Les femmes d’exception

ExceptionMARIÈVE MARÉCHALE

 

Une. Il n’y en a toujours qu’une seule. Plusieurs usines au grand nom, à la réputation étoffée, aux techniciens étoiles se partagent ses plans. Une. Elle se présente d’ordinaire illuminée d’une auréole, d’une nébuleuse, d’une clarté divine. Si elle ne s’accoutre pas de ces attributs angéliques la marquant comme bonne fille de patriarche, et qu’au contraire elle s’habille tout de deuil et de noirceur, cela indique qu’elle adopte plutôt la posture de bonne fille de patriarche perdue. Il existe donc deux facettes de l’une, mais au final, il n’y a toujours qu’une femme d’exception. C’est un cas de figure. Trop compliqué d’en mettre plusieurs. Ça fuckerait la plot. On ne fait pas de science-fiction dans la science-fiction. La mise en abyme nous perdrait toutes et tous. Pas assez réaliste aussi s’il y en a plus d’une. Ça tordrait la vérité historique énoncée par les historiens des peuples les plus glorieux. Ça crèverait l’écran tel un anachronisme. Ça brûlerait tout simplement la page. Ici, on ne prêche pas par abus de fiction. Il n’y en a toujours qu’une seule, mais elle se présente au moins sous mille visages. Illusion de différences. On n’en fera pas un plat. Surtout pas pour ça. Après tout, c’est du divertissement. C’est nor-mâle[1]. D’autres choses bien plus importantes devraient attirer notre attention. La guerre. La famine. Le capitalisme. Leurs fléaux.

Une. Elle représente à elle seule toutes les autres. On cherche pourtant à nous prouver le contraire, à exacerber l’une dans son individualité. Dans sa robe à décolleté plongeant qu’elle « décide en toute liberté » de porter en plein hiver ou lors de grandes batailles épiques. Une. Elle suffit amplement pour la moitié de l’humanité. Atlase. Grand poids pour des épaules si menues et un vêtement si mince. Mais c’est une badass qu’on pose élégamment sur un piédestal. Ça fera taire les critiques; elles s’en contenteront. Elles y sont habituées. À l’exception de l’inépuisable Sarkeesian. Et ça fera taire les extrémistes. L’exception confirme la règle, n’est-ce pas? C’est du gros bonbon pour eux. Ça ne les menace pas, même que ça les réconforte. Faut rester amis. Faire du cash avec le patriarcat. Rentabiliser la violence. Ça donne de l’énergie, ça donne des points bonis. Vous voyez bien, rien que du divertissement.

Une Merida. Une Lisbeth Salander. Une Magie Fitzgerald. Une Xena. Une Tauriel. Une Leïa.

L’effet pervers de cela, c’est que les femmes qui ont le goût de l’aventure, celles qui sortent le soir et la nuit, celles qui partent seules en voyage, celles qui explorent des contrées dangereuses et sauvages, celles qui savent se battre, celles qui sont bardées de diplômes, celles qui sont tout cela à la fois, paraissent exceptionnelles, incroyables, choisies. Ou bien, elles semblent contraintes dans cette voie par défaut de pourvoyeur, pour s’en trouver un ou pour qu’on lui rappelle son rôle, car c’est évidemment contre nature de partir au large par simple envie. Elles sont cette fille-là. Une étoile très lointaine. Trop lointaine. Trop brillante. Elles n’existent pas. Elles sont défauts. Elles sont bêtes de foire. Pur divertissement.

Les unes sont blanches et minces, bien sûr. Et elles sont hétérosexuelles et cis. Possèdent un corps très fonctionnel. Elles n’ont aussi qu’un seul âge. Celui de la poitrine plantureuse et des fesses saillantes. L’âge d’une fermeté qui n’attend que d’être saisie. Les unes marchent tout croche pour être sexy et ne s’habillent que de très peu de tissu disposé ici et là. Ni trop grandes, ni trop petites, mais quand même plus petites que tous les hommes. Aucun muscle ne se dessine sur leur peau pour rendre compte de leur force et de leur énergie, car elles incarnent une humanité insolite, irréaliste; féminité ne rime surtout pas avec musculature[2]. Rien qu’une personnage après tout; il ne faut pas s’en faire. Faut pas s’en faire s’il ne s’en fait pas plus d’une. Répétez après moi dix fois sans vous tromper.

