Ma mère, Louisa May Alcott et moi
RACHEL NADON
Ma mère n’a jamais travaillé. Ou plutôt si : elle a été femme au foyer toute sa vie. Sauf avant d’avoir des enfants : elle vendait des assurances pour la compagnie de son père. Elle a tout lâché pour réaliser son plus grand rêve : se marier, fonder une famille. Son plus grand rêve, au fond, je ne sais pas. Je ne lui ai jamais demandé. Ma mère et moi, on ne parle jamais de ça.
De ça : de son choix de carrière, qu’elle maintient encore; de mon incompréhension coléreuse, adolescente, devant ce que je prenais pour une obéissance aveugle à une religion culpabilisante et oppressante; de ce travail de technicienne juridique qu’elle aurait aimé faire, m’a-t-elle dit un jour, sans regret dans la voix; de mon malaise qui a persisté longtemps, comme si je pensais que ma mère s’était consciemment privée de quelque chose de désirable : une autonomie, un milieu de travail, des ami.e.s. On n’a jamais parlé, non plus, de ces soirées avec le club de vélo où elle allait avec mon père et d’où elle revenait avec un air indéchiffrable : elle avait dû répondre qu’elle ne travaillait pas non, quelle n’avait pas de métier, non, que c’était par choix, oui, qu’elle pensait peut-être, une fois les enfants partis…
Moi, je suis privilégiée : je suis étudiante au doctorat. Je fais une thèse sur l’imaginaire du travail dans le roman québécois de la deuxième moitié du XXe siècle. J’étudie entre autres ces personnages de femmes au foyer amoureuses, de travailleuses sans salaire, d’ouvrières malheureuses, de syndicalistes courageuses. Je ne sais pas qui elles sont, ces Philomène, ces Louise, ces Jeanne, ces Irène. Elles me fascinent. Elles me disent quelque chose.
Fille d’une femme au foyer et d’un syndicaliste pour qui l’université est le moyen fantasmé d’avoir un travail bien payé, une bonne situation, un fonds de pension, je suis aussi une étudiante de première génération. Je sais que le choix de mon objet de recherche n’est pas tout à fait anodin. Avec ce sujet de thèse, c’est comme si mon travail – dont mes parents ne saisissent que l’abstraction fondamentale de laquelle j’ai de la difficulté à répondre devant eux – acquérait une dimension concrète et matérielle. Comme si, parlant de ces romans de Jean-Jules Richard, de Pierre Gélinas, de Gabrielle Roy, j’abolissais une distance imaginaire et que, donnant voix à ces ouvrières, à ces ménagères, à ces syndicalistes, je les poursuivais, je leur faisais une place, je leur étais solidaire.
On m’a déjà dit qu’aux cycles supérieurs, on travaille sur nos obsessions. Je me suis demandé si on ne travaillait pas aussi sur nos contradictions. La fiction ne donne pas de réponse, et ne résout rien. Mais elle me donne à penser.
Un mariage de fiction
Ma grand-mère Evelyn Ducharme a été femme au foyer toute sa vie. Avant de marier mon grand-père René, elle plaçait tous les jours des centaines de chocolats dans des boîtes de chocolats à l’usine Laura Secord. Sa mère, Evelyn Deagan, a été femme au foyer toute sa vie. Avec sa sœur et toutes ses cousines, elle a travaillé jusqu’à l’âge de raison à l’Imperial Tobacco. À Saint-Henri, disait ma grand-mère, les Mary comme les Yolande roulaient des cigarettes ou remplissaient des bobines de fil à la filature de la Dominion avant de se placer, et de commencer la vraie vie : le mariage, la famille, les enfants.
En littérature comme dans la réalité, le mariage a trop longtemps été, pour les femmes canadiennes-françaises (ou anglaises, comme mes Evelyn), la « carrière » la plus envisageable. Comme le notent les auteur.e.s de Femmes de rêve au travail. Les femmes et le travail dans la production écrite de grande consommation au Québec, de 1945 à aujourd’hui [1], le travail salarié ne persiste souvent pas au-delà des épousailles fictives [2]: il permet par exemple aux filles de contribuer au salaire familial ou d’acquérir une certaine autonomie avant de quitter la maison la bague au doigt. Dans la réalité comme en littérature [3], le milieude travail a ses avantages, comme celui de provoquer des rencontres inédites : ainsi Evelyn a-t-elle rencontré René parce qu’ils descendaient tous les jours au même arrêt de tramway.
