L’utérus responsable de tous les maux féminins : entre ignorance et imagination
Marie-Lou Beaudin
J’enseigne la biologie en soins infirmiers. Mon chapitre préféré? Celui sur le système reproducteur. C’est un sujet particulièrement riche. On peut s’en servir pour discuter de tabous, déboulonner de vieux mythes et se questionner sur notre société hypersexualisée, mais pas si bien informée.
Au cours du chapitre, on en arrive à l’utérus. Trois couches de tissus : l’endomètre, le myomètre et le périmétrium [1]. J’ajoute habituellement : « Saviez-vous que le mot « hystérique » vient du mot grec « hustera », signifiant « utérus » [2]? » Silence. Puis, chuchotements. Cette salle de classe est la plupart du temps remplie presque exclusivement de femmes. La première question posée à la suite de cette petite leçon de langue ressemble généralement à celles-ci : « Ça veut dire que l’utérus est la cause de l’hystérie? » ou « Ça veut dire que si on a un utérus, on est forcément hystérique? »
Le lien entre l’utérus et l’hystérie, on y a longtemps cru.
L’étude de l’histoire de la médecine féminine est fort intéressante, bien qu’il en existe très peu de traces. D’abord, elle est surtout révélatrice de l’omniprésence masculine dans ce domaine, et ce, depuis Hippocrate (460-370 av. J.-C.) [3]. C’est à ce dernier que l’on doit l’importante « théorie des humeurs », qui demeurera un principe fondateur en médecine jusqu’au 18e siècle [4]. Les humeurs, ce sont ces quatre liquides qui composeraient le corps humain : le sang, la phlegme, la bile jaune et la bile noire. Un déséquilibre de ces fluides entraînerait la maladie, la mélancolie, la colère ou encore les tempéraments sanguin ou flegmatique. C’est sur la base de ce principe qu’on a longtemps prescrit la saignée, ou encore les purgatifs, pour rétablir l’équilibre des liquides et « guérir » le patient [5].
« La femme ne peut-elle se transformer en homme? »
L’histoire de la médecine féminine témoigne aussi d’une grande ignorance — et de beaucoup d’imagination — de la part de ces spécialistes masculins. Si les médecins veulent découvrir le corps de la femme, c’est pour comprendre comment elle arrive à enfanter [6]. On se préoccupe donc principalement de « la matrice », c’est-à-dire l’utérus. Cependant, on le fait un peu à l’aveugle puisque les dissections humaines sont interdites, le plus souvent pour des questions religieuses [7]. On extrapole alors l’anatomie de la femme, interne et secrète, à partir de celle de l’homme ou grâce à la dissection d’animaux. Les préceptes d’un médecin de l’Antiquité appelé Galien (131-201), basés sur l’anatomie de porcs et de bœufs, resteront d’ailleurs des références en médecine féminine pendant presque 15 siècles [8]. Pour Galien, « toutes les parties génératives qui sont en l’homme se trouvent aussi en la femme [9] ». Il croit que les structures génitales seraient restées repliées à l’intérieur de l’abdomen féminin en raison de sa « nature froide et humide », alors que chez l’homme, ces mêmes organes se seraient élargis, dilatés et seraient sortis de son ventre puisqu’il est chaud et sec.
Ainsi, selon ces principes, le corps féminin est inachevé. Cette mobilité et cette capacité d’inversion des organes ont même mené à de nombreuses fables sur la transsexualité, où le membre viril daigne finalement sortir de l’abdomen d’une femme au moment où elle attend plutôt ses menstruations. On mentionne des observations de ce phénomène de transformation dans l’encyclopédie d’histoire naturelle de Pline l’Ancien (23-79), avant les travaux de Galien, et aussi plus tardivement dans le journal de voyage en Italie de Michel de Montaigne (1533-1592), publié pour la première fois en 1774 [10], [11]. Bien que ces fables semblent ridicules, elles furent tout de même le sujet d’une thèse soutenue à la faculté de médecine de Paris en 1624 par Guy Patin et ayant pour titre « La femme ne peut-elle se transformer en homme? [12] ». Rassurons-nous, l’étudiant en serait arrivé à une réponse négative.
