Mange ta main

VIRGINIE LARIVIÈRE, CO-PORTE-PAROLE, COLLECTIF POUR UN QUÉBEC SANS PAUVRETÉ

Illustration : Catherine Lefrançois

Se nourrir. Voilà bien une activité banale. Objet du tiers des « livres pratiques » vendus au Québec [1], la nourriture prend la pose ici [2] et là [3]. Les tendances culinaires se déclinent en autant de variantes qu’il y a désormais de types de « lait » (de vache, de soya, d’amande, d’avoine, de chanvre, etc.) pour concocter son café latte. La boustifaille a la cote et se nourrir n’a jamais été aussi « glamourisé ».

Cet engouement pour la bouffe et sa lumineuse mise en image éclipsent cependant le fait que des milliers de personnes peinent à se nourrir convenablement, faute de moyens. Le rapport annuel [4] du réseau des Banques alimentaires du Québec montre qu’en 2018 les demandes ont augmenté de 25 % par rapport à l’année précédente. Chaque mois, le réseau répond à plus de 1,9 million de demandes d’aide alimentaire. Une situation aussi alarmante qu’inacceptable.

75 $ d’épicerie

Les occasions de mettre en perspective alimentation et pauvreté n’ont pas manqué au cours de la dernière année; pensons à la série d’articles du Journal de Montréal [5] qui abordait les difficultés de nourrir une famille avec le salaire minimum ou encore aux millionnaires (que ce soit un homme d’affaires [6] ou le premier ministre [7]) qui épiloguaient sur la possibilité de bien manger malgré des revenus modestes.

Les affirmations voulant qu’on puisse faire une épicerie pour trois personnes avec 75 $ se sont multipliées, de même que les conseils moralisateurs sur ce que devraient consommer les personnes en situation de pauvreté. L’enjeu du droit à une saine alimentation s’est transformé en un débat polarisé, où tout tournait autour du coût d’un panier d’épicerie. Partant, les autres difficultés liées à l’approvisionnement alimentaire quand on tire le diable par la queue ont été occultées, notamment celles de l’offre et de l’accessibilité [8].

Dans le rouge

La pauvreté s’inscrit dans un contexte plus grand que le fond d’une assiette. Comme l’explique l’autrice Érynn Brook dans un billet illustré, c’est bel et bien à l’épicerie que la distinction entre être « cassé.e » ou être pauvre apparaît le plus crûment [9].

Être dans le rouge, c’est ne pas avoir de marge de manœuvre ni pour les imprévus ni pour les impératifs de la vie : les dents à faire réparer, les médicaments non couverts à acheter, les vêtements à remplacer, les anniversaires à souligner, etc.

Être dans le rouge, ça veut dire ne pas arriver à satisfaire l’ensemble des besoins de base reconnus. Ça veut dire ne pas avoir d’autre choix que de négliger l’un ou l’autre de ces besoins. Et puisque la facture d’Hydro-Québec et le loyer doivent être acquittés en entier, c’est bien souvent la dépense alimentaire qui écope.

La pauvreté s’inscrit dans la durée. Vécues semaine après semaine, mois après mois, l’insuffisance de revenus et l’insuffisance alimentaire mènent bien souvent à des problèmes de santé physique et mentale. Compresser ses dépenses d’épicerie, traîner sa calculatrice au supermarché, avoir faim, se priver, manger sans plaisir par manque de choix, recourir à un organisme d’aide alimentaire, ne pas pouvoir inviter ses ami.e.s à manger à la maison : la pauvreté finit par occuper un espace mental aussi grand que le vide laissé au ventre par la faim.

On ne meurt peut-être pas de faim au Québec, mais on y vit moins longtemps quand on est pauvre. Entre l’espérance de vie des personnes vivant dans un milieu défavorisé et celle des personnes vivant dans un milieu favorisé, l’écart moyen est de six ans à Montréal et de neuf ans à Québec [10].

