Liebig34 – The future is queer

SARA MINELLI

Collage et photos: Kaveh Ghoreishi

 

Le vendredi 9 octobre 2020, l’une des plus célèbres maisons occupées de Berlin, la Liebig34, a été évacuée par la police et remise à son propriétaire Padovicz, homme d’affaires à la tête d’un empire immobilier. Une cinquantaine de personnes qui y vivaient ont été expulsées. C’est la fin de trente ans d’un projet collectif anarchiste, queer et féministe. Mais la lutte continue.

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Quand on remonte la Liebigstrasse, dans l’ancien Berlin-Est – aujourd’hui un quartier bien aimé par les familles de la classe moyenne et les touristes –,  on tombe, à l’angle de la rue, sur un bâtiment coloré. Les fenêtres manquent toutes et il est entouré par des hautes barrières. À l’intérieur, des personnes avec des gilets orange jettent des objets par la porte ou par les trous des fenêtres sur un tas de détritus. À bien y regarder, il s’agit de meubles, lits, matelas, couvertures, bibliothèques, tables, chaises. La vie qui avait animé l’immeuble pendant trente ans est jetée ainsi dehors, transformée en objets froids et cassés. Sous les barrières s’alignent des bougies, entre les fils de fers, des fleurs et, sur des petits papiers, des messages de solidarité.

Le vendredi 9 octobre 2020, l’une des plus célèbres maisons occupées de Berlin a été évacuée et confisquée sur l’ordre du gouvernement local relativement à gauche, une coalition du parti socialiste (SPD), du parti de la gauche (die Linke) et des verts (Grüne Partei). Le tribunal avait décidé que l’usage de l’immeuble revenait à son propriétaire, un homme d’affaires, Gijora Padovicz, qui possède plus de cent bâtiments seulement dans le quartier de Friedrichshain (Berlin-Est)[1]. Il est connu pour avoir bâti son empire immobilier depuis les années 1990 par le rachat d’édifices, qu’il oblige petit à petit les habitant.e.s à quitter, pour pouvoir les rénover et les louer plus cher, afin d’en tirer de plus grands profits[2]. Il est l’un des agents de cette gentrification qui est en train de transformer Berlin à grande vitesse.

Liebig34 – histoires de squat

Liebig34 était l’un des squats les plus anciens et les plus stables à Berlin et dans toute l’Allemagne. Le collectif s’autoqualifie d’anarchiste, queer et féministe. Le lieu est également un symbole pour les mouvements militants de gauche. Comme l’écrivent les habitantes* du projet collectif, dans un communiqué de presse publié quelques jours avant l’évacuation :

« La Liebig34 est le symbole de la ville « d’en bas », symbole de solidarité et de liberté, il s’agit de vie commune, de vie queer, de luttes féministes. La Liebig fait partie de l’histoire de Berlin, de l’histoire féministe de cette ville, de l’histoire des squats. Ses murs racontent 30 ans de créativité, de non-conformité et de solidarité[3]. »

Le nom de la Liebig34, également appelée L34, est dérivé de l’adresse de l’édifice, qui est situé à l’intersection de la Liebigstraße et de la Rigaerstraße, sur celle qu’on appelle dans le quartier la « Dorfplatz », la place du village. C’est en effet un lieu de convivialité, où l’on se rencontrait pour boire une bière ou écouter de la musique, pour des rassemblements politiques, pour préparer une manifestation. Non loin du grand axe de l’ancienne capitale de République démocratique allemande (RDA) Berlin-Est, la Frankfurter (ex-Stalin) Allee, la Rigaerstraße est un lieu où de nombreux projets collectifs sont encore actifs, bien que toujours plus menacés par la gentrification du quartier.

L’histoire de la Liebig34 est le récit de projets collectifs et de créativité politique, mais elle accompagne aussi celle d’une ville mise sous pression par les investissements immobiliers, extrêmement lucratifs, en dépit de quoi, tout au long des années, on a construit une ambiance de voisinage et animé la vie du quartier.

Comme beaucoup d’autres immeubles dans la ville, celui de la Liebig34 a d’abord été squatté en 1990, l’été suivant la chute du mur de Berlin, lorsque de nombreux édifices sont restés vides, à cause des mouvements de gens et de capitaux provoqués par la fin de la RDA. En 1999, le squat Liebig34 s’est ensuite transformé en un espace réservé aux femmes et aux lesbiennes. Au fil des années, le collectif est devenu plus inclusif envers les personnes non binaires et trans[4]. Lieu de refuge pour toute personne victime de la violence patriarcale, cherchant à vivre en dehors des normes imposées par la société capitaliste, ayant besoin d’un toit, Liebig34 était aussi un lieu d’organisation et de débat. Liebig34 et les autres squats similaires à Berlin sont relativement germano-européens, bien que la ville soit désormais très internationale. Mais la politique défendue est ouverte sur les mouvements internationaux progressistes. Liebig34 a par exemple organisé de nombreux événements pour soutenir la révolution des femmes au Rojava.

