L’odeur de l’avoine

CATHERINE ANNE LARANJO

Illustration: Catherine Lefrançois

 

Ça sentait mes seize ans.

Un mélange d’avoine dorée et de chocolat. De papier plastique déballé vite. Inconsciemment, presque en chantant.

Ça sentait les yeux de gars écartillés sur mon cas, grands pour encercler à la fois mes deux seins et mon visage et traverser mon corps pour cerner aussi mes deux fesses pamplemousses et le petit bout de mon nez clémentine.

Ça sentait l’abricot séché des mélanges de randonneur que tu traînes dans la poche latérale de ton sac pour le snack ça fait trois mois qu’ils sont là tu leur préfères les galettes magiques de la cafétéria.

Ça sentait le vieux tapis oublié sous le tas de vêtements à laver. Ça sentait le retard. La presse ou l’urgence ou le désir de l’ailleurs, de l’autre.

Le souvenir mélange les choses et les relie à la fois.

Aujourd’hui, mes seize ans sentaient les contours d’eux-mêmes. Aujourd’hui, entre nos deux chaises une assiette tenait, à moitié sur ton genou de psychologue devenu ami, à moitié sur ma cuisse d’anorexique en voie d’être guérie, entre les deux chaises que tu as choisies pareilles une assiette à moitié prise à moitié offerte, aujourd’hui notre rencontre sentait la cloche qui sonne tantôt.

Tu pars bientôt. Tu déménages. Tu t’es choisi un nouveau bureau. Tu regardais l’heure en douce. Tu choisissais tes moments de clôture. Pas quand tu m’accompagnais dans mes bains de larmes. Pas quand tu piochais dans ma collation d’adolescente. Pas quand tu glissais tes yeux sur les territoires de mon visage et les rivières de mes cheveux. Pas quand tu te réfrénais à t’y perdre à y frissonner. Tu es professionnel, tu n’aurais pas choisi une grande galette maladroitement arrondie comme je l’ai fait, toi tu ne regardais le temps que quand mes yeux étaient baissés sur les courbettes de mes mains pianotées.

Je jouais dans les morceaux de mes seize ans. Ils sentaient les raisins secs. Les miettes. Les petits restes de rien. C’était comme le filet chaud qui sortait des cuisines de la cafétéria entre les cours. Pendant les pauses trop courtes où nos sacs à dos s’écrasaient dans les ruées. Mes seize ans au cœur de nos déplacements vers le comptoir de service, passé la caisse enregistreuse et les machines à canettes, au-dessus du présentoir vitré encore vide du matin ou déjà nettoyé après le dîner.

Ça sentait la fugacité. L’instant volé. Le coup de vent répété.

Ça sentait les automnes en spirale, les décomptes marqués d’un surligneur rose ou bleu ou vert ou mauve, plus tard ils ont inventé le rouge et le fuchsia pour les cases de devoirs de l’agenda et les décomptes pour les vacances de Noël les semaines de relâche le congé de l’été.

Ça sentait les minutes suspendues. Comme une gomme balloune en plein centre.

Ça sentait le vestiaire, l’entre-deux. Le parfum Axe. La mousse à cheveux Garnier. Pas lisses pas frisés, juste corrects juste assez calculés. Ça sentait le mascara, le gloss à la vanille. Les petites culottes de dentelle, les tatoos frais faits, le désinfectant de piercing à nombril. Tous camouflés, papa maman tu sais.

Sous leurs atours nos mains douces et nos corps vierges sentaient fort. On était anguille sous roche, galettes d’avoine naturelle sous emballage commercial.

Ça sentait la cabane à sucre, les manteaux ouverts. Le vernis à ongles rouge clair, et sous les ongles d’acrylique nos doigts rompant les grandes galettes chaudes. Aujourd’hui j’ai revu mes mains d’adolescente découpant sur la Terre d’avoine entière des petits pays prêt-à-manger.

Ça sentait les tailles basses. Les projets inachevés. La pâte à biscuit crue, les contours de torses aux frontières inconnues. On allait les découvrir de quelque manière à tout moment.

Ça sentait les bières douces, les drinks avec des pailles et des couleurs et des parasols dedans. Les jupes roulées et les bas trois quarts diminués. Le coton de maigre qualité. Les sucettes de sous-sol. Les chips au ketchup, la trempette ranch, la sueur de corps emmêlés.

Aujourd’hui dans ton bureau de psychologue qui m’aide à déconstruire mes peurs en les dévêtant en nous en rhabillant ensemble différemment, tu m’aides à faire ça imagine tu te vêtis de peurs avec moi tu ressors de l’autre côté encore intact tout auréolé. Parfois c’est une salade-sac à dos le mélange que me faisait toujours mon père disparu. Parfois c’est une confiture tu en apportes un bocal complet on y trempe tour à tour nos index j’apprends à traverser les frigidaires en pleine nuit. Parfois c’est un gâteau au fromage j’étais toujours la première à reprendre une pointe, parfois c’est la crème glacée Oréo du Ben & Jerry’s de mes fêtes de Catherinette je l’appelais une banane gelée je m’en léchais les poignets de joie une abeille s’était cachée dans ma manche pour me blesser j’avais surtout pleuré d’échapper le trésor.

Aujourd’hui ce sont les galettes de mes seize ans, depuis je n’en ai ni mangé ni fait, c’est pour me punir en douce : on dit que l’avoine également apaise et réjouit. Aujourd’hui ça sentait la peau qui a le goût d’avoir fini d’être laide, ça sentait l’indescriptible, l’insaisissable couché juste là sous la première vague d’odeur, ça sentait le goût de vivre longtemps de défaire des desserts avec les doigts et d’exister assez profondément pour manger chacun des villages de ces grandes galettes croquantes jusqu’à tard dans la nuit du monde et loin dans le réconfort de se chercher sans devoir se trouver.