La chose est assez curieuse, il arrive parfois que plusieurs unes soient ensemble en même temps. Ubiquité extraordinaire. Qu’elles soient éloignées de plusieurs lieux ou dans la même scène, elles sont ensemble pour être une, pour renforcer leur présence plus que grandiose et le déplacement saugrenu de la norme qu’elles incarnent. Pourtant, elles ne forment pas de consœureries comme si plusieurs unes ne s’additionnaient pas. Il est vrai, les femmes n’ont jamais été douées pour les mathématiques. Sauf Maryam Mirzakhani. Mais cette première femme remportant la Fields Medal prend quand même une décennie pour régler un problème.

Une Arwen. Une Eowin. Une Galadriel. Une Hermione. Une Uhura. Une Amidala.

L’effet pervers de cela, c’est que les femmes ambitieuses paraissent inatteignables, strictement fictives. Trimbalées d’un regard à l’autre. Enfermées dans l’écran. Asphyxiées par la page. Si inaccessibles et irréalistes, qu’elles se transforment en antimodèles. Les unes contribuent alors à leur règle, leur domination, leur histoire. Vous savez lesquelles, bien entendu. Sinon, c’est que vous avez trop de privilèges, une introspection s’impose.

Une Amaterasu. Une Lara Croft. Une Irène Adler. Une Elsa. Une Wonder Woman.

La règle, pour les femmes audacieuses, à l’aise avec leur corps, se mobilisant dans l’espace public, réinventant la sphère privée, c’est d’être une femme d’exception. Une anomalie. Une sympathique erreur. Un beau body let loose qu’il suffira de rattraper une fois l’amusement causé par sa débrouillardise terminé et les choses sérieuses – une affaire d’hommes – revenues. Qui se fera forcément rattraper. Volontairement ou non. On brosse vite le portrait de chasse. Un loisir de riches et de dignitaires qui permet de les consacrer encore et toujours dominants et d’égorger leur proie par des illusions répétées de liberté. Les unes ont bien des particularités qui leur sont propres, des habits qui diffèrent, des exploits uniques, certes, mais elles sont préidentifiables comme le-s sexe-s d’un fœtus dans un utérus. On leur prépare la même vie de la même façon qu’on peint en rose ou en bleu la chambre du bébé.

La domination, pour les femmes d’exception, c’est d’être isolées, de vivre pour et par eux. C’est d’être également un drame inimaginable. Vivoter hors du social. Dans un trou noir peut-être. Expérimenter une grande marginalisation. Une autre, il en manquait. C’est de n’être, justement, qu’une femme au fin fond. Un symbole. Une chose qu’on baise, qu’on marie et qui fait et veut des enfants. Ce n’est même pas une vieille chanson. C’est un scénario exténuant. C’est l’appropriation du corps et de la psyché. C’est la marchandisation des femmes[3]. Version Blue Ray, version Kindle, version Playstation 4 : débiles en tous les cas.

L’histoire, pour les femmes, c’est de n’en avoir aucune. D’oublier comme pratique de bienséance. De n’avoir qu’un temps : le présent. C’est d’être reproduites en série[4], sortir de l’usine plutôt que de son imagination. Ne pas avoir de point de départ. Ne pas se faire remettre un pouvoir par une grand-mère, une voisine ou une inconnue. Connaître un bris de transmission. Découler de la volonté des hommes. Manquer de verticalité. De colonne vertébrale. C’est investir toute son énergie, toute sa force, toute son intelligence, à la sauvegarde d’un grand récit dont les unes ne sont pas vraiment l’héroïne et qui se bouclera en les bouclant. C’est d’être remis à leur place. Meubler son quotidien de futilités. C’est faire de la place. L’amnésie des femmes pour leur histoire comme économie du réel, comme mode de sauvegarde patriarcal, comme pratique obsessive et obsédante.

Une. On croit qu’il n’y en a toujours qu’une seule. On voudrait tant nous le faire croire. On s’acharne après tout, presque partout, à montrer des femmes d’exception. À s’assurer de leur statut. À les glorifier dans leur solitude et dans leur impossibilité. À les plaindre de mener une quête loin des leurs, loin de leur maison, loin de leurs occupations traditionnelles. À prier pour elles. Jésus-Marie-Joseph, regardez-les dans les films, regardez-les dans les livres, regardez-les dans les jeux vidéo. Quelle cruauté que d’être une femme d’exception, quel grand dérangement! Elles sont des inévitables qui n’évitent pas le destin qu’on trace pour elles. Femmes-prisons. Femmes-étouffées. Femme-mirages. Femmes-propagandes.

