Les fées ont soif: encore brûlantes d’actualité
Comment se parle, maman, la langue maternelle?
Ils ont dit qu’elle était une langue maternelle.
C’était leur langue à eux.
Ils l’ont structurée de façon à ce qu’elle ne transmette
que leurs volontés à eux, leurs philosophies à eux. […]
Ils t’ont trompée, maman.
Leur langue ne nous appartient pas.
Elle ne nomme rien de ce que je cherche.
Elle cache mon identité.
– Denise Boucher, Les fées ont soif
Je l’avoue. J’étais un peu conquise d’avance lorsque je suis allée voir la nouvelle mouture de la pièce Les fées ont soif. Le puissant texte de Denise Boucher m’avait bouleversée lorsque je l’avais lu la première fois. Et les fois suivantes également. J’étais aussi impatiente de voir ce qu’allait en faire Alexandre Fecteau, metteur en scène talentueux dont j’apprécie tout particulièrement le travail. Je m’étais malgré tout promis d’être critique. Parce que ce n’est pas une mince affaire que cette relecture. Depuis sa création dans la controverse en 1978[1], la pièce n’avait jamais été montée de nouveau dans un théâtre institutionnel au Québec. Eh bien, en toute objectivité (ou presque), je vous le dis : courez voir ce spectacle! C’est une œuvre touchante, brutale, inspirante, dérangeante et ingénieuse que nous offrent ici les actrices, Lise Castonguay, Lorraine Côté et Marie-Ginette Guay, et les concepteurs. J’irai jusqu’à affirmer que c’est le genre de pièce qui donne sa raison d’être au théâtre (selon la définition que je m’en fais, du moins), le genre qui nous confronte à des réalités qui parfois nous échappent – ou que l’on fuit volontairement – , qui nous oblige à réfléchir différemment et dont on ne sort pas indemne.
Certains ont posé la question de la pertinence de remonter Les fées ont soif, plus de 35 ans après sa création. Les enjeux qu’on y présente sont-ils toujours d’actualité? Malheureusement, oui. La société patriarcale qu’on y dénonce n’est-elle pas chose du passé? Malheureusement, non. Les archétypes qu’on y met en scène ne sont-ils pas dépassés? Eh bien, je vous le donne en mille, non. Des mères, des vierges et des putains, prises dans des rôles et dans des carcans qui ne leur conviennent pas et dont elles peinent à se sortir, comme nous les représentait Denise Boucher à l’époque, il en existe encore. Et pas de façon marginale. Des femmes qui sont victimes d’oppression, de violence, de soumission, d’intimidation, de solitude et de détresse psychologique, il y en a des tonnes. Oui, en 2014, après toutes les « avancées » que notre société a supposément connues sur le plan des droits des femmes, nous en sommes encore là. Et c’est justement parce que plusieurs personnes pensent que ces enjeux ne sont plus d’actualité que la reprise de cette pièce est pertinente, voire essentielle. Voilà, la boucle est bouclée.
Parlons de la mise en scène maintenant. Comment aborder, en tant que metteur en scène masculin, une pièce féministe qui dénonce les pièges du patriarcat lorsqu’on se trouve soi-même socialisé du côté dominant, aussi sensible puisse-t-on être aux questions féministes? Le défi était d’autant plus grand que Les fées ont soif est un texte phare du mouvement féministe québécois des années 70. C’est donc à la fois les théoricien.ne.s et critiques de théâtre, et les féministes qui attendaient cette relecture de pied ferme. Le metteur en scène Alexandre Fecteau répond un peu à cette question dans son mot de présentation retrouvé dans le programme du spectacle, mot qu’il a ingénieusement écrit tout au féminin, faisant ainsi un sympathique clin d’œil au texte[2] :
Se faire offrir de monter Les fées ont soif, c’est épeurante. […] Mais c’est aussi avoir l’impression de jouer une rôle « potentiellement » historique. […] Être une homme et monter Les fées ont soif, c’est plonger dans une monde méconnue. C’est tout à coup changer de perspective sur la monde, et voir que bien des aspects de la vie des femmes qui peuvent paraître anodines, naturelles ou volontaires trahissent encore une traitement franchement différente. C’est voir aussi que cette apparente « normalité » des rapports et des rôles sociales est tellement opaque, que bien des femmes n’arrivent pas à voir au travers et nient même qu’elles cachent encore une forme d’oppression.[3]
Cette oppression, Fecteau a très bien su la représenter dans le spectacle. D’abord, dans les costumes étouffants des comédiennes constitués de corsets, de bandages, de cagoules et de bas collants (bravo à la conceptrice Élène Pearson). J’avais moi-même l’impression de manquer de souffle à force de les voir comprimées ainsi dans ces morceaux de tissus et de plastique. Elles se libéreront peu à peu de leur carcan en se délestant par petits bouts de leur costume contraignant, illustrant du même coup leur volonté d’émancipation et leur soif de liberté. L’oppression est également transposée, selon moi, dans l’utilisation de la vidéo. Les plans serrés, les visages présentés de très près, l’image en noir et blanc un peu brouillée m’ont fait l’effet d’un genre d’emprisonnement, d’une cage dans laquelle on plaçait les personnages. Les écrans sont aussi mis à profit pour présenter des images d’une émission consacrée à la controverse entourant la création de la pièce en 1978[4], et des photos de vraies femmes ayant été victimes d’intimidation et de violence, moment coup de poing du spectacle. Belle utilisation de ce média, bref, que l’on doit à Eliot Laprise.