Avec les grandes guerres, c’est connu, le nombre de femmes sur le marché du travail augmente considérablement, dans les filatures et les usines notamment. Or, la littérature ne se saisit pas immédiatement de cette réalité. Dans les récits et les romans populaires des années d’après-guerre, le thème du travail féminin « reste minoritaire » malgré les changements sociaux [4]. Les héroïnes ont parfois l’ambition d’avoir un métier ou en pratiquent un [5], mais jusqu’à ce qu’un homme entre en scène et que leurs amours les ravissent. Les filles de milieux bourgeois, pour intellectuelles, vertueuses et travaillantes qu’elles soient, occupent rarement un emploi à l’extérieur de la sphère domestique [6].
Si pour les femmes fictives des récits sentimentaux des années 1940 et 1950, « l’amour doit l’emporter sur le travail », les travailleuses de certains romans que j’étudie vivent une certaine ambivalence quant aux relations amoureuses. Dans Les vivants, les morts et les autres (1959) de Pierre Gélinas par exemple, les représentations des femmes sont fort variées : il y a les mères mal mariées, Maria et Rachel, exilées en ville contre leur gré; Stéphanie, militante pour le Parti communiste canadien et que la famille déprime; Yolande, qui travaille dans les cabarets depuis la mort de son mari; Réjeanne, qui milite activement dans l’Union des travailleurs et travailleuses du textile. Toutes entretiennent un rapport problématique à la famille et aux exigences sociales.
Le personnage de Réjeanne est celui qui me fascine le plus. Employée de l’usine de la Dominion Textile dans Hochelaga, Réjeanne est plus intéressée par l’action syndicale que par les hommes; pour elle, le combat quotidien est « l’état naturel de sa condition [7] ». Frondeuse, fervente activiste, critique de la religion comme de la domination économique des Canadiens et Canadiennes français.e.s [8], Réjeanne finit cependant par se résigner au mariage avec Jean-Guy le scab et par abandonner l’action politique.
Malgré la force d’inertie des structures sociales qui ramènent Réjeanne à sa place, la lumière perce : le travail est pour elle son identité, son milieu, c’est là qu’elle devient sujet politique, qu’elle apprend à la fois à former sa pensée, à mener des actions directes et à croire à un avenir autre. Elle lutte contre la finalité d’un destin lié à sa condition de fille ouvrière, que sa mère tente de lui imposer en brandissant la menace d’un avenir mal foutu, celui d’une femme célibataire s’éreintant à l’usine pour presque rien. Ce n’est qu’une fois les solidarités dissoutes que Réjeanne se résigne à la vie matrimoniale; une fois les luttes perdues, les idéaux défaits et les amitiés déçues qu’elle abdique [9]. On ne sait pas si elle continue à travailler une fois mariée.
Filiations matrilinéaires
Encore aujourd’hui, certaines questions m’apparaissent insolubles. Comment comprendre le choix de ne pas s’affranchir économiquement, socialement, de son mari? Comment croire que ce choix n’est pas conditionné par une oppression intégrée et reconnue comme légitime, celle de la religion, du patriarcat? Quels impacts ont eu les luttes féministes des années 1970 et 1980 qui étaient contemporaines des réflexions et du choix de ma mère? Comment alors, en tant que sujet femme, construire son identité?
À l’automne dernier, mes parents ont vendu la maison familiale. Ma mère m’a demandé de faire un sort à la bibliothèque, dont elle ne voulait rien garder. J’ai pris ce qui me semblait être le plus significatif : un livre sur John F. Kennedy et un livre ayant appartenu à ma grand-mère Evelyn, Little Women de Louisa May Alcott (Quatre filles du docteur March, 1868). « To Evelyn. From Ma & Pop. 20 avril 1946 », lit-on sur la page de garde.
Malgré la pratique religieuse et la persistance des modèles familiaux et féminins traditionnels, Evelyn arrière-grand-mère et son mari Élias ont offert à Evelyn leur fille un roman qui explore la condition féminine sous l’angle de l’action et qui propose des représentations de la femme novatrices [10]. Par le biais du personnage de Jo, l’émancipation apparaît liée au savoir et non aux relations amoureuses (qui sont à peine effleurées).
Je ne sais pas si ma mère a lu Little Women.
Je sais qu’elle s’intéresse à mon discours féministe.
Je sais aussi qu’elle réfléchit à sa condition de femme au foyer.
Je sais que ses motivations ne sont pas aussi nettement tranchées que peuvent le laisser entendre certaines critiques féministes.
Je sais que je ne serai pas femme au foyer.
