Les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame et la défiguration queer du portrait de Marguerite Bourgeoys
MICHELLE PAQUETTE
On réalise mal aujourd’hui ce que représente d’innovations hardies cette communauté « séculière » qui doit travailler pour sa propre subsistance, qui porte un costume laïc, qui établit les principes d’une pédagogie avant-gardiste. Marguerite Bourgeoys, en effet, préconisait la formation savante des institutrices, l’instruction gratuite [et] l’éducation des filles […]. Ses sœurs se déplacent à pied, en canot, à cheval et fondent plusieurs couvents, le plus souvent dans de grandes difficultés matérielles.
Collectif Clio, L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles (1982)
Sainte Marguerite Bourgeoys figure parmi ces premières héroïnes-fondatrices de la Nouvelle-France aux côtés de Jeanne Mance et de Marie de l’Incarnation. Arrivée à Ville-Marie (Montréal) en 1653, elle fonde quinze ans plus tard la congrégation des Filles séculières de Ville-Marie, première communauté de religieuses non cloîtrées, mieux connues de nos jours sous le nom de Congrégation Notre-Dame. Comme nous le rappelaient les historiennes féministes du collectif Clio, l’œuvre de Bourgeoys se caractérise d’abord par sa valeur pragmatique et le rôle de premier plan des femmes dans la survie de la colonie.
Tel que rapporté par ses biographes, à sa mort le 12 janvier 1700, les Sœurs de la Congrégation convoquèrent l’un des premiers peintres professionnels en Nouvelle-France, Pierre Le Ber, afin de saisir les traits de la défunte (FIGURE 1). Comme tout bon récit de sainteté, la réalisation de l’œuvre fut accompagnée d’un premier miracle divin où les cheveux de la Sainte furent utilisés pour guérir la migraine accablante de l’artiste au moment de la création du portrait, conférant à l’œuvre le statut important de relique. Le Ber produisit ainsi le portrait post mortem d’une femme âgée aux traits anguleux, yeux mi-clos et mains jointes en prière. Outre l’éclat de son bonnet, le résultat final est plutôt sombre, voire sévère, quant à la facture sans modelé et aux larges aplats de noir et blanc.
En 1963, un second « miracle » concernant l’œuvre de 1700 se produit : à la suite de la persistance de certains potins, on apprend qu’au 19e siècle, les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame avaient peint un portrait complètement différent de mère Bourgeoys sur la surface du tableau original de Le Ber (FIGURE 2)[1]. Ainsi, à l’aide de radiographies, des artistes-restaurateurs redécouvrent la relique enfouie sous plusieurs couches de peinture. La nouvelle fait couler beaucoup d’encre dans la communauté des arts, dont un article dans La vie des Arts où l’historien de l’art Jules Bazin se demande pourquoi « ce portrait fut complètement repris, sans le moindre respect pour l’œuvre originale » (Bazin 16) et décrit le geste à la manière d’un « incroyable sacrilège […] dont aurait eu bien honte [Marguerite Bourgeoys] » (Bazin 16). De son côté, l’historien de l’art John Russell Harper se réjouit qu’on se débarrasse « des surcharges qui l’avaient défiguré au XIXe siècle, de sorte que [le portrait de Le Ber] nous apparaît dans sa pureté originelle » (Harper 26). Ce dernier s’enflamme particulièrement devant les qualités formelles de l’œuvre de Le Ber qu’il qualifie d’« à coup sûr un des chefs-d’œuvre de la peinture canadienne primitive » (Harper 26). Enfin, dans un article de la Gazette, on évoque le rajeunissement de la figure : « The portrait which has been accepted as the work of Pierre LeBer for almost a century was that of a much younger woman, prettified to agree with the conceptions of later artists. » (Gazette 15) Outre la nature en soi transgressive de l’action commise par les Sœurs, on ne peut en effet ignorer l’importance des changements formels apportés au portrait de Le Ber sur le plan de l’apparence généralement plus jeune de la sainte, du rougissement de son teint, de l’adoucissement de ses traits, de l’apparition d’un sourire et des yeux désormais ouverts. Autrement dit, les Sœurs semblaient d’une certaine manière avoir « redonné vie » à la Marguerite Bourgeoys post mortem de 1700.
