Les matantes… et les mononc’s
ISABELLE BOISCLAIR
Illustration : Nadia Morin
Au cours des dernières années, il a été question, à plusieurs reprises, de « madamisation » ou de « matantisation » de l’école, de la culture, des médias [1]… Le féminin de la formulation frappe, même s’il se cache, ici sous un titre de civilité, là sous un titre relationnel. Bien que le féminin n’y soit pas caché – au contraire –, on entend également parler de la « féminisation » du monde. Si la matantisation connote clairement le quétaine – j’y reviens –, dans tous les cas, ce qui est signifié, c’est bien la dévaluation que porterait en lui-même le féminin. On entendait récemment Denise Bombardier affirmer (et déplorer) que « [l]e Québec se caractérise de plus en plus par une féminisation de ses mœurs, ses comportements et ses institutions [2] ». De fait, il est de nombreuses professions ou activités, autrefois exclusivement masculines, qui se voient de plus en plus investies par des femmes. Mais voilà, on brandit le spectre de la madamisation-matantisation-féminisation comme la menace d’un double mal : 1° la domination féminine est à nos portes! (Tous aux abris!); 2° une grave déflation des valeurs va s’ensuivre!, alors même qu’il serait plus juste de parler de mixisation – qui veut dire : devenir de plus en plus mixte –, car on est encore bien loin d’une féminisation tous azimuts de la société, qui consisterait à ce que toute la société passe sous la coupe du féminin – de la même façon qu’elle est, depuis des millénaires, sous la coupe du masculin. Or, non seulement personne ne vise cela, mais nous en sommes loin! Il faut bien voir, en effet, que dans plusieurs des situations où cette menace est invoquée, les femmes partent de zéro – ou presque. Dès lors, tout gain fait par elles est nécessairement un gain de mixité, cependant perçu comme un pas vers un renversement total.
Et c’est souvent lorsqu’il est question de littérature ou, plus largement, de culture, que l’on évoque cette matantisation, qui sous-entend que les femmes étant de plus en plus nombreuses à envahir les tablettes des librairies, la littérature perd en qualité [3]. Ce qui est suggéré par cette formule, c’est bien l’idée d’une dévaluation (de l’école, de la culture, des médias [4]…). Que cette dévaluation soit signifiée par une figure féminine en dit long sur le système de sexe/genre dans lequel nous baignons tous et toutes [5], sur sa persistance. Preuve, s’il en fallait, que l’on considère encore le féminin comme de moindre valeur que le masculin.
Dans certains cas de figure, c’est pour sous-entendre que la culture et la littérature québécoises se feraient moins sérieuses, moins élevées, que ces termes sont utilisés, qu’elles perdraient de la valeur parce qu’elles relaient des valeurs féminines – entendre : quétaines, mièvres [6]. Ah bon. La littérature des femmes, mièvre? Anne Hébert, mièvre? Suzanne Jacob, mièvre? Nelly Arcan, mièvre? Catherine Mavrikakis, mièvre? Oui, il y a peut-être des femmes qui écrivent des romans mièvres. Mais ne dit-on pas à chaque torchon sa guenille? Il y a aussi des hommes qui écrivent des romans mièvres – mais jamais on ne leur assigne ce qualificatif. Leur fonds de commerce est la masculinité virile cheap, protectrice; qui est précisément la contrepartie de la mièvrerie féminine, faite de sensiblerie, de romantisme et de sentimentalisme. Or, d’un point de vue féministe, cette masculinité virile cheap est tout aussi mièvre. Mais le point de vue dominant jusqu’ici – la position d’autorité discursive depuis laquelle l’ensemble de la production est évalué – étant le point de vue masculin, jamais un trait constitutif de la masculinité ne s’est vu dévalué. Le masculin étant érigé en norme, s’il est lui-même mièvre, il passe inaperçu. Et il ne se trouve personne pour se plaindre d’une quelconque mononc’isation de la culture. Tandis qu’encore aujourd’hui, alors qu’on a eu des Virginie Despentes, des Maggie Nelson, des Susan Sontag, des Maya Angelou, ou, en musique, des Patti Smith, des P.J. Harvey, et combien d’autres, les productions culturelles émanant des femmes sont encore perçues comme mièvres par défaut.
