Lui… Et les enfants
LICIA CANTON
Illustration : Virginie Larivière
C’est une photo, mais ce n’est pas n’importe quelle photo. C’est la photo que j’apporte avec moi à chaque voyage depuis 2002.
Un peu abîmée, elle a été pliée en deux par quelqu’un. Je ne sais pas qui, un enfant sans doute… quelqu’un qui ne sait pas qu’une photo ne se plie pas, ne devrait pas être pliée.
Le coupable pourrait être sur la photo en fait.
C’est un lit avec des personnes. Toutes ensemble dans le lit, très serrées. Le plus grand au centre avec ses bras autour des autres, des bras grands et forts.
Cette photo a beaucoup voyagé avec la photographe. La photographe qui a eu souvent besoin de quitter les gens sur la photo.
Tous en pyjamas dans le lit un beau dimanche, je me rappelle, c’était le dimanche de la fête des Pères en juin 2002, le 16 juin pour être précise.
Le lit de la photo est encore celui où je me couche chaque soir, même si lui dort ailleurs (parfois).
C’est le lit qu’il avait déjà lorsque je suis rentrée chez lui la première fois et que j’y suis restée. C’est le lit qu’il a acheté avec une autre. Un lit que j’aurais voulu changer à certains moments, mais il n’y avait jamais de temps, jamais d’argent, et le lit est toujours neuf alors pourquoi le changer? Pourquoi? Il est encore pareil. Je parle du lit.
Ce lit, s’il pouvait parler, en aurait long à dire. Il en a vu des choses, il en a entendu des choses. Ce lit en a vu de toutes les couleurs. Je ne sais pas ce qui s’est passé, ou qui est passé(e) par là. Qui a dormi dans ce lit avant moi? Je ne sais pas. Combien de femmes? Elles y sont restées une seule nuit peut-être ou plusieurs mois. Chose certaine, je suis la femme qui est restée le plus longtemps. Et apparemment, du moins je l’espère… la dernière. Il y a eu d’autres femmes beaucoup plus vieilles que moi; nos mères qui y ont dormi de temps en temps lorsqu’elles gardaient les enfants quand nous étions en voyage, très rarement. Je me dis, maintenant que nos enfants sont adultes (il y en a qui vivent encore avec nous), qu’il se peut qu’il y ait eu des étrangers qui ont dormi dans notre lit. Ça se peut. Je ne sais pas, je ne pose pas de questions. Je laisse des consignes quand nous ne sommes pas là, quand un de nos enfants organise une fête : personne ne doit rentrer dans notre chambre. Oui, c’est certain, maman, ne t’en fais pas, personne n’entrera dans votre chambre.
J’y crois un peu. Je n’y crois pas entièrement.
J’ai pleuré en regardant cette photo aujourd’hui. Des larmes comme celles qui ont coulées malgré ma joie et ma fierté la première fois que je suis partie en voyage après l’avoir prise, cette photo.
Heureuse, fière de mes découvertes à l’étranger, satisfaite de mes accomplissements…
J’ai appelé la première fois pour partager mon succès avec celui, ceux, que j’aime. J’étais heureuse en composant le numéro.
« La prochaine fois que tu décideras de partir… »
J’étais triste en raccrochant, surprise de son ton. Je me suis promis de ne plus appeler, mais ce sont mes enfants et j’ai appelé chaque fois.
Chaque conversation était plus courte que la précédente… plus désagréable.
« J’appelle pour parler avec mes enfants. »
Chaque fois, je pleurais.
Cette photo me rend triste, cette photo me rend heureuse. Cette photo me rappelle que j’ai choisi, que j’ai poursuivi mon chemin et mes objectifs même quand ceux qui m’aiment ne comprenaient pas. Oui, j’en suis convaincue. Ils m’aiment. Toutes les personnes sur cette photo m’aiment. Ils m’aimaient lorsque je l’ai prise, cette photo. Et ils m’aiment encore, beaucoup, aujourd’hui.
Ils ont tous souri lorsque je leur ai montré la photo aujourd’hui.
