Les mères ne cuisinent pas, elles « font à manger »
SUZY BOUDREAULT
Illustration : Catherine Lefrançois
Lorsque j’étais enfant, on m’avait expliqué la différence entre « cuisinier », mot désignant la profession habituellement dévolue à un homme, et « cuisinière », mot utilisé pour l’appareil sur lequel on cuisine. Logiquement, m’étais-je demandé alors, pouvait-on cuisiner si l’on n’était ni un cuisinier ni une cuisinière? J’en avais conclu que ma mère, elle, elle faisait à manger.
Ainsi, les mères « font à manger » depuis des temps immémoriaux. Nourrir ses enfants n’est-il pas le comportement naturel de la mère? Elle donne le sein à son (sa) petit(e) dès sa naissance et continue de s’inquiéter de son alimentation, bien des années après qu’il ou elle ait quitté le nid. Bons plats chauds, desserts maison, soupes réconfortantes sont autant de symboles de l’amour maternel.
Caroline Durand a analysé les discours de l’État et des publicitaires sur l’alimentation au Québec entre 1914 et 1945. Elle note qu’« on n’y décrit pas la cuisine comme un travail, mais comme une preuve d’amour ou comme un outil de séduction[1] ». Encore aujourd’hui, dans la plupart des publicités, on retrouve ces ingrédients d’amour et de séduction, même lorsqu’il s’agit de plats précuisinés ou transformés. Par exemple, le personnage central dispose sur la table chandelles et fleurs, comme s’il ou elle attendait sa ou son bien-aimé(e) et sert un plat précuisiné en laissant croire qu’il ou elle l’a préparé lui-même ou elle-même. Ou alors, une mère sort une pizza congelée du réfrigérateur et l’enfant saute de joie et court l’embrasser pour la remercier. Ainsi, bien que les mères contemporaines ne se démènent plus devant les fourneaux durant des heures, ce qu’elles mettent sur la table conserve toujours ces qualités d’amour maternel.
Le cuisinier, lui, opère en professionnel. C’est un chimiste, voire un alchimiste. Il a étudié la composition des éléments et les procédés menant à la confection des plats avec objectivité. Il réfléchit, doctement, à de nouvelles combinaisons qui permettraient de réinventer la gastronomie. C’est un créateur. Il participe à des concours. On lui remet des prix. D’ailleurs, personne ne s’y trompe. Avouons-le! Lorsque l’on cuisine vraiment, on se dépêche de prendre une photo de notre œuvre pour la partager illico sur Facebook ou Instagram. En général, on cuisine lorsqu’on reçoit des visiteurs; autrement, on se contente de « faire à manger ». Et, de plus en plus, « faire à manger » se résume à saisir un plat précuisiné pour le mettre dans le micro-ondes.
En parlant toujours des publicités de la première moitié du vingtième siècle, C. Durand remarque qu’« [il est] exceptionnel que [les mères] soient représentées en train de manger. Si cuisiner est agréable, c’est en raison de la satisfaction apportée à la famille[2] ». Et j’ajouterais : aux visiteurs ou à celle ou celui que l’on veut séduire. Il faut probablement en conclure que lorsqu’une femme prépare un repas, qu’elle cuisine ou qu’elle « fasse à manger », c’est toujours par amour ou pour les autres.
Lorsque je songe à toutes ces générations de femmes qui ont « fait à manger », soi-disant par amour, en se passant le flambeau de la mère nourricière de mère en fille, faisant ce qu’elles pouvaient avec ce qu’elles avaient sous la main, je vois la liste des recettes traditionnelles de la cuisine québécoise : pâtés, bouillis, hachis, ragoûts, toutes sortes de soupes costaudes dans lesquelles se mélangent un peu de viande, des légumes et du gras. C’est clair, ça fait pas tellement des belles photos. Par contre, je vous jure qu’elles faisaient plus que seulement « faire à manger »; elles cuisinaient vraiment. Car il fallait des trésors d’ingéniosité pour varier les menus durant la longue saison d’hiver lorsque les denrées devenaient rares.
Je pense à mon arrière-grand-mère – que je n’ai pas connue bien sûr, mais que j’ai contemplée sur des photos en noir et blanc –, petite femme maigre au visage sévère qui, paraît-il, ne se nourrissait que de pouding au riz, s’accordant, pour tenir le coup, un steak par semaine. Elle avait eu sept enfants et elle connaissait tous les secrets de la cuisine traditionnelle. Ce n’était pas pour elle qu’elle faisait à manger. Ma grand-mère, qui avait épousé un médecin et qui déléguait la majorité des tâches ménagères à des employées, préparait elle-même trois repas par jour comprenant soupe, plat principal avec viande, et dessert pour huit personnes. Il n’était pas question qu’elle délègue cette obligation maternelle à qui que ce soit. Elle cessa de faire à manger dès que mon grand-père disparut. Ce n’était pas pour elle qu’elle se mettait aux fourneaux. Durant toute mon enfance, j’ai vu ma mère se démener, trois fois par jour, à confectionner des repas complets et variés. Bien sûr, elle ne travaillait pas à l’extérieur; elle n’en aurait pas eu le temps! Car je comprends bien aujourd’hui qu’elle « cuisinait » vraiment et que chaque plat posé devant mes yeux juvéniles aurait pu être pris en photo.
