur une perception erronée et d’autant plus négative qu’on pourrait y voir une réplique aux commentaires gênants que tou.te.s et chacun.e ont probablement vu apparaître sur leurs murs Facebook à un moment ou à un autre de la part d’une tante ou de leur mère. Manon Grenier, en somme, se rapproche du non moins fameux Julien Sorel de Stendhal qui, après s’être opposé à la jeunesse de son temps pendant plus de 500 pages, se proclame son représentant lors de son procès. Bien essayé mon Julien, mais ce n’est pas suffisant.
La comparaison semble peut-être douteuse – avec raison –, cela dit, les exemples pleuvent quand même. Pensons simplement à l’absence d’un pendant masculin à Manon. Par ailleurs, si Mère de famille à Ville Mont-Royal est accompagnée du Père de famille à Ville Mont-Royal, les administrateurs se prélassent dans des stéréotypes genrés qui reconduisent encore une fois la passivité et la crédulité de la mère au foyer. Alors qu’on souligne – quoique négativement – les accomplissements du père, la mère, elle, reste dans son ombre, comme une profiteuse : « J’ai trouvé ça malaisant acheter un cadeau à mon mari avec SON argent », nous dit-elle en date du 26 janvier 2018 [16].
Cette « réinvention » populaire de la matante en Manon Grenier n’a, au final, rien de bien nouveau. Car Manon, quoique résolument « hypermoderne », par le médium qui l’accueille et par son originalité en rapport aux autres pages de memes au Québec, véhicule des valeurs conventionnelles. On comprend : l’humour se doit de piger dans les lieux communs pour fonctionner. Or, je ne peux m’empêcher de grincer des dents à la lecture de certains posts. Que le contenu soit drôle ou non, là n’est pas la question; dans tous les cas, il témoigne d’une vision de la société qui reconduit un sexisme systémique. L’analyse du phénomène Manon Grenier n’avait d’ailleurs pas pour but de condamner la page – je conviens m’être esclaffée à plus d’une reprise –, mais bien de montrer en quoi l’oppression des femmes, et encore plus celle des femmes déjà marginalisées, est reconduite par les manifestations culturelles les plus triviales. Dans leurs efforts pour s’intégrer à une culture qui s’est tout d’abord construite sans elles, les femmes se retrouvent encore ridiculisées, cette fois par le biais de la figure de la matante qui tente de s’intégrer à la vie numérique, et qui est transformée en phénomène de foire. Dans la très récente entrevue menée par Urbania, l’administrateur de la page déclare que « [Manon] est féministe. Dans le sens que c’est à son bonheur qu’elle pense en premier, pas seulement à celui de son conjoint[17] ». Si cela décrit bel et bien en quoi Manon est féministe, mesdames, mestantes, attachez votre tuque : la lutte n’est pas à veille d’être gagnée.
[1] Personnage est dorénavant épicène, n’en déplaise à l’Académie.
[2] Brad Kim, « Grandma Finds the Internet », sur Know Your Meme, 4 février 2011, mis à jour le 20 mars 2014. https://knowyourmeme.com/memes/grandma-finds-the-internet [consulté le 23/02/2018].
[3] Thumbpress, « The Best of « Grandma Finds the Internet » Meme (25 Pics) ». https://thumbpress.com/best-of-grandma-finds-the-internet-meme-25-pics/#sthash.1hnlqSA6.dpbs [consulté le 23/02/2018].
[4] Gabrielle Tremblay-Baillargeon, « EXCLUSIF : On a rencontré Manon Grenier Memes (ben oui) », sur Les petites manies, 14 juillet 2017. https://lespetitesmanies.com/2017/07/manon-grenier-memes-entrevue/ [consulté le 23/02/2018].
[5] Voir Manon Grenier Memes sur Facebook, publication du 23 novembre 2017 [consulté le 23/02/2018].
[6] Ibid., publication du 1er juillet 2017.
[7] Ibid., publication du 8 août 2017.
[8] Cf. Richard Hoggart, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.
[9] Manon Grenier Memes, op. cit, publication du 21 novembre 2017.
[10] Ibid., publication du 15 mai 2017.
[11] Ibid., publication du 3 janvier 2018.
[12] Ibid., publication du 3 septembre 2017.
[13] Jaden Smith, sur Twitter, publication du 12 septembre 2013 à 16h23 [consulté le 23/02/2018].
[14] C.f. Judith Butler, Trouble dans le genre [traduit de l’anglais par Cynthia Krauss], Paris, La découverte (coll. Poche), 2006, 284 p.
[15] Selon Statista, les membres actifs de Facebook en 2017 sont composé.e.s à 58 % des 18 et 34 ans, contre 4 % pour les 65 ans et plus. « Distribution of Facebook Users Worldwide as of January 2018, by Age and Gender », Statista, dans « Internet. Social Media & User Generated Content ». https://www.statista.com/statistics/376128/facebook-global-user-age-distribution/ [consulté le 23/02/2018].
[16] Mère de famille à Ville Mont-Royal, sur Facebook, publication du 26 janvier 2018 à 19h28 [consulté le 23/02/2018].
[17] Audrey PM (propos de Jérémy Hervieux), « Dans les coulisses de Manon Grenier », sur Urbania, 26 février 2018. https://urbania.ca/article/dans-les-coulisses-de-manon-grenier/ [consulté le 27/02/2018].