Mesures partielles vs mesures structurantes

Les discussions entourant les enjeux alimentaires sont restées stériles et d’une portée politique fort limitée. Il suffit toutefois de consulter le dernier Plan d’action gouvernemental de lutte contre la pauvreté [11] pour constater que le gouvernement ne fait pas mieux.

Le Plan d’action fait l’impasse sur la principale cause de la pauvreté – l’insuffisance des revenus –, et privilégie le soulagement temporaire de quelques-uns de ses effets, en soutenant par exemple des programmes de sécurité alimentaire tels que la Tablée des chefs [12], la Fondation OLO [13] ou le Club des petits déjeuners [14]. Cette approche apporte un apaisement dont on ne saurait nier l’importance, mais ne règle en rien la situation.

C’est notamment pour cette raison que le Regroupement des cuisines collectives du Québec (RCCQ) réclame des actions politiques plus engagées dans sa Déclaration pour le droit à une saine alimentation [15]. De son côté, le Collectif pour un Québec sans pauvreté revendique, entre autres, le rehaussement des protections publiques à la hauteur de la Mesure du panier de consommation (autour de 18 000 $ par année pour une personne seule et 36 000 $ pour une famille de quatre), ainsi que l’augmentation du salaire minimum à 15 $ l’heure, pour permettre à une personne qui travaille toute l’année à temps plein de sortir de la pauvreté.

Ces solutions éviteraient à des milliers de personnes de se faire dire – avec des mots certes moins enfantins, mais pas moins insultants – par des bien nanti.e.s : « Mange ta main et garde l’autre pour demain. »

 

 Le plaisir : un besoin essentiel pour tou.te.s

En 2016, le Collectif a révélé les résultats de projet de recherche Le plaisir : un besoin essentiel pour touTEs [16]. Ce projet visait à réfléchir aux difficultés des personnes en situation de pauvreté à accéder à certains types de plaisir, notamment en raison des nombreux préjugés entretenus à leur endroit. Quels sont les plaisirs auxquels les personnes en situation de pauvreté ont peu ou pas accès? Pour répondre à cette question, les participant.e.s devaient prendre ces plaisirs en photo. On aurait pu s’attendre à voir des objets de luxe. Pourtant, les photos faisaient plutôt référence à des plaisirs simples comme manger de bonnes choses, recevoir des ami.e.s, posséder des objets neufs, de qualité ou pas trop démodés, avoir accès à la nature et à la beauté. Autrement dit, elles référaient pour la plupart à la satisfaction des besoins de base.

 


[1] Catherine Lalonde, « Que disent de nous les livres que nous achetons ?», dans Le Devoir, 23 avril 2016.

[2] Compte Instagram Ondejeune.

[3] Les recherches de recettes sur Pinterest.

[4] Les banques alimentaires du Québec, « Bilan faim 2018 ».

[5] Marie-Ève Dumont, « Ils ont fait l’épicerie avec 210 $ par semaine pendant un mois », dans Le Journal de Montréal, 10 mars 2018.

[6] TVA nouvelles, « « Ça ne m’a jamais coûté 210 $ et je ne suis pas un débile » ».

[7] Jérôme Labbé, « Possible de nourrir une famille avec 75 $ par semaine, croit Couillard », Radio-Canada, 20 septembre 2018.

[8] Myriam Leduc, « L’offre alimentaire, l’oubliée de la semaine », dans Le Devoir, 20 mars 2018.

[9] Erynn Brook, « The Difference Between Being Broke and Being Poor », dans Longread, juin 2018.

[10] Marie-France Raynault, La pauvreté et les inégalités sociales, de graves menaces à la santé des populations, Montréal, CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, 2017, p. 18.

[11] Plan d’action gouvernemental pour l’inclusion économique et la participation sociale 2017-2023.

[12] La tablée des chefs.

[13] La Fondation OLO.

[14] Club des petits déjeuners.

[15] Pour le droit à une saine alimentation.

[16] Collectif pour un Québec sans pauvreté, exposition «Le plaisir: un besoin essentiel pour toutes et tous ».