On le comprend, « cuisiner » exige du temps. Or, le temps, c’est exactement ce qui manque aux mères de famille aujourd’hui qui doivent souvent se contenter non plus de « faire à manger » comme le faisaient nos aïeules, mais de simplement « donner » à manger. De sorte que les mets qu’on dit « transformés » ont pris de plus en plus de place dans le menu quotidien. C’est que les femmes travaillent à l’extérieur de la maison. Elles ont une vie publique, en plus d’être mères de famille. Et c’est aussi le cas des enfants. Les horaires flexibles et le temps passé devant les écrans mènent à une déstructuration des repas, de sorte que chaque membre de la famille mange à des endroits et à des heures différentes. Cuisiner vraiment représente un travail de planification et de gestion d’une complexité bien différente de celle que nos aïeules devaient affronter. Cela signifie, bien souvent, de consacrer une journée entière par semaine pour confectionner différents plats que l’on partagera ensuite en portions individuelles pour les congeler ou les réfrigérer. Et lorsque cette précieuse journée est subtilisée à la mère de famille par une autre obligation, elle n’a pas d’autre choix que de se rabattre sur ces fameux plats industriels que les nutritionnistes se dépêchent de condamner sévèrement : « Un fossé existe entre ce que l’on mange et ce que l’on croit manger. Les multinationales de l’alimentation popularisent la malbouffe qui, consommée régulièrement, se révèle être une catastrophe pour la santé[3]. »
Le Guide alimentaire canadien vient de subir une réforme en profondeur. En plus de redéfinir certaines catégories d’aliments, il s’intéresse au comportement alimentaire et insiste sur les bienfaits des repas cuisinés à la maison. Les nutritionnistes sont enchantés de ce virage : « Les mets cuisinés à la maison avec des aliments frais sont généralement plus nutritifs que ceux cuisinés par l’industrie agroalimentaire. Et le repas devrait être un moment de plaisir et de repos avec des gens qu’on aime[4]. » Comme on dit, on ne peut pas être contre la vertu, mais je ne sais pas ce que les mères pensent de cette nouvelle injonction qui s’ajoute à la longue liste des qualités exigées pour obtenir le titre de « bonne » mère. Parfois, je me mets à rêver qu’un jour, l’industrie alimentaire produise des repas tout prêts et qui soient bons pour la santé afin que les mères cuisinent quand elles le peuvent et qu’elles puissent choisir de simplement donner à manger à leurs enfants sans immédiatement subir la culpabilité de ne pas être de « bonnes » mères. Est-ce utopique de demander que l’on fasse pression sur l’industrie plutôt que de remettre encore le poids de la responsabilité du « bien manger » sur le dos des mères de famille?
Moi, je ne cuisine pas et je ne fais pas « à manger » non plus vu que je n’ai pas d’enfants. Vers l’âge de sept ans, on m’a offert un four Kenner, que j’ai immédiatement mis de côté. Mon frère le récupéra pour concocter de petits gâteaux au chocolat. Était-ce par « amour »? J’en doute. Il refusait obstinément de m’en donner. Il ne développait pas non plus de fibre artistique, car il ne les décorait pas pour les exposer au regard indulgent de nos parents. Peut-être, en bon petit garçon, cherchait-il à élucider le mystère de la mécanique de la cuisson qui transforme une pâte d’un beige fade en un moelleux gâteau d’un beau brun chocolat? Je n’en sais rien. À l’époque, la seule question qui m’importait était : pourquoi refuse-t-il de me donner ses gâteaux? Ça me semblait logique, pourtant; il les fabrique, je les mange. Dans mon imaginaire d’enfant qui n’avait pas encore assimilé les rôles attribués au genre, c’était cohérent avec les publicités télévisées : puisque mon frère s’attribuait le rôle de celui qui « fait à manger », j’héritais automatiquement du rôle de celle qui « reçoit à manger ».
Aujourd’hui, je comprends bien que les rôles ne se distribuent pas de cette manière et qu’il revient à chaque individu de faire de son mieux pour veiller au bien-être de soi, autant que des autres. Mais j’ai beau me faire la leçon, me répéter les directives des nutritionnistes, me menacer des pires conséquences pour ma santé, je finis bien souvent par revenir à la maison avec une salade préparée ou un macaroni asiatique en me félicitant de ne pas avoir choisi une pizza pochette.
[1] C. Durand, « L’alimentation moderne pour la famille traditionnelle : les discours sur l’alimentation au Québec (1914-1945) », Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, numéro 3, 2011, p. 67.
[2] Ibid., p. 68.
[3] « L’histoire de l’alimentation industrielle avec Laurent Turcot », Aujourd’hui l’histoire, Radio-Canada, 15 mars 2018.
[4] Le nutritionniste urbain – 22 janvier 2019.