Des noms d’hommes dans l’anatomie féminine
Le vocabulaire servant à décrire la femme sera d’abord calqué sur celui de l’homme : le col de l’utérus est décrit comme une verge inversée, les ovaires sont appelés « coillons » ou « testicules », et le clitoris est nommé « prépuce » [13]. Un vocabulaire plus spécifique à l’anatomie féminine sera développé lorsqu’on constatera qu’il y a bien plus qu’une différence de position avec les organes de l’homme. Cela se produit probablement au 16e siècle avec l’augmentation – bien que très restreinte — du nombre de dissections [14]. De plus, à cette époque, les ouvrages sur la gynécologie, l’obstétrique et l’hygiène se multiplient.
Si vous avez étudié un tant soit peu l’anatomie il y a plus de dix ans, au secondaire ou au cégep, vous avez peut-être remarqué qu’il restait encore des traces de la prépondérance masculine dans les manuels. Pensons d’abord aux trompes de Fallope : Gabriel, de son prénom (1523-1562), aurait décrit le premier l’anatomie fine de l’utérus, ainsi que le clitoris [15]. Puis, les glandes de Bartholin : lubrifiant le vagin et la vulve lors de l’excitation sexuelle, elles ont été découvertes par Casper Bartholin, dit « le jeune » (1655-1738) [16]. Finalement, le point G a été nommé en l’honneur d’Ernest Gräfenberg, le médecin impliqué dans le développement du stérilet (et qui aurait lui aussi découvert une zone érogène, mais il n’est pas clair que ce soit celle dont on parle tant) [17]. Dans les plus récents livres de référence, ces patronymes tendent à disparaître : on parle maintenant de trompes utérines et de glandes vestibulaires. Le point G n’a cependant pas changé de place dans l’alphabet.
L’utérus, cet animal…
Revenons à l’hystérie. Cet utérocentrisme de la médecine en vient à attribuer à la matrice tous les maux de la femme. Dans l’Antiquité, l’organe a les traits d’une bête dotée de sentiments et d’une grande sensibilité olfactive, un « animal dans l’animal ». On peut lire de telles descriptions au 16e siècle, notamment dans le Livre de l’anatomie d’Ambroise Paré (1510-1590), chirurgien français [18] :
Or, pour le dire en un mot, la matrice a ses sentiments propres, estant hors de la volonté de la femme; de manière qu’on la dit estre un animal, à cause qu’elle se dilate et accourcit plus ou moins, selon la diversité des causes. Et quand elle desire, elle fretille et se meut, faisant perdre patience et toute raison à la pauvre femmelette, luy causant un grand tintamarre [19].
L’utérus, ainsi irrité, pourrait s’agiter et se déplacer dans le corps, provoquant mélancolie, vertiges, sautes d’humeur, hystérie ou même étouffement chez la patiente. Pour qu’il reprenne sa place, on l’attirait avec de douces fragrances appliquées près du vagin. On conseillait aussi à la femme d’être enceinte le plus souvent possible, pour occuper « l’animal » et le maintenir en place [20].
Jean Fernel, médecin de Diane de Poitiers et de la reine Catherine de Médicis, a publié un livre sur l’hystérie en 1646 [21]. Pour lui, l’utérus n’est qu’un organe comme le sont l’estomac et l’intestin [22]. Cependant, il considère que la rétention des menstrues en son sein peut affecter l’organisme en entier, jusqu’à engendrer l’hystérie. Dans le même ordre d’idées, Galien disait que l’accumulation des sangs produirait des vapeurs internes, ce qui provoquerait la suffocation de l’utérus et le dysfonctionnement d’autres organes [23].