Il y a plus de dix ans, lors de la crise économique, l’immeuble a été vendu par ses anciens propriétaires à Padovicz. Les habitantes* ont essayé de racheter la maison, mais Padovicz n’a pas voulu discuter. Lorsqu’en 2018 le contrat d’habitation a pris fin, et que les habitantes* ont refusé de partir, il n’a pas attendu dix jours pour commencer une poursuite judiciaire afin d’obtenir l’évacuation. Ce même entrepreneur loue un de ses immeubles sur le Kurfürstendamm au parti AFD (Alternative für Deutschland – extrême droite)[5].

Dans les médias, l’autorisation de l’évacuation de la Liebig34 a été souvent justifiée par la nécessité de faire respecter l’État de droit. Depuis 2015, toute la Rigaerstrasse a été déclarée « zone dangereuse » (Gefahrengebiet)[6], ce qui a permis d’attribuer plus de droits à la police pour fouiller et contrôler les personnes du quartier. Les militant.e.s des projets collectifs, qui sont nombreux sur la Rigaerstrasse, sont constamment qualifié.e.s d’« extrémistes de gauche », afin de les mettre sur le même plan que la droite extrême et de justifier la violence policière. En réalité, le procès qui a donné raison au propriétaire montre encore une fois que la justice n’est pas égale pour tout le monde, mais dépend d’intérêts économiques et politiques. Il a montré aussi que, Berlin attirant de plus en plus de capitaux, le marché immobilier est en train de changer le visage de la ville. Cette même année, d’autres endroits collectifs comme les bars Syndikat et Meuterei, le centre de jeunesse autogéré Potse-Drugstore, la maison occupée Rigaer 94, voisine de Liebig34, le groupe de roulottes (Wagengruppe) DieselA et le Köpi, squat hébergeant de nombreux concerts, parmi d’autres, ont été évacués ou sont menacés d’expulsion et font l’objet de raids policiers[7].

Dans le quartier autour de la Rigaerstrasse, les maisons occupées s’alternent désormais avec les bâtiments rénovés ou des complexes résidentiels nouvellement construits. Le voisinage n’est pas sans tension, les mouvements autonomes regardant d’un mauvais œil la gentrification du quartier, les gens récemment arrivés se plaignant de la musique à trop haut volume. Pour certain.e.s, ce sera sûrement un soulagement de savoir que le repère d’anarchistes et féministes queer sera probablement remplacé par un nouvel immeuble résidentiel. Mais pour beaucoup de voisines et voisins, c’est un appauvrissement du voisinage. Elles et ils considèrent la fin de ces squats, qui ont eu un rôle déterminant de socialisation dans le quartier, comme une sorte d’occupation capitaliste. De nombreuses banderoles de solidarité pendent aux fenêtres du quartier.

« One struggle – one fight »

Pour l’évacuation ont été mobilisés 1 500 policiers de huit états allemands, des unités spéciales formées spécifiquement pour de tels cas (SEK – Spezialeinsatzkommando). La police était stationnée à l’intersection entre les rues Liebigstrasse et Rigaerstrasse pendant environ une semaine pour préparer l’occupation et l’évacuation du bâtiment. Des rues afférentes ont été bloquées quelques jours avant l’intervention. Les résidents du quartier ne pouvaient passer les barrières qu’après avoir présenté leur carte d’identité ou un document valable indiquant leur adresse. Le 9 octobre, l’école primaire voisine de Liebig34 est restée fermée toute la journée, ainsi que plusieurs écoles maternelles[8] et les magasins de la rue.

Malgré le déploiement massif d’agents de sécurité, plus d’un millier de manifestant.e.s se sont rassemblé.e.s près du bâtiment pour protester contre l’occupation policière[9]. La Covid et la grève du métro le vendredi 9 octobre n’ont pas empêché une résistance organisée, internationale, solidaire. Pendant une semaine, les actions se sont succédées jour après jour, avec l’occupation d’autres immeubles vides, des manifestations, des concerts[10]. Le 9 octobre, plusieurs voitures ont pris feu dans différents quartiers de la ville[11].