J’ai pleuré en regardant cette photo aujourd’hui. Les enfants sont tellement beaux, tellement sages, tellement petits. Le jour où la photo a été prise, je pouvais encore prendre chaque enfant dans mes bras. Même l’enfant qui s’est jointe à nous en premier n’a que sept ans sur cette photo. Une petite fille que j’aimais bercer à un mois, à un an. Je me rappelle du matin où je nourrissais cette enfant en lui donnant mon sein, juste avant d’aller au premier rendez-vous chez le pédiatre. Je me revois avec lui et notre premier enfant dans la salle d’attente. Je me rappelle notre réaction lorsqu’on appela le nom de l’enfant. C’était son tour, notre tour, mais nous les adultes étions surpris qu’on appelle le nom de l’enfant. Un nom de fille, celui que nous lui avions donné. Ce n’était pas mon choix; nous lui avions donné le nom que j’avais choisi pour deuxième prénom, et mon nom de famille comme troisième nom. N’importe, cet.te enfant, qui a 25 ans aujourd’hui, ne se dit plus fille, ne se dit pas femme, même si cette enfant se présentait comme telle. Cet.te enfant, mon enfant, notre enfant, a changé de nom, a changé de pronom. On ne dit plus « elle », mais « iel ». Le pronom qui est un peu des deux, mais aussi ni l’un ni l’autre, qui est le féminin et le masculin. Cet.te enfant est trans.
Cet enfant s’appelle par un autre nom que celui, que ceux, qu’on lui a donnés.
Cet enfant que j’aime tellement, qui m’aime tellement, a beaucoup souffert. Iel souffre encore. J’aurais voulu empêcher cela ; je veux empêcher cette souffrance quotidienne, mais je n’y réussis pas. Je pleure encore, je pleure dans la douche, là où personne ne m’entend, là où mes larmes se confondent avec l’eau qui coulent, l’eau chaude qui diminue ma douleur, l’eau froide qui me réveille, qui me donne l’énergie nécessaire pour continuer la journée, la semaine, le mois, l’année. Bref pour continuer… en espérant toujours que cette souffrance, la sienne, la mienne, la nôtre, s’éteindra un jour, bientôt.
J’ai pleuré en regardant cette photo aujourd’hui. Mon deuxième enfant, qui a quatre ans dans la photo, m’a beaucoup préoccupé à sa naissance. Il était jaune, très jaune. On me l’a pris à la naissance pour je ne sais quelle raison et j’ai protesté. « Non, je ne veux pas qu’on me le prenne. » Lui, il m’a expliqué qu’on allait me le ramener. À vrai dire j’étais un peu stressée à la naissance de ce garçon, parce que c’était un gars, parce que ce n’était pas une fille. Je n’avais pas eu de frère et je ne savais pas vraiment comment m’y prendre. C’est drôle ça. Un peu. Non, pas du tout. C’est étrange d’y repenser aujourd’hui.
Le plus petit n’a que huit mois sur cette photo. C’est l’enfant dont je n’étais pas certaine. Mais je le dis tout de suite à haute voix et sans hésitation : je suis hyper contente qu’il soit parmi nous. C’est juste que j’étais bien avec deux enfants. J’avais retrouvé ma forme. J’avais trouvé un équilibre entre le travail et la famille. J’avais le temps pour aller au gym, pour une vie sociale aussi. Je n’étais pas certaine d’y arriver avec trois enfants et c’est pour cela que nous avons attendu. Je n’étais pas prête. Puis un jour il me dit, « Lorsque les deux plus grands seront partis, il nous restera encore le plus petit. » Cela m’a convaincue.
Si je n’ai pas eu de regret pour le troisième, j’ai regretté ne pas en avoir eu un quatrième parce qu’il me semblait toujours que quelqu’un manquait à table à l’heure du souper. Si nous n’avions pas attendu si longtemps, il se peut qu’on aurait eu un autre enfant. Mais j’ai eu le plus jeune à 39 ans. Je n’ai plus retrouvé ma forme comme avant et depuis sa naissance je suis toujours en mode rattrapage dans tout ce que je fais. Mais je n’ai aucun regret. Aucun.
J’ai pleuré en regardant cette photo aujourd’hui.
J’ai pleuré des larmes de joie, des larmes de tristesse.
Des larmes de vie.
(le 5 février 2020)