Le pouvoir des menstruations
Pour éviter l’hystérie, il faut donc avoir ses règles. L’écoulement du sang permet d’éliminer l’humeur en trop pouvant mener à un déséquilibre — en concordance avec la théorie d’Hippocrate —, mais aussi permet de se débarrasser des substances toxiques et ainsi de se purifier. Il y a là une certaine contradiction, puisque les menstruations ont longtemps été vues comme un signe d’impureté et même de dangerosité. Pline l’Ancien décrit ainsi le pouvoir des menstruations : « Aux approches d’une femme dans cet état, les liqueurs s’aigrissent, les grains qu’elle touche perdent leur fécondité, les essaims d’abeilles meurent, le cuivre et le fer rouillent sur-le-champ et prennent une odeur repoussante [24]. » À la fin du 19e siècle, on a demandé à des femmes réglées de marcher dans des champs de choux afin de se débarrasser des insectes détruisant les récoltes.
À ce compte-là, il vaut donc mieux être enceinte : l’utérus se tient tranquille et on est moins menaçante. Des arguments bien complexes et contradictoires avec, entre les lignes, l’incitation indirecte à se marier et à enfanter. Rappelons aussi qu’à la Renaissance, l’hystérie était associée au diable, ce qui a fait monter de nombreuses femmes au bûcher [25].
Les idées modernes
Ce n’est qu’à la fin du 18e siècle que le milieu médical a finalement accepté que l’hystérie était plutôt causée par le cerveau et qu’elle pouvait aussi toucher l’homme, annihilant ainsi toutes les hypothèses farfelues citées plus haut. Dans toute cette épopée médicale, quelques voix masculines se sont fait entendre pour défendre l’autre sexe. Les lacunes suivantes étaient énoncées : dans la conception créationniste, comment peut-on admettre que le maître d’œuvre se soit trompé en créant une « espèce » imparfaite? Pourquoi dénigrer les femmes alors que Dieu les a choisies pour perpétuer l’espèce humaine? Il y a probablement eu quelques voix féminines, aussi, lorsqu’elles ont réussi à faire leur place dans les universités. Une des premières des temps modernes fut Elizabeth Blackwell, qui a obtenu son diplôme de médecine en 1849, à New York [26]. Au Québec, Irma Levasseur fut la première Canadienne française à pratiquer la médecine, en 1903, après des études au Minnesota [27].
L’histoire de la médecine féminine est donc le reflet de cette longue domination des hommes dans le monde de la science, d’un manque flagrant de connaissances et de vocabulaire anatomique, ainsi que de fantasmes associés à la matrice. On peut sans doute être rassurées de toutes les avancées technologiques récentes et de la progression du nombre de femmes en médecine au Canada. Le Québec domine d’ailleurs le palmarès des provinces en se rapprochant de la parité [28]. Cependant, des tabous liés au corps féminin restent encore à briser, entre autres à propos des menstruations. La réaction qu’a suscitée la nageuse chinoise Fu Yuanhui en parlant de ses règles comme étant la cause de ses résultats aux derniers Jeux olympiques le prouve [29].
[1] MCKINLEY, Michael P. et al., Anatomie et physiologie (adaptation française par Dave Bélanger et al.), Chenelière Éducation, Montréal, 2014.
[2] RAY DEBOVE, Josette et Alain REY, Le petit Robert 2012, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 2012.
[3] JOUANNA, Jacques, « Hippocrate de Cos (~460—env. ~370) », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/hippocrate-de-cos/] (page consultée le 3 septembre).
[4] SPITZ, Sophie, « Théorie des humeurs », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/theorie-des-humeurs/] (page consultée le 2 septembre).
[5] SPITZ, Sophie, « Théorie des humeurs », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/theorie-des-humeurs/] (page consultée le 2 septembre).
[6] BERRIOT-SALVADORE, Evelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1993.
[7] Auteur inconnu, Portraits de médecins — La médecine de la Renaissance du XVe et du XVIe siècles, 15 février 2014,[https://medarus.org/Medecins/MedecinsTextes/divers_institutions/medecine_3_renaissance.html], (page consultée le 3 septembre).
[8] BROSSOLLET, Jacquelin, « Claude Galien (131 env.-env. 201) », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/claude-galien/] (page consultée le 5 septembre 2016).
[9] BERRIOT-SALVADORE, Evelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1993.
[10] GRIMAL, Pierre, « Pline l’Ancien (23-79) », en ligne. Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/pline-l-ancien/] (page consultée le 5 septembre 2016).
