Lumière sur Berenice Abbott
SOPHIE IMBEAULT
« Tout peut être transformé, déformé, éliminé par la lumière. Sa souplesse est la même que celle du pinceau, exactement », a déclaré un jour le photographe surréaliste Man Ray. Vous savez maintenant pourquoi je l’aime autant : entre autres parce que nous partageons une passion commune pour la lumière. Tous les jours ou presque, je contemple, pendant les cinq minutes que dure le moment, le soleil déclinant sur les cadres et la bibliothèque qui meublent mon salon. Tous les jours, je me dis à haute voix : « Si simple et si beau. »
D’emblée, je serai franche, je vais maintenant parler de quelque chose de très intime avec vous puisque la photographie réfère à ma vision de la vie. C’est à cela que je vais vous donner un peu accès ici, rien de moins. Depuis quelque temps, je me suis mise à la photographie. Je demeure dans le culturel, mais je peux m’évader par l’image. Puis peut-être que je contribue un peu à laisser des archives derrière moi de ce qu’aura été la vie au Québec au début du XXIe siècle. Man Ray m’inspire beaucoup et c’est par lui que j’ai connu Eugène Atget, qui l’a lui-même grandement influencé. Ce photographe français, décédé en 1927, a laissé une œuvre documentaire impressionnante et émouvante sur la ville de Paris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Comme ces deux monstres de la photographie, je suis obsédée par les détails, la ville et la lumière. Deux photographes, deux hommes.
Vous remarquez tout de suite la grande influence d’Eugène Atget sur les sujets de mes photos, les éléments décoratifs en particulier.
Eugène Atget, Heurtoir, hôtel Le Tellier, 5 rue du Mail, 1908. Tiré de Eugène Atget. Paris, Fundacionmapfre, TF Editores et Gallimard, 2012, p. 179.
Détail d’une porte parisienne, Sophie Imbeault photographie, 2014.
Il y a pourtant une femme, assistante de Man Ray à ses débuts, qui a consacré une bonne partie de sa vie à faire connaître l’œuvre d’Atget, que je croisais sans jamais la rencontrer vraiment. Comment ai-je pu passer à côté d’elle, me dis-je, quasi honteuse? Il aura fallu qu’on me propose d’écrire un article sur la photographie dans cette revue pour que je découvre, en un clic sur Internet, la photographe américaine Berenice Abbott. Je venais alors de basculer vers une nouvelle passion. Soudain, me voilà à feuilleter le catalogue d’exposition à la recherche de son nom. Car tout nous rassemble. Entrez dans son univers en même temps que moi.
Une pionnière de la photographie documentaire
Berenice Abbott est née à la fin du XIXe siècle, en 1898 plus précisément, à Springfield aux États-Unis, ce siècle qui a aussi vu naître Atget, Man Ray, puis une invention qui allait être déterminante dans la vie des trois, la photographie. Berenice étudie en journalisme à l’Université de l’Ohio et fait ses beaux-arts. Voilà pour la formation, mais c’est la rencontre de certaines personnes qui va grandement influencer sa vie.
Berenice s’entoure rapidement d’artistes et d’intellectuels. Elle traîne dans le quartier phare de cette génération, Greenwich Village. Elle y rencontre la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, Marcel Duchamp, mais surtout Man Ray. Après avoir expérimenté diverses disciplines comme la sculpture et la peinture, elle quitte les États-Unis pour Paris, alors capitale de l’art, en mars 1921. Elle y retrouve Man Ray qui lui propose de devenir son assistante tout en lui apprenant les techniques propres à la photographie.
Bien vite, une concurrence s’établit entre l’élève et le maître. Berenice ne tarde pas à ouvrir son propre studio au 44, rue du Bac. Elle excelle rapidement comme portraitiste d’artistes et d’écrivains et compte parmi ses relations les personnalités les plus avant-gardistes de l’époque, telles que Jean Cocteau, Marie Laurencin, Max Ernst, James Joyce, André Gide, Foujita ou encore Sylvia Beach. Imaginez un peu quelle époque ça a dû être n’est-ce pas? En 1926, elle signe sa première exposition solo, Portraits photographiques.
Trois ans plus tard, elle rentre à New York où elle ouvre un studio à l’Hôtel des Artistes et voit ses photographies publiées dans les pages de Fortune, Vanity Fair ou encore The Saturday Review of Literature. Mais ce n’est guère le contexte dont elle a besoin pour vivre de son art. La concurrence avec les autres photographes, combinée à la crise et à la Grande Dépression, frappe de plein fouet son activité. En 1935, Berenice obtient enfin un poste de professeure de photographie à la New School for Social Research. La même année, elle obtient le financement attendu de l’administration américaine pour le projet de son livre, Changing New York (1935-1939). Très influencée par Atget, elle traque les changements de la ville et propose une œuvre à la fois documentaire et artistique. Ce projet donne lieu à une exposition au Museum of Modern Art en 1937.
En 1941, Berenice Abbott publie A Guide to Better Photography, qui connaîtra un grand succès. Puis, elle s’intéresse à la photographie scientifique, car à son avis, la science est désormais omniprésente. Elle fait une œuvre de vulgarisation et fournit des photos pour illustrer un livre de physique au Physical Science Study Committee of Educational Services ainsi que des illustrations sur la mécanique et la lumière au Massachusetts Institute of Technology.
En 1954, elle parcourt la côte est américaine par la route 1 et capture sur la pellicule ce qui caractérise la vie rurale. À la fin des années 1950, elle commence à se retirer de la scène photographique et se consacre à l’écriture. Elle décède en 1991 dans le Maine, où elle vivait depuis une quarantaine d’années.