Le décor de Vano Hotton est épuré et contrasté, laissant toute la place au jeu puissant et profond des trois comédiennes. Le trou béant en plein milieu de la scène, dans lequel se terre la Statue durant presque toute la pièce, rappelle une immense tombe, symbole de l’enlisement vécu par certaines femmes. C’est aussi par ce trou que les comédiennes feront leur sortie triomphale, digne d’un concert rock. On n’en est d’ailleurs pas très loin parce que la pièce est parsemée de plusieurs chansons, parfois revendicatrices, parfois touchantes et d’autres fois comiques. C’est à Maude et à Navet Confit qu’on avait confié la création de la musique originale et ceux-ci n’ont pas failli à la tâche, nous offrant une trame qui installe des ambiances enveloppantes, qui casse la baraque lorsque l’émotion le commande et qui ponctue à merveille les tableaux.
La lecture des différentes critiques de la pièce parues dans les médias ainsi que les explications données dans le programme du spectacle annonçaient l’intégration d’extraits de textes de Rabii Rammal, chroniqueur pour le magazine Urbania, et des adresses directes au public, mais il semble que ces ajouts ont été coupés après les premières représentations du spectacle puisqu’ils ne figuraient pas dans la version du 27 septembre. Dommage, j’aurais bien aimé voir de quelle façon ces nouveautés enrichissaient le texte original. N’empêche, la pièce telle qu’elle m’a été présentée était d’une efficacité et d’une ingéniosité indéniables, et m’a fait frissonner autant, sinon plus, que la lecture du texte il y a quelques années.
Les fées ont soif de Denise Boucher, dans une mise en scène d’Alexandre Fecteau, est présentée au Théâtre de La Bordée jusqu’au 11 octobre 2014.
Julie Veillet
[1] Je n’effectuerai pas ici de retour sur les détails de cette controverse puisque d’autres l’ont très bien fait avant moi. Pour en savoir plus, vous pouvez notamment lire les textes Les fées ont soif de jouer paru dans la Gazette des femmes le 15 septembre 2014 (https://www.gazettedesfemmes.ca/9905/les-fees-ont-soif-de-jouer/) ou Les fées ont soif : l’évolution d’une pièce marquante paru dans Le Soleil le 13 septembre 2014 (https://www.lapresse.ca/le-soleil/arts-et-spectacles/theatre/201409/13/01-4799814-les-fees-ont-soif-levolution-dune-piece-marquante.php).
[2] Dans le texte de Denise Boucher, on retrouve un passage où la Statue raconte un vieux rêve en féminisant tous les termes qu’elle emploie.
[3] Extrait du mot du metteur en scène Alexandre Fecteau dans le programme du spectacle.
[4] Émission Tout le monde en parlait – Les fées ont soif et la censure, diffusée le 20 juillet 2010(https://ici.radio-canada.ca/audio-video/pop.shtml#urlMedia=https://www.radio-canada.ca/Medianet/2010/CBFT/ToutLeMondeEnParlait201007200000_m_1.asx).