Lettre à l’Association des libraires : demande de réparation
Nicholas Dawson
Il y a quelques années, j’ai publié au Devoir un texte sur la représentation lacunaire des personnes racisées dans le milieu littéraire québécois. Là-dedans, je donnais quelques exemples de listes, palmarès et catalogues entièrement constitués de personnes blanches. Deux des exemples venaient des publications des Libraires et de l’Association des libraires du Québec. Des mois plus tard, il m’est arrivé, accompagné d’une poignée d’auteur·ices racisé·es et d’allié·es blanc·hes, de commenter certaines publications de l’Association des libraires du Québec qui répétaient ce que je juge aujourd’hui être une erreur inacceptable : des listes, des palmarès, des catalogues encore une fois complètement blancs. Souvent, on me répondait quelque chose comme « merci pour vos commentaires, la diversité est importante pour nous », sans toutefois modifier ces listes et sans offrir quoi que ce soit en réparation. Il est aussi arrivé qu’on ait colporté mes propos à mes patronnes sans même ouvrir le dialogue avec moi (cela est arrivé à d’autres qui ont formulé des critiques à l’ALQ).
Mais l’eau a coulé sous les ponts : depuis, j’ai vu de nets efforts de la part de cette association – qui est sans doute aussi précaire qu’elle a du pouvoir sur notre milieu – pour diversifier davantage les personnes qu’elle représente. J’étais rassuré, même si je crois encore que des changements profonds et structurels devraient être apportés à ce type d’organisation pour faire preuve d’un véritable engagement antiraciste, engagement qui permettrait de rendre le milieu littéraire québécois plus viable pour les personnes marginalisées. Parce que c’est de ça dont il est question : un lieu viable, sécuritaire. J’y reviendrai.
L’eau avait coulé sous les ponts : les listes, les palmarès et les catalogues se diversifiaient, ainsi que les jurys de certains prix, puis les prescriptions littéraires devenaient de moins en moins homogènes, entre autres grâce aux auteur·ices racisé·es invité·es. J’ai fait partie de ces auteur·ices. À deux reprises, pendant la pandémie, j’ai été invité à partager mes prescriptions littéraires. C’est un privilège extraordinaire, non seulement parce que je prenais la parole en public, mais aussi parce que je détenais le pouvoir de faire la promotion de 20 ouvrages. C’est avec engagement, donc, que j’ai établi ma propre contrainte : une grande majorité de personnes marginalisées, surtout des personnes racisées. C’était un exercice amusant, et beaucoup plus facile qu’on le pense, un exercice auquel un très grand nombre de collègues se sont prêté·es dans leurs propres prescriptions. Pas de vertu dans tout ça, juste de l’engagement. Surtout, j’étais heureux que l’ALQ reconnaisse en m’invitant (deux fois plutôt qu’une) que ce type d’engagement vaut la peine d’être souligné, exhibé, partagé avec le plus grand nombre. J’ai pris ça comme une façon pour l’ALQ de se rallier à mes revendications, de se ranger du côté de l’ouverture, de l’écoute et de l’apprentissage. J’ai pris donc la job au sérieux, pensant sincèrement, peut-être naïvement, que ce lieu qu’on construisait au quotidien avec les prescriptions littéraires était viable, sécuritaire. Émancipateur, même. Je trouvais cela émouvant, particulièrement parce que nous étions (nous sommes encore) en pleine pandémie, dans une interminable période où les safe-spaces se font rares.
Et les événements passés nous ont également rappelé que les safe-spaces dans le milieu littéraire sont effectivement rares. Toutes les maisons d’éditions québécoises ont eu à faire un examen de conscience parce qu’elles ont contribué de près ou de loin à célébrer des personnes abusives, violentes ou dominantes. Les librairies ont dû se questionner afin de savoir comment, à l’avenir, elles pourraient éviter de reconduire ces violences. Les revues ont dû changer leurs méthodes pour cesser de faire la promotion de personnes et d’organisations abusives. Des enseignant·es ont également dû réévaluer les limites de leur liberté académique et la dimension profondément violente des mots et des œuvres qu’iels utilisent dans leurs cours. Je suis écrivain. Je suis aussi directeur littéraire, membre du comité de rédaction d’une revue, étudiant au doctorat et, parfois, enseignant. Ces crises m’ont touché, m’ont engagé sur tous les plans.
Notre milieu est rempli de relations toxiques et de personnes qui symbolisent toutes sortes de violences. Cet été, je croyais que l’ALQ avait grandi, appris, et qu’elle était devenue un de ces rares espaces viables dans notre milieu difficile.