[11] GARAVINI, Fausta, « Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/montaigne-michel-eyquem-de/] (page consultée le 5 septembre 2016).
[12] BERRIOT-SALVADORE, Evelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1993.
[13] BERRIOT-SALVADORE, Evelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1993.
[14] Auteur inconnu, Portraits de médecins — La médecine de la Renaissance du XVe et du XVIe siècles, 15 février 2014, [https://medarus.org/Medecins/MedecinsTextes/divers_institutions/medecine_3_renaissance.html], (page consultée le 3 septembre).
[15] GACHELIN, Gabriel, « Gabriel Fallope (1523-1562) », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/gabriel-fallope/] (page consultée le 5 septembre 2016).
BERRIOT-SALVADORE, Evelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1993.
[16] ENERSON, Ole Daniel, « Bartholin’s gland (Caspar Bartholin The Younger) », Who named it? A dictionary of medical eponyms, 2016, [https://www.whonamedit.com/synd.cfm/3320.html] (page consultée le 6 septembre 2016).
Auteur inconnu, Portraits de médecins – Famille Bartholin, 15 février 2014, [https://medarus.org/Medecins/MedecinsTextes/bartholin.htm], page consultée le 6 septembre 2016.
[17] VANDAMME, et al. Initiation à la connaissance du médicament, Éditions médicales internationales, Cachan, 2010.
[18] BROSSOLET, Jacqueline, « Ambroise Paré (1510 env.-1590) », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/ambroise-pare/] (page consultée le 5 septembre 2016).
[19] PARÉ, Ambroise, Œuvres complètes, t. II, De la Generation, ch. LII, p. 753, cité dans BERRIOT-SALVADORE, Evelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1993.
[20] BIG BROWSER (blogue), « Maïeutique : l’étonnante histoire de la théorie de l’utérus mobile », Le Monde.fr, 8 mai 2014, [https://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2014/05/08/maieutique-letonnante-histoire-de-la-theorie-de-luterus-mobile/] (page consultée le 5 septembre 2016).
[21] BROSSOLLET, Jacqueline, « Jean Fernel (1497-1558) », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/jean-fernel/], (page consultée le 4 septembre 2016).
[22] BERRIOT-SALVADORE, Evelyne, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Honoré Champion Éditeur, Paris, 1993.
[23] BIG BROWSER (blogue), « Maïeutique : l’étonnante histoire de la théorie de l’utérus mobile », Le Monde.fr, 8 mai 2014, [https://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2014/05/08/maieutique-letonnante-histoire-de-la-theorie-de-luterus-mobile/] (page consultée le 5 septembre 2016).
[24] LE NAOUR, Jean-Yves et Catherine VALENTI, « Du sang et des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle Époque », Clio. Histoire, femme et société, 14 (2001) [https://clio.revues.org/114] (page consultée le 30 août 2016).
[25] LEMPÉRIÈRE, Thérèse, « Hystérie », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/hysterie/] (page consultée le 1er septembre 2016).
[26] UNIVERSALIS, « Elizabeth Blackwell (1821-1910) », Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis-edu.com/encyclopedie/elizabeth-blackwell/] (page consultée le 7 septembre 2016).
[27] BOUCHARD, Serge, « Quand l’oubli devient scandale », L’Actualité, 3 novembre 2008, [https://www.lactualite.com/culture/quand-loubli-devient-scandale/] (page consultée le 7 septembre 2016).
[28] LABBÉ, Jérôme, « La profession de médecin se féminise, surtout au Québec », Ici Radio-Canada.ca, 30 septembre 2015, [https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2015/09/30/002-femmes-medecins-profession-metier-portrait-rapport-icis-quebec.shtml] (page consultée le 6 septembre 2016).
[29] CHERRID, Margot, « Rio 2016 – Quand la nageuse Fu Yuanhui brise le tabou des règles dans le sport », TV5, 19 août 2016, [https://information.tv5monde.com/terriennes/rio-2016-le-tabou-des-regles-dans-le-sport-123831] (page consultée le 13 octobre 2016).