Faire connaître le travail d’Eugène Atget
Berenice Abbott a photographié, mais elle a également œuvré à la reconnaissance internationale d’un autre photographe, Eugène Atget. Cette reconnaissance persiste, si bien que j’ai pu voir une exposition consacrée au photographe en 2012 au Musée Carnavalet. À la fin de sa vie, Eugène Atget est remarqué par les surréalistes qui y voient un précurseur par son style documentaire, la qualité plastique de ses photographies, son traitement de l’éphémère et du cadre urbain vide de ses gens.
Pour la petite histoire, Man Ray est voisin du vieux photographe amateur sur la rue Campagne-Première, dans Montparnasse à Paris. Il lui achète une quarantaine de clichés qu’il rassemble dans un album qu’il a tôt fait de montrer à Berenice. Pour elle, c’est le coup de foudre immédiat. En 1928, un an après sa mort, ses photos sont exposées au Salon de l’escalier (Salon des indépendants de la photographie) aux côtés de celles de Man Ray et de Berenice entre autres. Puis, cette dernière transfère le fonds d’atelier, qu’elle a acheté après le décès d’Atget, à son retour aux États-Unis en 1929. Par des expositions, des articles et des ouvrages, dont The World of Atget publié en 1964, elle cherche surtout à faire connaître le travail de documentation qu’il a fait des quartiers anciens de Paris, cette « résonance imprévue des choses ordinaires », tel que l’a écrit John Szarkowski. Berenice dira à son propos : « On se souviendra de lui comme d’un historien de l’urbanisme, d’un véritable romantique, d’un amoureux de Paris, d’un Balzac de la caméra, dont l’œuvre nous permet de tisser une vaste tapisserie de la civilisation française. » Un Balzac de la caméra, je suis tout à fait d’accord avec elle. Je vois, dans son travail, plusieurs parallèles à faire avec celui de l’historien (Eugène Atget. Paris, op. cit., p. 22, 28-29, 274-275).
Elle a consacré sa vie à mettre en lumière l’œuvre d’Atget pour lui éviter l’oubli. Elle signe même un magnifique portrait de lui en 1927, quelques jours avant sa mort. Mais, ironie du sort, sa propre œuvre tombe quelque peu dans ce malheureux oubli. Dans les années 1970, elle reçoit pourtant de nombreux prix. En 2000, elle fait son entrée à l’International Photography Hall of Fame and Museum. Une exposition lui est consacrée au Jeu de Paume à Paris en 2012.
L’instant qui disparaît
Je vous ai livré les grandes lignes de la carrière de Berenice. Que sait-on de sa vie privée? Peu de choses en somme, mais ses photos parlent pour elle. Regardez les photos que Man Ray a prises d’elle, nue, regardez les portraits incisifs qu’elle a réalisés de Peggy Guggenheim, de Cocteau ou encore d’Eugène Atget. Ne transpirent-ils pas la liberté, l’indépendance d’esprit (« Le monde craint les femmes indépendantes […]. Mais je m’en fous »), l’assurance, la vie brute sans artifice? Elle offre un parcours professionnel pour le moins éclectique, côtoyant l’avant-garde artistique européenne dans les années 1920 (comme je l’envie), puis passe à l’imagerie scientifique, n’a pas d’attaches institutionnelles, s’oppose à la vision de la photographie d’Alfred Stieglitz.
Son travail, particulièrement ses photos documentaires de New York, me touche et vous comprendrez rapidement pourquoi. Comme je suis historienne, je m’intéresse beaucoup au temps qui passe, aux traces du passé. C’est exactement ce que cherchait Berenice Abbott. Elle a écrit : « Le rythme de la ville n’est ni celui de l’éternité ni celui du temps qui passe, mais de l’instant qui disparaît. C’est ce qui confère à son enregistrement une valeur documentaire autant qu’artistique. » Enregistrer sur la pellicule ou le fichier numérique l’instant qui disparaît me parle énormément. La nostalgie du temps disparu. La photographie, tout comme l’histoire d’ailleurs, se conjugue toujours au passé.
Intérieur de Penn Station, Manhattan, 1935-1938, imprimé en 1935-ca 1990. Changing New York de Berenice Abbott, The New York Public Library, Photography Collection, Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs, ID: 482603.
J’ai voulu vous parler un peu de Berenice Abbott. La sortir de l’oubli, vous donner le goût d’aller voir son travail, vous laisser ces mots d’elle : « Certaines personnes ne sont pas encore conscientes que la réalité recèle des beautés sans précédent. Le fantastique et l’inattendu, le renouveau et le changement permanent, tout cela n’est jamais mieux explicité que dans la vraie vie elle-même. »
Puis défilent les noms d’autres grandes photographes dont j’aurais voulu vous dire quelques mots, parmi lesquelles il y a Julia Margaret Cameron, Dorothea Lange et Vivian Maer. Plus près de nous, la famille Livernois a marqué pendant 100 ans le monde de la photographie québécoise. Mais on oublie souvent que la maison a été fondée à Québec en 1856 par monsieur et madame Livernois. Elisabeth L’Herault, dit L’Heureux, est d’ailleurs elle-même photographe. Vous avez bien lu, il y a une femme qui, peu de temps après l’invention de la technique, pratique cet art au beau milieu du XIXe siècle dans la petite ville de Québec. À la mort de son mari, Jules-Isaie, elle administre même la maison pour ensuite s’associer à son gendre, Louis Fontaine dit Bienvenue. Les femmes photographes, qui traquent la lumière avec leur appareil, sont-elles condamnées à rester dans l’ombre?