N’empêche.
Il faudra bien que j’en discute un jour avec ma mère.
[1]Denis Saint-Jacques, Julia Bettinotti, Marie-José Des Rivières, Paul Bleton et Chantal Savoie, Femmes de rêve au travail. Les femmes et le travail dans la production écrite de grande consommation, au Québec, de 1945 à aujourd’hui, Montréal, Éditions Nota bene, coll. « Études culturelles », 1998.
[2] Tant pour les héroïnes aristocrates des romans d’amour de Delly que pour celles des récits destinés aux femmes et publiés dans les revues populaires, « l’amour doit l’emporter sur le travail, car la véritable “carrière”, c’est le mariage » (ibid., p. 35).
[3]Dans les récits sentimentaux de la Revue populaire, par exemple, « le travail joue un rôle en tant que motif d’intrigue. Il permet à la jeune fille de fréquenter librement, hors du cadre des stratégies d’échange familial, des gens que ne lui auraient pas présentés ses proches » (idid, p. 40).
[4] « Si la littérature populaire a effectivement thématisé cette mutation déterminante de la condition féminine qu’est l’accroissement sensible de la part des femmes sur le marché du travail, ce thème reste minoritaire. En fait, c’est plutôt par omission que le roman sentimental est conservateur; il survalorise la sphère privée, l’intime, l’espace du sentiment et de la famille et, parallèlement, tend à ignorer le travail comme thème ou à ne lui accorder qu’une place narrativement subalterne » (ibid., p. 56).
[5] « Le travail est généralement plus présent dans les ambitions initiales des héroïnes qu’à la fin des récits où tout est récupéré par l’amour » (ibid., p. 36). Or, si le travail mène « quasi invariablement l’héroïne du travail salarié aux tâches domestiques non rémunérées, il faut comprendre à quel ancien rêve de promotion sociale » il se réfère : celui du « conte de fées », du mari pourvoyeur qui « dégag[e] complètement l’heureuse élue de l’obligation de travailler » (ibid., p. 156).
[6] On peut penser aux personnages féminins de Delly, « une des romancières les plus emblématiques du genre [du roman sentimental] » (ibid., p. 27), et dont « le travail ne doit pas dépasser les limites de la demeure familiale ou le périmètre du château où elle a été accueillie et placée sous la protection du seigneur et de sa famille » (ibid., p. 30).
[7] Pierre Gélinas, Les vivants, les morts et les autres, Montréal, Édition Trois-Pistoles, 2011 [1959], p. 58.
[8] À sa mère qui affirme que la lutte syndicale et la grève sont vaines parce que les entreprises sont trop puissantes, Réjeanne réplique : « Franchement, sa mère, ça m’amuse pas d’être en grève. Seulement, on peut pas vivre en rampant toute sa vie » (ibid., p. 174).
[9] La fin de la grève, la difficulté de convaincre les employé.e.s de poursuivre le combat et « tout le reste […] dispersé aux quatre vents de la vie quotidienne » lui fait découvrir une autre réalité, un autre avenir possible, celui du mariage et non du travail à la filature : « Rejetée sur elle-même, elle avait découvert les servitudes de son âge et de sa condition de jeune fille. […] Justement, elle pressentait ne l’être plus [libre] : aurait-elle désormais autre chose que des devoirs de ménagère? D’être pour Jean-Guy, ou pour tout autre homme, ce que sa mère avait été pour Wilfrid? Désorientée et meurtrie, Réjeanne n’était toutefois pas encore résignée » (ibid., p. 301). C’est une fois qu’elle abandonne définitivement le militantisme – en refusant d’aider son ami Maurice Tremblay à organiser sa campagne électorale pour le Parti communiste — qu’elle accepte de marier Jean-Guy.
[10] Comme le souligne Claire Le Brun, Little Women est considéré par la critique féministe américaine « comme l’un des premiers Female Bildungsromane américains » (« De Little Women de Louisa May Alcott aux Quatre filles du docteur March : les traductions françaises d’un roman de formation au féminin », Meta, vol. 48, no 1-2, 2003, p. 48). Il faut dire que Louisa May Alcott vient d’une famille féministe et abolitionniste, et qu’elle a elle-même écrit, avant Little Women, des romans particulièrement critiques. Le Brun ajoute aussi que « peu de romans destinés à un jeune public féminin, tous pays et langues d’origine confondus, ont connu en France et dans les pays francophones un succès aussi unanime et aussi durable que Little Women de Louisa May Alcott » (ibid., p. 47).