Le vendredi, les actions ont commencé à 3h du matin, dans le froid humide des premières heures de la journée. Deux rassemblements avaient été annoncés par les militant.e.s devant le bâtiment. Un hélicoptère survolait le quartier pendant toute la journée. Les unités spéciales s’étaient postées sur les toits des maisons voisines. Des affrontements ont eu lieu, plusieurs personnes ont été arrêtées. Si face au grand nombre de policiers et policières armé.e.s, les protestations n’ont pas pu arrêter l’évacuation, l’expulsion a été retardée et a duré 12 heures. On ne partira pas en silence, avaient annoncé les habitantes* de la maison.

Vers 9 heures du matin, la police est entrée dans le bâtiment par la fenêtre du premier étage, la porte ne se laissant pas ouvrir. La maison avait été barricadée, afin de rendre l’entrée des forces spéciales plus difficile. Une à une, les habitantes* ont été forcées par la police à sortir. Cinquante-sept personnes ont été ainsi évacuées. Cinquante-sept personnes qui se retrouvent sans toit, en pleine pandémie. À chaque fois qu’une personne était ainsi emmenée par la police par la fenêtre du premier étage, les applaudissements retentissaient dans la rue.

Le 9 octobre au soir, une grande manifestation a eu lieu dans le centre de Berlin, au parc Monbijou. Malgré la pluie, presque 2000 personnes se sont rassemblées pour manifester leur solidarité avec Liebig34 et protester contre toutes les expulsions. Une trentaine de personnes ont été arrêtées par la police[12].

The future is queer

En 1990, le quartier avait connu une autre évacuation, bien plus violente, de plusieurs maisons occupées dans la Mainzerstraße, quelques rues plus loin de la Rigaerstrasse. La brutalité de la police le jour de l’expulsion est restée dans la mémoire du quartier. La même année, la Liebig34 était fondée. L’histoire des squats de Friedrichshain ne s’arrêtait pas. De la même manière, ce qui est bien une défaite des lieux collectifs par rapport à la gentrification rampante, n’est pas le point d’arrêt de la lutte pour la « vie libre ». La grande solidarité internationale qui a été manifestée pour le projet, la présence même d’un si grand nombre de personnes qui sont venues chanter et applaudir en soutien aux habitantes*, démontre que le mouvement ne peut être « expulsé ». You can’t evict a movement! est un des slogans qui a été souvent répété pendant les derniers jours de la Liebig34. Sur un des murs de la maison, parmi les nombreux graffitis qui rendent le bâtiment si coloré et plein de vie, il y avait aussi celui-ci : The future is queer.

 

[1] https://www.jungewelt.de/artikel/387809.immobilienspekulation-gesch%C3%A4ftspraktiken-padoviczs-entmietung-leerstand-und-ein-spottpreis-f%C3%BCr-die-liebig-34.html

[2] https://www.neues-deutschland.de/artikel/1143242.padovicz-die-stadt-ist-seine-beute.html. Voir aussi la carte de l’empire Padovicz sur le site: https://padowatch.noblogs.org/.

[3] https://liebig34.blogsport.de/

[4] https://en.squat.net/2020/09/25/berlin-interview-with-liebig34-as-it-resists-eviction/#more-23176.

[5] https://www.jungewelt.de/artikel/387809.immobilienspekulation-gesch%C3%A4ftspraktiken-padoviczs-entmietung-leerstand-und-ein-spottpreis-f%C3%BCr-die-liebig-34.html

[6] https://taz.de/Gefahrengebiet-Rigaer-Strasse-Berlin/!5260467/

[7] https://berlin.zwangsraeumungverhindern.org/aktuelle-zwangsraeumungen/

[8] https://taz.de/Raeumung-der-Liebig-34/!5713181/

[9] https://www.neues-deutschland.de/artikel/1142889.liebig-liebig-ist-geschichte.html

[10] https://attaque.noblogs.org/post/2020/10/17/berlin-allemagne-defendons-liebig34-une-chronologie-de-la-semaine-de-lexpulsion/

[11] https://de.indymedia.org/node/109450

[12] https://taz.de/Demonstration-fuer-Liebig34/!5719283/

 

La Liebig34

 

La Liebig34

 

La Liebig34

 

Après l’évacuation

 

Après l’évacuation

 

Police surveillant l’évacuation

 

Protestation devant la Liebig34

 

Solidarité avec la Liebig34

 

Solidarité avec la Liebig34