Une lettre de toi

MARIE-CHRISTINE

Illustration: Anne-Christine Guy

Il y a maintenant plusieurs semaines que j’ai reçu ta lettre. Quand le facteur m’a tendu l’enveloppe dans l’entrée de l’immeuble, j’ai tout de suite su que c’était toi. Cette réponse, je ne l’attendais pas. Je ne croyais pas que tu prendrais du temps pour moi.

Depuis que j’ai lu tes mots, je fais comme si rien n’avait changé, comme si je n’avais jamais eu ce bout de papier entre les mains. Je me demande si j’ai bien fait de t’écrire. Je trouvais ça plus facile avant. Maintenant, j’attends le moment où j’aurai le courage de réfléchir à tout ça, de me plonger dans ce passé qui, semble-t-il, n’est plus le mien. J’ai enfoui les souvenirs de ces années troubles au fond de ma mémoire. Les déterrer me semble une tâche énorme. Je crains une explosion. En plein visage.

Je vois, tous les matins, sur la table du salon, l’album photo qui accompagnait ta lettre. Je l’ai posé là après l’avoir feuilleté avec émotion. La poussière s’y accumule au fil des jours. Il fait maintenant partie de mon décor, je ne le vois plus. Je n’ai même pas envie de l’ouvrir à nouveau.

L’éternité qui nous sépare a déformé la vision que j’ai de toi. Je ne te connais plus. J’ai oublié tes qualités, j’ai grossi tes défauts. Je ne t’appelle plus maman, je ne suis plus capable. Je ne sais même pas si je t’aime. Et toi, m’aimes-tu? Une mère doit aimer sa fille, il me semble. À croire que ça n’a plus été possible pour toi non plus.

Dans l’album, une photo m’a particulièrement touchée. Tu me tiens dans tes bras, j’ai quelques mois, à peine. Tu me regardes comme si j’étais le plus bel être du monde. Comment est-ce possible? Tout a changé en si peu de temps.

J’ai l’âge, depuis bien longtemps, d’être mère à mon tour. Et pourtant, mon horloge biologique ne sonne toujours pas. Je ne crois pas un jour me faire appeler maman. Je ne sais pas si c’est à cause de la relation que nous n’avons pas ou si je suis simplement programmée ainsi. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas reproduire ce malaise de génération en génération.

Car tu sais, au fond, si je t’ai écrit, c’est que j’attends toujours un geste de ta part. Même toute petite, alors que je vivais sous ton toit, tu n’étais pas vraiment là. Tu étais trop prise par la boisson, par ton mari malade, par ton propre passé tordu. Je me suis toujours sentie invisible. J’ai souvent eu l’impression que tu ne nous avais pas voulus, mon frère et moi. C’est à l’adolescence, quand j’ai vu mes amies interagir avec leur mère, que j’ai pris conscience de la différence de notre relation. Je sentais déjà que ton rôle de mère te pesait lourd sur les épaules, mais de voir les autres mamans être de vraies mamans, s’inquiéter, se sacrifier, consoler, aimer, n’a que confirmé que je n’avais pas tort de me sentir de trop.

Quand j’ai décidé, à 16 ans, de quitter la maison pour aller vivre en maison de chambres avec des inconnus, j’ai senti de part et d’autre, un soulagement immense. Enfin, nous étions libérées l’une de l’autre. À la suite de mon départ, je me suis longtemps fait croire que ta disparition n’était que bénéfique pour moi. Que de toute façon, j’étais capable toute seule, je n’avais pas besoin de toi. Je me débrouillerais bien, comme j’ai toujours fait. Pourtant, des années plus tard, je ressens un vide. Ou plutôt, une immense boule remplie de colère et de peine. L’ignorer est devenu trop difficile.

À la lecture de ta réponse, j’ai su que je ne pouvais pas te demander plus. Tu m’as donné tout ce que tu pouvais. Je l’avoue, j’espérais une autre réponse que celle que j’ai reçue. Les choses ne changeront pas. Je dois faire mon deuil.

L’album que tu m’as envoyé est le plus beau souvenir qu’il me restera de nous deux. Un jour, je l’ouvrirai à nouveau, sereinement.