Pourtant, comme nous l’indique la réception de l’événement, le nouveau portrait réalisé par la communauté Notre-Dame n’aura pas droit à une « deuxième vie », du moins dans le milieu institutionnel de l’histoire de l’art, à la manière de la redécouverte du « chef-d’œuvre » de Le Ber. En effet, aux débuts des années 1960, la discipline est encore très jeune et poursuit la formulation de son propre canon. Déterminés à circonscrire les « débuts » de cette épopée artistique spécifiquement canadienne-française, les historiens et historiennes de l’art de l’époque portent une attention particulière au paysage mystico-artistique de la Nouvelle-France composé d’imagerie missionnaire utilisée pour la conversion des « Sauvages » et des récits miraculeux qui accompagnent la réalisation de portraits des premiers saints fondateurs. Considérant qu’à cette époque le regard des spécialistes est tourné vers la Nouvelle-France, on saisit qu’il s’agit surtout ici d’intégrer Pierre Le Ber et le « vrai visage » de la mère Bourgeoys au grand canon québécois. C’est pourquoi, bien que l’histoire de l’art du Québec soit bien familière avec Le Ber, ses intentions et les propriétés formelles de son chef-d’œuvre, on ne peut en dire autant au sujet du portrait réalisé par la communauté Notre-Dame qui connaît un destin plutôt silencieux.
Un premier regard féministe sur ce scénario sera attentif ici aux mécanismes de sélection et d’exclusion propres au canon en histoire de l’art favorisant une généalogie masculine, blanche et hétérosexuelle de Great Male Artists. Conséquemment, on ne peut donc s’étonner de la « canonisation » de Pierre Le Ber (et de son chef-d’œuvre) au profit d’un manque d’intérêt pour l’œuvre d’un groupe de femmes, religieuses, anonymes et amateures. Outre reconnaître et comprendre le sexisme à l’origine de ces barrières institutionnelles qui ont privé cette œuvre d’interventions analytiques de la part d’historiens et d’historiennes de l’art, comment contribuer au renouvellement et à la revalorisation de la démarche artistique de ces femmes ? En attribuant a priori aux Sœurs de la Congrégation ce dont on les a privées, soit un statut d’artiste et la possibilité d’une intention artistique, sociale et même politique, se trace alors les contours d’une première enquête sur les motivations qui les poussèrent à commettre ce geste transgressif. Dans le même ordre d’idées, comment réfléchir la transformation radicale de l’image de la sainte? De quelle manière est-il possible d’aborder cette insatisfaction par rapport à la mère post mortem en faveur de la création d’une nouvelle Marguerite Bourgeoys débordante de vitalité?
Parmi les hypothèses proposées par les médias aux débuts des années 1960, la Gazette affirmait que l’enjolivement et le rajeunissement de la sainte seraient le résultat de l’imitation des nouveaux portraits de Marguerite Bourgeoys produits par d’autres artistes depuis Le Ber. Si l’on signale en effet quelques ressemblances avec d’autres portraits, dont celui de Charles Louis Simonneau, cette logique de causalité réitère surtout une conception de la production artistique qui se structure sur la succession d’artistes masculins et, du même coup, mine l’agentivité créatrice possible des Sœurs de la Congrégation. Et si l’action d’enjoliver et de rajeunir la figure de la sainte, soit de la rendre potentiellement plus « désirable », ne relevait pas d’une imitation, mais d’un rapport intime et autonome entre les Sœurs et leur sainte patronne ?
Malgré son innocence apparente, ce renversement s’avère plutôt subversif à l’égard des rôles genrés et sexués qui sous-tendent la relation traditionnelle entre l’artiste et le sujet représenté au sein de l’histoire de l’art occidental. Il s’agit en effet d’un rapport patriarcal où l’Homme-Artiste « donne vie » à l’objet de son désir (hétérosexuel) soit la représentation d’une Femme. Ainsi, en ce qui a trait au désir, l’action artistique des Sœurs vient d’autant plus troubler cette matrice hétérosexuelle qui structure l’histoire de l’art dans la mesure où la figure de la religieuse correspond avant tout à une féminité/sexualité atypique, voire dangereuse, qui met en péril la reproduction symbolique de la collectivité.
