Ma maison
SUZANNE VALLIÈRES-NOLLET
Illustration : Virginie Larivière
Je voulais une maison qui abrite et je me ramasse dans une maison qui enferme.
Seule avec le chat, depuis cinq semaines, au milieu de ces douze longues pièces blanches, pas blanches comme sur Insta, blanches comme encore sur le primer, avec le gyproc sans moulures à la base près du plancher, qui me rappelle que je vis dans de la brique et du carton. Entourée de matériaux. À moi. Ma brique. Mon plâtre. Mon bois. Je suis propriétaire.
C’est ben d’la job.
Blanc en dedans, blanc en dehors. L’hiver se ligue avec les murs pour me confiner. Ce bout de dehors là aussi est sous ma responsabilité. Me péter le dos à pelleter. Vérifier les branches à risque de casser sous la prochaine bourrasque.
Ma pièce favorite dans cette maison c’est elle, cette pièce sans plafond pleine d’arbres et d’herbes et de mouches et de june bugs et de légumes racines.
Pièce fermée, condamnée pour quatre mois. Je ne l’ai pas apprivoisée dans cette saison, je ne sais pas par quel bout la prendre quand elle ne foisonne pas autant, c’est comme si tu me disais que je dois faire cuire les spaghettis dans la salle de bain, comme si je devais dormir dans le four, je ne sais pas quoi faire quand elle se déguise en hiver.
Et toi tu es parti déjà depuis cinq semaines.
Au début, j’avais peur, la nuit, entourée de vide, dans ma chambre sans porte, dans cette maison écho que nous avions refaite ensemble.
Tu n’es pas là et depuis cinq semaines c’est comme si je dors suspendue à côté de chez moi.
C’est toi ma maison.
*
Je voulais une maison qui accueille et j’ai une maison qui éloigne.
C’est la distance, ce trois heures et demie de route qui fait montagne entre moi et celles que j’aime, que j’ai aimées, que j’ai envie d’aimer.
J’ai perdu des amies, comme si je les avais mal attachées sur le toit de mon char quand j’ai déménagé, comme si j’avais oublié de leur donner ma nouvelle adresse.
Où êtes-vous, vous dont les yeux résonnent encore en moi quand je vois votre profil s’afficher sur mon écran ? Vous qui étiez une habitude heureuse, qui êtes devenues une occasion spéciale douce-amère ?
J’ai des chambres vides pour recevoir vos corps endormis. J’ai des chaises vides autour d’une table trop grande pour vous offrir des pêches au déjeuner. Je fais pousser des fleurs bleues pour vous les offrir en bouquets. Forget me not.
Cet été je pensais construire un terrain de pétanque.
Viendrez-vous ? Reviendrez-vous ?
Je ne me suis pas habituée à votre absence.
C’est vous ma maison.
*
Je voulais une maison pour que ma joie demeure et je me ramasse à la petite cuillère si souvent.
Il faut que je sois honnête, que je n’aie pas honte : j’ai cru qu’une belle maison me rendrait heureuse. J’ai cru qu’une pièce bien à moi me ferait écrire. J’ai cru qu’un beau vase ferait pousser des roses.
Si peu de choses arrivent d’elles-mêmes.
Et pourtant, pourtant, je suis bien, ici. Il fait bon, il fait lumière, il fait grand.
Ce n’est pas rien. Mais ce n’est rien de plus.
*
Ma maison est une légende creuse. Elle n’est pas magique.
En 1897, un homme l’a fait bâtir.
En 1997, un homme l’a abandonnée.
Vingt ans plus tard, à corps battant, le dos courbé à force de marcher à contresens dans la tempête chaotique de la marche du monde, nous l’avons sauvée d’une mort certaine, d’une disparition qui nous heurtait car elle nous rappelait l’impermanence de toute chose.
Le village retenait son souffle. Allait-on vraiment réussir notre pari ? Le dimanche, les voitures ralentissaient pour observer l’avancement des travaux. Marteau, brouette, bouette.
Maison historique, maison hantée, maison dangereuse, maison trop belle pour nous, maison trop grande pour deux, maison trop chère pour nos salaires.
Ce carré de briques et de plâtre a changé nos corps, nos savoirs, nos vies.
Nous y sommes attachés par fierté, par orgueil. Trois ans de rénovations, c’est un projet qui vous attache, qui vous ancre, aura-t-on le courage de la céder à d’autres, un jour, cette maison dont nous connaissons chaque vis et chaque fantôme ?
Et si les gens à qui nous la vendons la laissaient brûler ? Et s’ils peignaient en blanc crème la rampe d’escalier d’origine en bois de cerisier ? Et s’ils mettaient du prélart ? Et s’ils la démolissaient ?
*
Ma maison me protège et je protège ma maison.
Je sais que malgré l’amertume de la solitude, de l’éloignement, de l’enfermement, je sais que je l’aime.
Il est plus facile de quitter ce que nous n’aimons pas. Mais pour aimer pleinement ma maison, il faut que je me donne le droit de la quitter.
Sinon j’étouffe.
Sinon ses murs ne sont que des frontières et pas des couvertures, sinon son toit est une chape et pas un parasol.
Elle est si belle, ma maison. J’aimerais pouvoir la mettre dans une valise et l’emmener avec moi quand je partirai d’ici.
Mais non. Quand je partirai, je laisserai tout à sa place. Chaque meuble, chaque photo, chaque morceau de vêtement, chaque miette de ma vie, et la tasse de café à moitié bue sur la table, et les pêches que mes amies n’auront pas mangées au déjeuner, et les draps lavande des lits toujours faits toujours prêts, et le terrain de pétanque où le plantain poussera, et sans barrer la porte, sans la fermer même, peut-être, je m’en irai, en piquant par le petit bois, vers l’est, en marchant à grandes gorgées de vent frais, les larmes aux yeux peut-être, mais les dents chauffant au soleil au cœur de mon sourire.
C’est moi, ma maison.