Ma grand-mère bedeau
MARIE-MICHÈLE RHEAULT
Je n’étais pas allée à la messe depuis un bon bout de temps. Pourtant, ce matin du Premier de l’an, j’y suis allée. Malgré la fatigue et les effluves d’alcool liés au party de la veille, malgré le froid mordant des matins de janvier de mon Abitibi natale, je me suis levée et suis allée à la messe. La petite église en pierres des champs de mon village a tout pour être chaleureuse. Elle est minuscule, mais la poignée de paroissiens qui y viennent chaque semaine laisse la majorité des bancs vides et la fait paraître grande et froide. Je suis entrée et me suis assise à côté de mon épouse qui m’avait entraînée là. Elle avait dit à ma grand-mère en lui mettant doucement la main sur l’avant-bras : « Demain matin, Madame Duval, on va aller à la messe. » Mes gros yeux n’avaient pas suffi pour qu’elle dise in extremis que c’était une blague et que nous n’irions pas. Nous avions tenu parole. Il faut dire que le « Ça serait le plus beau cadeau du jour de l’An qu’on pourrait me faire! » lancé par ma grand-mère en me regardant avec des petits yeux de biche ne m’a pas laissé le choix.
Je me suis assise sur un banc, donc, et j’ai regardé un peu autour de moi. Mon esprit divaguait entre les souvenirs que ce lieu évoquait en moi et l’impatience de retrouver la chaleur de mon lit. Puis, j’ai vu ma grand-mère. Elle se tenait bien droite du haut de son même-pas-cinq-pieds à côté du curé. Le poids des années avait écrasé ses vertèbres, la laissant petite et frêle, mais elle avait la tête bien haute et le geste vif. C’était elle la vedette. C’était elle qui attirait mon attention. Elle connaissait chaque prière, chaque tâche qu’elle avait à exécuter pour le bon fonctionnement de la messe. Elle se déplaçait dans le chœur avec une aisance déconcertante. À la voir aller, personne ne pouvait se douter que ses yeux sont moins bons depuis quelque temps. À ce moment précis, personne ne pouvait dire de cette femme, qui pourtant a de trop fréquents épisodes de cécité, qu’elle pourrait hésiter une seconde sur l’emplacement du calice. Ce matin-là, elle effectuait chaque geste avec la précision de celle qui a un œil de lynx.
La messe s’est déroulée comme à l’habitude : sermon, lectures, prières à voix haute. Je n’ai pas prononcé le Notre-Père comme les autres paroissiens qui assistaient à la messe. Je ne le fais jamais. Pourquoi le ferais-je, moi qui ne crois pas? Mais je le dis quand même dans ma tête. Juste pour voir si je le connais encore. Des bouts commencent à s’effacer de ma mémoire. C’est bon signe, je trouve. Pour la communion, c’est un peu la même chose. J’aime bien aller à la messe de Noël juste par tradition. J’aime l’architecture des églises et le côté « creepy » de l’art sacré, mais je ne crois pas, alors je ne communie pas. Mais ce matin-là, c’était ma grand-mère qui donnait la communion à côté du curé. Depuis que sœur Anita, vieillissante et fatiguée de s’occuper toute seule de ce grand presbytère froid, avait rejoint sa congrégation, c’était ma grand-mère qui aidait à donner la communion. J’y suis allée. Je me suis avancée dans l’allée, j’ai mis ma main droite sous ma main gauche (c’est peut-être le contraire qu’il faut faire, je ne sais plus) et j’ai reçu l’hostie – le fameux « corps du Christ » – des mains de ce petit bout de femme. Elle m’a offert l’hostie avec les mains de celle qui a toujours donné. Les mains de celle qui a pelé des patates sa vie durant. Des mains qui ont changé des couches, giflé des fesses de petits tannants et veillé l’enfant malade, son p’tit dernier, Denis. Elle m’a offert l’hostie comme elle m’avait servi le dîner tous les jours de mon enfance : avec bienveillance et générosité. Elle avait consacré sa vie à nous remplir le ventre, elle se réservait maintenant pour nous nourrir l’esprit ou l’âme, je ne sais trop. Elle seule en avait la certitude. Et elle avait toute la légitimité de le faire. Elle a la science de l’Église et connaît mieux que quiconque la signification de ce geste. Toutes ces années à rester bien sagement assise dans les bancs de la même église lui servent maintenant à s’élever au rang de bedeau. C’est elle qui dorénavant a la responsabilité du bon déroulement des activités paroissiales. Elle accueille les gens, prépare les célébrations liturgiques et voit à la tenue de la sacristie. « Madame Duval, c’est ma meilleure », de me dire le curé après la messe. Ça la rend heureuse de recevoir ces compliments. Je le vois bien. Elle a le petit sourire timide de celle qui n’a jamais eu d’éloges pour le travail qu’elle fait. Elle me dirait que c’est normal, que de s’occuper de sa famille, c’était ce qu’elle devait faire. Ma grand-mère ne le dirait pas que, parfois, elle trouvait ça difficile et qu’elle aurait aimé avoir de l’aide. Qu’elle aurait eu besoin de prendre une pause ou simplement de voir du monde. C’est une femme de sa génération, qui ne peut pas dire ces choses-là. Mais aujourd’hui la situation change pour elle. Ma grand-mère a une reconnaissance qu’elle n’a jamais eue de sa vie de femme au foyer. Elle fait encore ce qu’elle a fait toute sa vie. Elle panse et soigne. Elle range, lave et repasse (autrefois les vêtements de sa famille, aujourd’hui la chasuble du curé), elle donne tout son temps. Elle n’a toujours pas de salaire. Les femmes au foyer en auront-elles un jour? Mais la différence réside dans l’œil de ses pairs. Aujourd’hui, au sein de sa communauté, on applaudit son travail. On l’admire pour ses connaissances et pour ce qu’elle fait. On comprend ses responsabilités et on respecte son autorité. Ma grand-mère est bedeau. La première femme-bedeau de son village, c’est pas rien! Gageons toutefois qu’elle est la première bedeau à faire du repassage. N’empêche, lorsque je retournerai dans mon village, j’irai à la messe. Je m’avancerai vers l’autel pour recevoir encore une fois la communion des mains de ma grand-mère. Et je savourerai sa fierté (et ses brownies en allant la reconduire chez elle).