À ce sujet, dans l’ouvrage Veiled Desires: Intimate Portrayals of Nuns in Postwar Anglo-American Film (2013), Maureen Sabine soulève, sur le plan du désir et de l’ambivalence sexuelle, la persistance du stéréotype de la religieuse asexuelle qui continue d’évacuer d’autres formes possibles de sexualité en ce qui concerne les femmes de foi. Loin d’entretenir un discours victimisateur, l’auteure reconnaît aussi le pouvoir transgressif qui accompagne cette figure : « Desires that reach from earth to heaven and express the longing not only for human but divine love can provoke disquiet at their sheer power, magnitude, and audacity. » (Sabine 2) Le célèbre essai Uses of the Erotic: The Erotic as Power (1978) d’Audre Lorde permet notamment à Sabine d’outrepasser à la fois le stéréotype de la religieuse asexuelle et nos conceptions limitées de l’érotisme et du spirituel:
In her passionate insistence that sexuality and spirituality are interrelated forms of self-expression, [Audre Lorde] rejected the mental tendency to separate the soulful self from the sexed and gendered body. The split can encourage the perception that nuns cease to be women when they become religious, or worse, lead to the dualistic representation of the good nun as supremely spiritual and the bad or failed nun as incorrigibly female. (Sabine 4-5)
À partir d’une problématisation adéquate de la question du désir dans le processus de création, la sexualité non normative attribuée à la figure de la religieuse s’avère un nouvel élément d’analyse qui introduit la possibilité d’une interprétation queer de leur action artistique. Ainsi, s’il s’agit d’un geste possiblement motivé par le désir, peut-on tenir pour acquis que ce désir est hétérosexuel? Plus largement, à quel point l’hétéronormativité a-t-elle influencé la réception, l’historiographie ou plutôt l’invisibilisation de l’œuvre des Sœurs et la manière de concevoir leur geste ? Toutes ces questions sont à la base du détournement queer en histoire de l’art qui permet de recentrer non seulement des formes de désirs non normatives, mais la sexualité tout court à titre de motivation légitime dans le processus de création. Ce type d’intervention est avant tout redevable aux travaux d’historiens et d’historiennes de l’art queer tel que James Smalls, qui, dans son article Making Trouble for Art History (1996), réfléchit l’hétéronormativité de la discipline et ses conséquences :
Art history constitutes itself as heterocentrist discourse through application of methodological paradigms designed to make and keep white masculinity and hetero-sexuality normative and hegemonic. […] Art history functions as a successful closet because it denies the realities of subjectivity and claims for itself a delusional status as a discipline of objective truths. Despite the appearance of some progressive theoretical and discursive strategies in the discipline in recent years, I believe that a visceral fear of queer still predominates. […] As the result of a desperate push to make heterosexuality and its emotional cognates mandatory in matters of culture and history, most art history unfortunately continues to closet the queerness of the art […] by insisting steadfastly and exclusively on the historical and political specificity of their works. (Smalls 23, 24)
Ainsi, à la lumière des propos de Smalls, il est donc proposé, comme ces restaurateurs qui ont percé ces couches de peinture pour accéder à l’œuvre originale de Le Ber, de déconstruire ces lourdes couches d’hétérosexualité qui masquent symboliquement ce portrait de Marguerite Bourgeoys. Notons, comme nous le rappelle l’historien de l’art Jonathan Weinberg, qu’une approche queer ne se limite pas à une enquête sur la sexualité « authentique » ou le lesbianisme des Sœurs. En ses mots, « queering the text is more than pointing to potentially gay and lesbian characters or insisting on the sexual identity of an author; it involves revealing the signs of what Adrienne Rich called compulsory heterosexuality » (Weinberg 12).
