Les évaporés
CHARLOTTE FUENTES
Bill, il aime passer du temps ici. Il vient deux à trois fois par semaine. Il dit que bientôt les couleurs vont changer et que les arbres vont devenir des peintures. Bill, il aime le silence pour pratiquer son yoga. Bill, il aime beaucoup ce lieu et c’est tant mieux parce qu’un jour, il finira par ne plus le quitter. En attendant, Bill, c’est la personne la plus vivante que j’ai rencontrée dans un cimetière.
Valentine, je me souviens le jour où tu m’as dit : « Je lui ai proposé un verre au Requin chagrin. C’est un bar, à mi-chemin entre lui et moi. » Je m’en souviens très bien parce que j’avais décidé de le noter sur un bout de papier. J’avais aimé l’image que cela avait créée dans mon imaginaire. Quelques mois plus tard, j’avais lu cette phrase de nouveau et ce n’était plus le Requin chagrin qui avait capté mon attention, mais le mot à mi-chemin. Je l’ai trouvé si beau. Il représente à la fois la frontière entre deux intimités, mais aussi le lieu où l’on va pour se réunir.
Fish: texte écrit par Valentine Ridde
On prétend que le monde est plein de possibilités. Mais elles se réduisent à bien peu de chose dans la plupart des cas. Il y a beaucoup de bons poissons dans la mer… peut-être; mais la grande masse ne semble n’être que sardines et harengs. Lady Chatterley’s lover, D. H. Lawrence, 1932.
En couverture, une femme nue sur la pelouse, page 458 surlignée en rouge. Les gens capables d’union intime avec les autres sont les seuls qui semblent ainsi seuls dans l’univers. Les autres sont un peu gluants; ils collent à la masse. Lady Chatterley’s lover, D. H. Lawrence, 1932.
(La lumière verte allumée, une ligne noire du sol carrelé tremble. Elle va dans la cuisine prendre un grand verre d’eau.
Un poisson d’argent saute à la vue de la goutte d’eau qui tombe de son doigt. Elle tente de lui faire peur en allumant la lumière jaune, il part se cacher dans le trou de la plainte. L’araignée le sert méticuleusement entre ses pattes, ils disparaissent tous les deux. Un point noir frétillant sur le sol finit la ligne tremblante.
Une montagne de fourmis, un morceau de sardine oublié. Une centaine. Pas de citrons, porte ouverte, geste du bras indiquant la sortie. Elles ne bougent pas.
Aspirateur branché 13 secondes montre en main, plus rien.)
Ce qui est donné à voir n’est pas leur solitude, mais celle qui ressurgit à la fin d’une rencontre, quand on se sent seul bien que l’autre nous accompagne.
J’essaie de capturer les personnes au moment même où elles m’échappent pour comprendre où elles s’évaporent.
Looking for BJA (Bas Jan Ader)
Bas Jan Ader a disparu en mer en 1975 en traversant l’Atlantique à bord du plus petit voilier. Si je l’avais connu, j’en aurais été amoureuse.
La poésie n’est pas que dans les livres, elle s’invite parfois au coin d’une rue et vous invite à continuer l’histoire.
S’approprier des moments du passé que nous n’avons pas vécus, c’est constituer et influencer notre présent, qui nous sommes et qui nous voulons être. C’est donner un second souffle à un souvenir flottant.
Quand je regarde cette photo sur laquelle mon père prend secrètement en photo ma mère en train de changer de culotte dans la voiture, j’observe à mon tour secrètement ma mère, mais avec quelques années de différence.
En étant devenue la conséquence de leur amour, je pense avoir un droit sur leur histoire d’amour. Leurs souvenirs sont alors aussi les miens.
Un jour, le garçon que j’aimais m’a dit d’aller paître gentiment loin de lui. Ce jour-là, je me suis sentie si petite qu’après quelques secondes, je l’ai dévoré et je suis partie vivre ma vie.