Un autre phénomène est parfois évoqué sous l’étiquette de la matante. Ici, la coupable est non pas l’écrivaine, mais la lectrice. La culture se matantiserait parce que ce sont des femmes qui en consomment davantage, et qu’ainsi elles imposent leur horizon d’attente, lequel est censé être, vous l’avez deviné, caractérisé par des produits de consommation « faciles ». Ce présupposé ne cache rien d’autre qu’une forme de misogynie culturelle, ce dont témoigne Solange dans une de ses dernières capsules [7], où elle « confie avoir longtemps redouté de n’avoir « que » un public féminin, ce qui pour elle était associé inconsciemment à un manque de légitimité et à une dépréciation de ces contenus » [8]. Ainsi donc, le crime des femmes serait de consommer de la culture! Que les mononc’s de ce monde – l’équivalent des matantes selon les lois de la complémentarité patriarcale – considèrent Éric-Emmanuel Schmitt comme un grand auteur ne provoque aucune commotion, aucune crainte quant à la mononc’isation du monde… Tiens, il s’en trouve sûrement pour expliquer que Schmitt écrit pour les matantes. En regard de critères de légitimité, tout ce qui est populaire est perçu et assimilé au féminin.
Au final, peu importe le sexe, la matantisation désigne la culture cheap. Et l’appréciation de la culture cheap, elle n’est pas tributaire du sexe – même si certains produits sont genrés, c’est-à-dire pensés en termes d’un public genré –, mais bien de l’univers culturel dans lequel chacun.e baigne. Il est vrai qu’on a longtemps tenu les femmes loin du savoir et des diverses formes d’art, et que, par conséquent, nombreuses étaient celles qui se tournaient du côté des objets culturels « faciles » à saisir, produits à leur destination, question de les divertir des sujets qui leur sont évidemment inaccessibles. Mais bondance, les filles vont à l’école depuis longtemps maintenant, et elles sont même plus nombreuses que les hommes dans les programmes de littérature! (Oups : alerte rouge! Risque de féminisation en vue!)
Ainsi donc, tout se passe comme si le quétaine était féminin par définition. Prenons l’absolu du quétaine : un mariage (hétéro) quétaine. Mais alors, constatons qu’il y a bien un des deux mariés qui est un gars, non? Pourquoi alors seule la matante serait quétaine? Même lorsqu’ils se ressemblent et s’apparentent, le masculin et le féminin sont toujours perçus différemment – à travers la grille du genre, précisément – et le masculin y est perçu comme neutre. C’est donc nécessairement le féminin qui est cheap, qui dévalue et dépare les stocks. La marque du féminin souffre toujours d’un déficit de considération fondé sur une valeur perçue comme moindre. Biais de perception répandu, qui imprègne durablement notre culture.
Donc, pour parler de dévaluation de la culture, il faudrait trouver un terme approprié, non pas strictement féminin. Mais… j’y pense : si « le masculin est neutre », qu’il l’emporte sur le féminin, toussa, on devrait simplement parler de mononc’isation, non? Ben voilà. Logique. Question réglée! Parce que la sempiternelle association du féminin à « moindre valeur », ça gosse à la fin.
En tout cas, se pencher sur cette figure de la matante trahit que le seul rapport à la culture légitime est le rapport masculin; c’est bien là ce qui relève du sexisme systémique : un sexisme intégré tant aux structures sociales (qui avantagent les hommes jugés plus compétents, voire plus intéressants, plus sérieux, plus « profonds ») qu’aux schémas de pensée (qui présupposent que le masculin a plus de valeur que le féminin). Au final, évoquer la matante n’est qu’une façon de plus de dévaluer le féminin et, ce faisant, de délégitimer et disqualifier les femmes elles-mêmes.
Alors qu’ils tremblent, les mononc’s nostalgiques du temps où toutes les institutions – sauf la petite école, là – étaient masculines! Car le monde n’a pas fini de se mixiser. Voire, bientôt, il sera paritaire. Laissons-les trembler.
[1] On pointe souvent Stéphane Baillargeon comme ayant été le premier, en 2011, à utiliser ce terme (https://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation); un petit tour sur le Web permet d’identifier un article le précédant, signé par François Cardinal en 2010. Celui-ci dit emprunter l’expression à Claude Mailloux, du Département de psychoéducation de l’UQTR (https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/francois-cardinal/201010/08/01-4330859-la-matantisation-de-lecole.php).
