Les trous dans le tuyau

jane_goodallÉmilie Champagne

J’ai visité plusieurs universités et j’ai un faible pour celles avec des tunnels qui relient les différents pavillons. Quand il y a un tunnel, tu sais que tu es dans une ville où il fera froid et humide. L’Université Memorial, à St. John’s, a un beau réseau de tunnels avec des trajets de différentes couleurs qui rappellent le métro. Ça tombe bien, parce qu’il n’est pas encore 9 h du matin, il fait à peu près 10 degrés (en juillet !) et je suis à la recherche du SWEEET. Le Symposium for Women Entering Ecology and Evolution Today.

C’est un titre intrigant. Trois E de suite dans un acronyme, ce n’est pas toujours pratique. Ensuite, « today ». Il me semble que c’est clair que je commence ma carrière en écologie et en évolution aujourd’hui et pas il y a cinq ans. De plus, en tant que biologiste, j’ai longtemps cru que la situation des femmes dans le milieu scientifique était un débat réglé. Logique : mes classes de baccalauréat étaient pleines de jeunes femmes. Et 56 % des biologistes québécois sont des biologistEs [1]. Dans le monde scientifique, la biologie a la réputation d’être une discipline ouverte aux femmes [2].

Alors pourquoi ce today ?

Les anglophones parlent du leaky pipeline [3], soit le problème du tuyau percé. Au fil du cheminement vers les postes de professeurs-chercheurs, soit baccalauréat, maîtrise, doctorat, postdoctorat, les femmes disparaissent. Dans mon département au ratio des genres si équilibré durant mon baccalauréat, il y a quatre professeures… pour plus de vingt hommes. Les efforts pour recruter des femmes ne semblent pas aboutir. Pourquoi les femmes quittent-elles le milieu académique ? Pourquoi poser la question alors que moi-même je vais aller augmenter cette statistique ?

Comment concilier mon sentiment de colère par rapport à l’inégalité du milieu académique et mes choix personnels ? Petite note biographique: je ne sais pas pourquoi je me suis dirigée vers la biologie, mais ce désir date de mon secondaire. Personne n’a douté de mes capacités ou remis en question mon intérêt pour une carrière scientifique. J’ai rapidement compris que pour être biologiste et avoir un emploi dans le domaine, il faut faire une maîtrise. Tant qu’à y être, je serai docteure. Ça sonne bien, docteure Champagne. La première de ma famille à mener mes études aussi loin. Et j’aime le milieu académique, qui me stimule et me pousse à aller plus loin. Mais, ce milieu est incompatible avec ce que je désire comme carrière, comme vie. Oserais-je le dire? Je crois que ce milieu est hostile aux femmes.

Commençons par les actes d’hostilité extrême. Les scientifiques sont des humains (surprenant, n’est-ce pas ?). Des humains qui peuvent harceler et agresser d’autres personnes. Des chercheuses ont récemment révélé des données affolantes au sujet du harcèlement lors des travaux de terrain, c’est-à-dire hors du campus universitaire, en anthropologie, en biologie, en archéologie et en science environnementales : 71 % des répondantes ont vécu du harcèlement et 26 % ont été agressées. Ces actes ont la plupart du temps été posés par des supérieurs sur des femmes au bas de l’échelle. Ce qui se passe sur le terrain, et donc en milieu isolé, reste sur le terrain ? Il le semble, car les mécanismes de plaintes sont peu connus et peu satisfaisants [4].

De plus, ces humains sont souvent sexistes de façon inconsciente. Des études récentes s’intéressent aux biais dans la publication d’articles scientifiques, dans les lettres de recommandation, etc. La biologie a eu droit à son scandale lorsque le biochimiste nobélisé anglais Tim Hunt a déclaré que les laboratoires de recherche devraient être séparés selon le sexe, parce que le problème avec les filles, c’est « qu’elles tombent en amour avec vous, vous tombez en amour avec elles, et quand vous les critiquez, elles pleurent [5] ». Décidément, pour être reconnu comme un domaine scientifique crédible, il nous fallait notre sexiste flamboyant. Bien que cette déclaration ne semble aucunement refléter l’œuvre de ce chercheur [6], elle est symptomatique d’un milieu où l’on peut non seulement penser ces choses, mais les dire, par erreur et sans réfléchir.

Tout ça, c’est de la poudre aux yeux, c’est l’hostilité visible et facilement dénonçable. On crée un hashtag et voilà. C’est ce qui m’a fait longtemps croire que le problème n’était pas ici, mais ailleurs. Genre, aux États-Unis. Tous les problèmes proviennent de et prolifèrent aux États-Unis, c’est bien connu. D’ailleurs, je n’arrive pas à me rappeler un seul évènement où j’ai été victime d’un tel sexisme. Par contre, il y a un sexisme systémique, institutionnel, qui, par la persistance de certaines conditions, amène les femmes à quitter le milieu. Le tuyau n’est pas percé. Le tuyau est jonché de filtres qui retiennent au passage les femmes qui tentent de s’y engager [7]. Des filtres comme les conditions de travail et les exigences de performance.

En dehors du milieu académique, on pense que le professeur-chercheur travaille de 8 à 5. Douce illusion. La semaine dure bien plus de 50 heures et parfois plus de 60. Le travail la fin de semaine et les soirs est commun, sans compter la participation aux congrès, les travaux de terrain… comment concilier travail et famille dans ce contexte ? Certains réussissent, mais à quel prix ? Femmes et hommes demandent maintenant un milieu de travail qui concilie obligations familiales, mais les exigences de performances restent les mêmes.