Mais l’ALQ a invité François Legault. L’ALQ a non seulement offert une visibilité importante à François Legault, mais elle l’a fait dans cet espace que plusieurs d’entre nous, personnes de gauche, femmes, personnes autochtones, personnes racisées, avons été heureux·ses d’habiter, soit en suggérant nos propres prescriptions, soit en étant nommé·es parmi les prescriptions de nos collègues. L’ALQ n’a pas seulement invité notre premier ministre, elle a invité un homme qui refuse de faire le tout premier pas nécessaire au démantèlement du racisme dans notre société, soit de reconnaitre l’existence du racisme systémique. Un homme qui croit qu’un policier connu pour avoir été à la tête de la répression pendant la crise étudiante de 2012 – dans laquelle plusieurs d’entre nous, auteur·ices invité·es aux prescriptions littéraires, avons milité – est la personne adéquate pour traiter des affaires autochtones, alors que les personnes autochtones, particulièrement les femmes, meurent encore dans des conditions atroces à cause du racisme des employé·es de l’État. Un homme qui a sans raison sacrifié le milieu culturel et artistique pour que les grands magasins et les centres commerciaux puissent continuer à rouler. Un homme qui fait des choix idéologiques sans tenir compte de la santé mentale de la population. Un homme qui croit que la santé mentale doit être abordée uniquement après qu’un jeune ait tué des gens dans la rue à coups de katana, et pas quand on ferme les musées, les bibliothèques, les théâtres, les centres d’artistes, les cafés, les bars, les restaurants et les galeries d’art. Bref, un homme qui est connu pour ses mesures politiques qui contreviennent, du moins c’est ce que je pensais, aux valeurs mêmes d’une organisation comme l’ALQ. Tout ça parce que François Legault « lit beaucoup ».
François Legault lit ce qui lui tombe sous la main, ce qu’il désire, et c’est tant mieux. Mais quand il choisit 10 livres à promouvoir auprès du milieu littéraire, après que d’autres l’aient fait avant lui (des gens comme Chloé Savoie-Bernard, Mélikah Abdelmoumen, Lorrie Jean-Louis, Martine Delvaux, Olivia Tapiero, Kevin Lambert, Ekahna Talbi, Sandrine Bourget-Lapointe, Denise Desautels, Yara El-Ghadban, Gabrielle Boulianne-Tremblay, Mathieu Leroux, Marie-Célie Agnant, Fanie Demeule, Gabriella Kinté, Mado Lamothe, Emmelie Prophète, Pierre Samson, Mathieu Lauzon-Dicso, Myriam Femhu, Nicholas Giguère, Marika B. Drapeau et Rima Elkouri); quand notre premier ministre choisit 10 livres, il nous suggère entre autres un livre de Denise Bombardier et un livre de Mathieu Bock-Côté, deux autres personnes connues pour avoir tenu des propos racistes, antiféministes, transphobes et homophobes. Et après ça on essaie de nous convaincre que ces choix ne sont pas politiques. Inviter un premier ministre, peu importe ses idéologies, c’est un choix politique – dans le cas de cette vidéo spécifique, monsieur Legault n’a d’ailleurs pas manqué de s’appuyer sur le livre de Bock-Côté pour tenir des propos absolument politiques, au diapason avec l’idéologie de son propre parti. La conséquence de ce choix : les prescriptions littéraires ne sont plus cet espace viable et sécuritaire qu’il était devenu. Il est, en une vidéo, devenu ce lieu, comme tant d’autres, où se répètent les violences, les oppressions. Où on nous rappelle que le racisme, le sexisme et la queerphobie ont encore une place prédominante même dans les espaces qu’on essaie, à nos corps défendants, de rendre un peu plus émancipateurs.
Nous sommes plusieurs de la communauté littéraire à avoir demandé à l’ALQ d’abord des explications, puis carrément des excuses. Pas seulement pour avoir donné une telle tribune à cet homme aux idéologies nocives pour notre milieu; pas seulement pour avoir laissé cet homme faire la promotion d’ouvrages problématiques; pas seulement pour avoir gâché ce safe-space que nous aimions; pas seulement pour avoir modéré (c’est-à-dire censuré, car cette fois, c’était bien l’ALQ les véritables censeurs) certains commentaires sous la vidéo de François Legault, des commentaires politiques, critiques de ses choix à lui et du choix premier de l’ALQ; pas seulement pour avoir carrément jeté de l’huile sur le feu en supprimant la liste des suggestion du premier ministre et en se déresponsabilisant de toute opinion politique partagée dans la vidéo. Nous désirons des excuses surtout pour cette sensation d’avoir été floué·es, utilisé·es, instrumentalisé·es, d’avoir malgré nous avoir été manipulé·es pour que l’ALQ gagne un certain capital symbolique l’autorisant, par la suite, à baisser sa garde et trahir ce que nous avions considéré comme un engagement (ceci est clairement notre erreur, le signe de notre bonne volonté, et peut-être alors avons-nous quelque chose de bien cynique à apprendre de cette profonde déception). Je me joins donc à mes collègues qui ont osé, avant moi, se commettre courageusement en demandant des excuses à cette association qui, avec le pouvoir qu’elle détient, n’est pas à ses premiers événements problématiques : à vouloir tout dépolitiser, l’association s’est trouvée plus d’une fois, et peut-être sans le vouloir, dans une situation pour le moins blessante.
En espérant que cette lettre soit lue comme une main tendue. Ce que je vous demande, c’est de la réparation.
Nicholas Dawson