[2] Denise Bombardier, « Le Québec : un matriarcat », Le Journal de Montréal, 7 mai 2018. https://www.journaldemontreal.com/2018/05/07/le-quebec-un-matriarcat
[3] Pour prendre la mesure de la rhétorique qui opère ce glissement entre littérature populaire et « féminin », voir par exemple l’examen sommaire auquel se livre Steve Proulx dans Voir, en août 2011. En se basant sur « les tops 50 des ventes au Québec pour les années 2007, 2008 et 2009 », celui-ci conclut : « Cinq de ces six auteurs ont écrit au « Je ». Ces romans comprennent presque tous une dose d’humour et la plupart sont des récits à saveur autofictionnelle. Par ailleurs, ces six auteurs ont tous produit des romans de moins de 300 pages, à l’exception de Rafaële Germain qui a étiré jusqu’à 528 pages son Gin tonic et concombre. Sur les huit romans, seuls ceux de Nicolas Dickner et Stéphane Dompierre ne s’adressent pas en priorité à un public féminin. Les héros de six romans sur huit sont d’ailleurs des héroïnes. Voilà donc ce que la relève littéraire a pondu : de l’autofiction courte, féminine, drolatique, écrite à la première personne du singulier. » https://voir.ca/chroniques/angle-mort/2011/08/24/comment-devenir-un-ecrivain-celebre/
[4] Il y a quelques années, Antoine Compagnon, en France, avait clairement associé ceci à cela : « Les métiers de l’enseignement étaient des métiers de promotion sociale. Ils ont cessé de jouer ce rôle. La féminisation massive de ce métier a achevé de le déclasser, c’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer pour la magistrature. C’est inéluctable. » Marie-Estelle Pech, « Professeur, un métier sans évolution », Le Figaro, 6 janvier 2014. https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/01/06/01016-20140106ARTFIG00556-professeur-un-metier-sans-evolution.php
[5] En effet, l’épithète n’est pas utilisée que par des hommes; voir par exemple l’extrait tiré du livre de Joanne Marcotte sur la page Web de son éditrice : « Le Québec d’aujourd’hui est mou, déprimé et a sombré dans un état de dépendance méprisable et déshonorant. La « matantisation » de nos institutions publiques et la mollesse de notre classe politique nuisent à la reconstitution des talents dont nous aurions fort besoin pour retrouver fierté et audace. Je suis de ceux et celles qui croient que le Québec peut faire plus et mieux. » https://www.efb.net/autres28.html
[6] Voir ce commentaire d’Antoine Tanguay, éditeur chez Alto : « Prenons Maléficium [de Martine Desjardins], par exemple. J’étais convaincu que c’était trop « weird » pour les « matantes ». C’était la même chose avec Effigie, d’Alissa York : je trouvais que c’était long et sombre, avec ses 600 pages. Mais elle est plus curieuse qu’on pense la matante! » (Sylvie Saint-Jacques, « Alto chante ses cinq bougies », La Presse, 21 mai 2010. https://www.lapresse.ca/arts/livres/201005/21/01-4282573-alto-chante-ses-cinq-bougies.php. Ce commentaire en entraîne un autre, d’Audrey Tremblay, dans son mémoire de maîtrise : « Le stéréotype de la « lectrice moyenne » provient d’une idée erronée : la « matante » n’existe pas – ou en tous cas, elle n’est pas le prototype dominant des femmes actuelles. Les femmes et les hommes qui apprécient les grandes sagas familiales décriées par David Homel existent; ceux et celles qui préfèrent d’autres types de lecture (des lectures « weirds ») existent également. Toutes ces catégories coexistent et elles n’ont pas à être opposées, hiérarchisées, sexuées. » (Audrey Tremblay, Mixité et égalité dans le champ éditorial québécois. Étude des compositions des maisons d’édition contemporaines et catalogues (1995-2005), mémoire de maîtrise, Département des lettres et communications, Université de Sherbrooke, 2014, p. 136-137. https://savoirs.usherbrooke.ca/bitstream/handle/11143/5882/Tremblay_Audrey_MA_2014.pdf?sequence=1&isAllowed=y
[7] « Je suis misogyne », Solange te parle. https://www.youtube.com/watch?time_continue=136&v=MDcat4CN41g
[8] Queen Camille, « Solange est misogyne… et peut-être que toi aussi », madmoiZelle, 11 septembre 2018. https://www.madmoizelle.com/solange-mysogine-sexisme-interiorise-952657