C’est que la réalité, en réalité, est ailleurs et foncièrement terrifiante pour eux. C’est qu’elles sont plusieurs. Différentes. De plus en plus nombreuses. Parfois même, oui, joyeuses. Elles sont banales. Fichtrement banales. Récurrentes. Là. Partout. Crédibles. Pleines de bonheur. Riant aux éclats avec des rangées de dents bien visibles. Parfois blanches et d’autres fois avec un peu ou beaucoup de tartre. Des exceptionnelles qui ne sont pas des exceptions. Une nuance lunaire, un astre à deux faces. Les femmes d’exceptions pour cacher les exceptionnelles.

Pour cacher Krystin Gates, première femme à traverser l’océan Arctique en kayak, en 2013.

Pour cacher la poétesse Audre Lorde.

Pour cacher Ann Bancroft qui devient la première femme à atteindre le pôle Nord en 1986.

Pour cacher la chanteuse d’opéra et la grande voyageuse Alexandra David-Néel qui effectue une retraite spirituelle au Tibet en 1916 et qui y retourne ensuite en 1924. En toute illégalité.

Pour cacher la journaliste Nellie Bly et son tour du monde de soixante-douze jours en 1889.

Pour cacher Sappho, la professeure, la poétesse, l’amoureuse, la lesbienne.

Pour cacher Hypathie, la philosophe.

Pour cacher la reine Boudica.

Pour cacher la fascinante dame en blanc, la pleine de désirs, la poétesse Emily Dickinson.

Pour cacher l’infatigable, la froide, la spirituelle Ella Maillart, journaliste, sportive aux multiples talents, qui visite la Russie en 1930, l’Asie en 1932, la Chine en 1935, l’Inde, l’Afghanistan, l’Iran et la Turquie en 1937 et qui effectue un voyage avec son amie la poétesse Annemarie Schwarzenbach de Genève à Kaboul à bord d’une Ford en 1939.

Pour cacher l’éminente Hannah Arendt.

Pour cacher Julie Payette, l’ingénieure et l’astronaute.

Pour cacher en 2007 la première femme noire à atteindre le pôle Nord : Barbara Hillary. Elle atteindra également le pôle Sud deux années plus tard… à 79 ans.

Pour cacher Mylène Paquette traversant l’Atlantique à bord de son bateau à rame, en 2013.

Pour cacher, enfin, la plus que courageuse Malala Yousafzai.

Entre autres.

Pour cacher que pour une femme, hors de la culture populaire, être forte, géniale, érudite, complexe, entreprenante, fonceuse, n’a peut-être, en fin de compte, rien d’exceptionnel[5].


[1] Le terme est de la théoricienne lesbienne et auteure Michèle Causse.

[2] Ma blonde, gamer et geek, m’apprend lors de la rédaction de cet article qu’il existe un mod (modification d’un jeu original) qu’on peut télécharger pour greffer des muscles aux personnages de femmes dans les jeux vidéo. Que ferait-on sans les geeks engagé-es pour remédier à cette situation?

[3] Je m’inspire ici évidemment d’Adrienne Rich qui, dans les années 1980, parlait de la domination des femmes en termes d’appropriation et de marchandisation de leur être et de leur énergie.

[4] À ce sujet, consultez l’excellent ouvrage de Martine Delvaux intitulé Les filles en séries. Des Barbies aux Pussy Riot, Montréal, Remue-Ménage, 2014, 234 p.

[5] Bénies soient les fanfictions, ces textes de fiction écrits par des fans, comme le nom anglophone l’indique, qui subvertissent la culture populaire dont on nous nourrit en insérant des changements dans le récit mère et chez les personnages de manière à mieux rendre compte de (leurs) réalités (Noire, Autochtone, homosexuelle, transexuelle, pour n’en nommer que quelques-unes) trop souvent laissées de côté par les productions mainstreams. Ces fanfictions participent parfois à briser la figure des femmes d’exception.