À cet égard, l’essai Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence devient incontournable pour réfléchir autrement le geste des Sœurs de la Congrégation et pour inscrire celui-ci au sein d’un continuum non hétérosexuel et possiblement lesbien. En 1980, Rich démontre comment l’hétérosexualité à titre d’institution est à l’origine de
How and why women’s choice of women as passionate comrades, life partners, co-workers, lovers, community has been crushed, invalidated, forced into hiding and disguise, and […] the virtual or total neglect of lesbian existence in a wide range of writings. (Rich 131)
Considérant l’invisibilisation systémique des expériences lesbiennes, notamment en histoire de l’art, par exemple par faute de documents d’archives pouvant fournir preuve à l’appui, Rich développe cette notion fondamentale de « lesbian continuum » qui permettrait non seulement de réanimer les expériences des Sœurs de la Congrégation, mais de faire de leur geste une action témoignant de résistance et d’agentivité :
I mean the term lesbian continuum to include a range – through each woman’s life and throughout history – of woman-identified experience […] If we expand it to embrace many more forms of primary intensity between and among women, including the sharing of a rich inner life […] we begin to grasp breadths of female history and psychology which have lain out of reach as a consequence of limited, mostly clinical, definitions of lesbianism. (Rich 135)
Elle poursuit :
We begin to observe behavior, both in history and in individual biography, that has hitherto been invisible or misnamed, behavior which often constitutes, given the limits of the counterforce exerted in a given time and place, radical rebellion. And we can connect these rebellions and the necessity for them with the physical passion of woman for woman which is central to lesbian existence: the erotic sensuality which has been, precisely, the most violently erased fact of female experience. (Rich 138)
En conclusion, si d’une part l’élaboration d’une telle hypothèse à partir de ce paysage théorique pose un énorme défi à la discipline en remettant en cause l’un de ses fondements, soit la contrainte à l’hétérosexualité, elle témoigne aussi à mon avis de la force critique et inclusive de l’approche queer en permettant de réfléchir autrement la sexualité des Sœurs et la nature du geste qu’elles ont posé. En effet, il faut nécessairement remettre aussi en question notre conception de ce qui relève du sexuel, de l’homosexualité féminine et du spirituel. C’est pourquoi je crois qu’en peignant directement sur le tableau original, les Sœurs de la Congrégation Notre-Dame auraient posé un geste de rébellion fondamentalement transgressif que je positionnerais comme étant queer. Celui-ci serait motivé par une forme de désir homoérotique, possiblement lesbien dans la mesure qu’il s’agirait d’un geste témoignant ultimement d’un amour spirituel entre femmes. Visuellement, cet amour qui échappe à la norme hétérosexuelle se traduirait sur le plan de la revitalisation de la représentation, soit le passage d’une Marguerite Bourgeoys inanimée à celle d’une femme en vie, souriante et qui établit un contact visuel.
Bibliographie
Forsey, Joan. “Portrait of a Nun Real Personality Captured”, The Gazette, 4 août 1964.
Harper, Russel J. La peinture au Canada, des origines à nos jours, Sainte-Foy : Les Presses de l’Université Laval (1966).
Smalls, James. “Making Trouble for Art History: The Queer Case of Girodet”, Art Journal Vol. 55, No.4 [We’re Here: Gay and Lesbian Presence in Art History] (Winter 1996) 20-27.
Rich, Adrienne. “Compulsory Heterosexuality and lesbian existence”, Feminism and Sexuality, Jackson and Scott, 1996.
Bazin, Jules. « Le vrai visage de Marguerite Bourgeoys », La Vie des Arts 36 (1964) : 16.
Collectif Clio. L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles. Montréal : Le Jour, 1982.
Weinberg, Jonathan. “Things are queer.” Art Journal, Vol. 55, No.4 [We’re Here : Gay and Lesbian Presence in Art History] (Winter 1996) : 11-14.
Daoust, Jean-Luc. Le portrait en post mortem immédiat des religieuses au Québec : influences, analyse stylistique et fortune graphique, Montréal : Université de Montréal, 2007.
Figure 1
TITRE: Véritable portrait de Marguerite Bourgeoys
AUTEUR: Pierre LeBer (1669-1707), 1700
MÉDIUM: huile sur toile
DIMENSIONS: 62,3 par 49,5 cm
LOCALISATION: Musée Marguerite Bourgeoys, Vieux-Montréal
SOURCE: photographie du Musée Marguerite Bourgeoys
NOTE: taille réduite après restauration
Figure 2
TITRE: Marguerite Bourgeoys, dit le pseudo LeBer
AUTEUR: Jori Smith Palardy (1907- 2005),1962
MÉDIUM: huile sur toile
DIMENSIONS: 61 par 49 cm
LOCALISATION: Musée Marguerite Bourgeoys, Vieux-Montréal
NOTE: copie à l’identique du portrait après retouches et avant restauration
[1] Selon l’historien de l’art Jean-Luc Daoust, « ce tableau actualisé par des repentirs souleva des doutes en 1962, année où une salle de souvenirs authentiques de la fondatrice fut réalisée. On fit expertiser l’œuvre par le collectionneur et artiste peintre Jean Palardy qui conclut que « ces traits adoucis au possible ne sont pas du XVIIe siècle ». De plus, des sœurs qui avaient été témoins de modifications étaient encore vivantes en 1964. On fit donc, la même année, expertiser scientifiquement l’œuvre par un restaurateur chevronné, M. Edward Korany de New York » (Daoust 63). Daoust indique que les dates exactes des modifications apportées ne sont pas disponibles : les premières se situeraient au début du XIXe siècle et les secondes, avant 1895.