Et ces exigences se manifestent également au moment d’augmenter son succès reproducteur. Certains départements, dominés encore majoritairement par les hommes, voient d’un mauvais œil les longs congés de maternité [8]. Et certaines politiques liées à l’arrivée d’un enfant semblent plus profitables pour les hommes que pour les femmes ! En effet, des hommes utilisent leur congé de parentalité pour effectuer de la recherche [9]. Certaines femmes font de même et restent déchirées entre travailler durant leur congé et s’occuper de leur enfant [10]. Je pourrais également vous parler de l’exigence de mobilité géographique, qui pousse les scientifiques désirant avoir un CV compétitif à s’exiler pour effectuer leurs postdoctorats, une exigence difficile à remplir quand on a avec soi une famille. La question de quand avoir un enfant hante les chercheuses [11]. Et non, la réponse n’est pas lorsque vous êtes prête ou lorsque vous le désirez. Avoir un enfant, c’est partir avec des mètres de retard dans une course contre Usain Bolt [12]. Tout ça, ça arrive today. Et comment, en sachant tout ça, peut-on se demander encore pourquoi les femmes décident de quitter le milieu ?

C’est ce sexisme institutionnalisé qui me donne la classification de féministe enragée par des collègues. C’est parler de ce qui est caché qui dérange. Harcèlement sexuel, blagues sexistes… il est de bon ton de s’indigner. Promouvoir des changements aux politiques de sélection des nouveaux professeurs ou aux conditions d’emplois ? Il ne faudrait surtout pas que des hommes compétents ne trouvent plus de job. Lorsque quelqu’un ose suggérer qu’il faudrait engager plus de femmes, les détracteurs ne contestent pas le besoin de modèles féminins pour les jeunes femmes ou ce que les femmes peuvent apporter de positif au milieu. Non, on soulève la vieille crainte de la compétence. Comme chaque fois qu’un premier ministre désire un cabinet paritaire. On ne craint pas que les femmes les plus compétentes soient oubliées à cause d’un milieu discriminatoire. On craint que les hommes les plus compétents soient laissés de côté.

Au bout du tunnel, à St. John’s, j’ai trouvé une salle pleine. Environ 100 personnes, soit plus du quart des participants au congrès sur l’écologie et l’évolution qui débutera en soirée. Des femmes, jeunes ou moins jeunes, en début de carrière ou établies, réunies pour avoir des astuces sur comment naviguer dans le milieu. Des hommes aussi, une dizaine, qui veulent contribuer au changement. Du changement, il y en a et ça me remplit d’espoir. Mais comment encourager le changement quand plusieurs nient qu’il y a un problème? Par un texte pour un magazine féministe?

Peut-être… En science, chaque chercheur ajoute sa petite brique à un édifice. En ne regardant que notre brique, on n’a aucune idée de la forme de l’édifice terminé ni même s’il sera complété un jour. On ne sait pas quelle brique viendra par-dessus, qu’elle idée on aura aidé à soutenir. On continue, pour le plaisir de la découverte et parce qu’on sait que l’on contribue à quelque chose de plus grand que soi.

*Merci à Dawn Bazely et Imogen Coe, pour avoir alimenté mes réflexions lors de la 11e rencontre de la Société Canadienne d’Écologie et d’Évolution.


[1] Emploi Avenir Québec. Biologistes et autres scientifiques, Statistiques Canada, août 2016, https://www.servicecanada.gc.ca/fra/qc/emploi_avenir/statistiques/2121.shtml.

[2] Pollack, E. 2015. The only women in the room: why science is still a boys’ club, Beacon Press, 288 p.

[3] Blickenstaff, J. C. 2005. Women and science careers: leaky pipeline or gender filter?, Gender and Education, 17: 369-386.

[4] Clancy, K. B. H., Nelson, R. G., Rutherford, J. N. et K. Hinde. 2014. Survey of academic field experiences (SAFE): Trainees report harassment and assault, PLoS One 9.7: e102172.

[5] Traduction libre d’une citation provenant de : Ratcliffe, R. et agences de presse. Nobel scientist Tim Hunt: female scientists cause trouble for men in labs, The Guardian, juin 2015, https://www.theguardian.com/uk-news/2015/jun/10/nobel-scientist-tim-hunt-female-scientists-cause-trouble-for-men-in-labs.

[6] McKie, R. Tim Hunt: « I’ve been hung out to dry. They haven’t even bothered to ask for my side of affairs », The Guardian, juin 2015, https://www.theguardian.com/science/2015/jun/13/tim-hunt-hung-out-to-dry-interview-mary-collins.

[7] Blickenstaff, J. C. 2005, op. cit.

[8] SquirrelyRed. One kid? Fine. 2? 3?! Well, maybe not, Tenure she wrote, août 2016, https://tenureshewrote.wordpress.com/2016/08/11/multiple-kid-penalty/.

[9] Wolfers, J. A family-friendly policy that’s friendliest to male professors, The New York Times, juin 2016, https://www.nytimes.com/2016/06/26/business/tenure-extension-policies-that-put-women-at-a-disadvantage.html?_r=1.

[10] Duffy, M. Sciencing with a newborn, Dynamic Ecology, mars 2015, https://dynamicecology.wordpress.com/2015/03/18/sciencing-with-a-newborn/.

[11] Kosmala, M. When should I start a family? (Actual advice rather than platitudes for the early career academic, Ecology bits, mai 2016, https://ecologybits.com/index.php/2016/05/18/when-should-i-start-a-family-actual-advice-rather-than-platitudes-for-the-early-career-academic/

[12] Mason, M. A. The baby penalty, The Chronicle of Higher Education, août 2013, https://chronicle.com/article/The-Baby-Penalty/140813/.