L’érection du redneck
MARIE-MICHÈLE RHEAULT
Des fois, je suis en maudit contre moi parce que j’ai peur de voyager seule. Oh la pauvre!, vous me direz. Oui, je sais, c’est une peur de luxe. Une peur de fille qui n’a aucune raison d’avoir peur. Non, je n’ai pas peur de disparaître et que personne ne s’occupe de me retrouver comme nos sœurs volées. Non, je n’ai pas peur de me voir refuser un emploi parce que je porte un hijab ni d’être violée par un mari rentré trop saoul. Ma peur à moi est celle d’une blanche éduquée, pas trop riche, pas trop pauvre qui a été élevée dans une famille où les filles avaient toutes les possibilités. On m’a appris à tenir tête, à me faire confiance et à n’avoir peur de rien ni personne. Et vous savez quoi? Eh bien, c’est précisément ça qui me met en colère : je n’ai AUCUNE raison d’avoir peur de voyager seule. Pourquoi alors cette peur se forge-t-elle une place beaucoup trop grande dans mon cerveau? Pourquoi mon subconscient me renvoie-t-il des scènes extrêmes où je me retrouve coincée dans un trou perdu avec un redneck édenté et armé en mal de torturer/violer/tuer quand je pense à partir faire quelques centaines de kilomètres à vélo? Parfois, je me demande si tout n’est pas mis en place pour que les peurs millénaires de toutes les femmes s’inscrivent dans notre code génétique. Bon, c’est gros, je sais. Les peurs ne s’inscrivent pas dans le code génétique d’une personne, pas plus que les souvenirs ne se transmettent d’une personne à l’autre. C’est quoi alors? Une contagion? Ah mais non! C’est le patriarcat! Simple, non? Foutu patriarcat de marde!
Je suis frustrée de ne pas être capable de le faire pareil ce voyage de vélo. C’est facile pour la jeune blanche éduquée que je suis d’écrire « Foutu patriarcat de marde! » sur le clavier de mon portable et de le publier dans une revue où toutes les lectrices vont être d’accord avec mon idée. C’en est une autre de planter ma tente dans un champ après une journée à pédaler et d’attendre mon redneck édenté pour lui crier au visage en le regardant droit dans les yeux : « Foutu patriarcat de marde! » Parce que je sais qu’il viendra le redneck. Il est partout. Oh, je sais, je n’aurai peut-être (je dis bien peut-être) pas affaire à celui qui a des envies de torturer/violer/tuer, mais j’aurai certainement affaire à celui qui me dira « pédale la grosse », « tasse-toé du chemin la vache » ou « je connais quelque chose de plus intéressant à te mettre entre les cuisses qu’un banc de bécyk ». Connard. Garde ta langue sale pour tes amis aussi épais que toi. Et puis, pourquoi j’y pense à ce connard? Pourquoi je ne fais juste pas ce que je veux sans penser à ces idiots? Pourquoi, je ne suis pas Virginie Despentes qui retourne faire de l’auto-stop après avoir été violée? Le cœur me fend quand je pense que je suis en train de passer à côté d’une expérience puissante, formatrice, initiatique à cause de ma peur du redneck. Ça me bouleverse de me savoir soumise au patriarcat au point de me voir rester sagement à la maison alors que j’ai envie de voir le monde. Pourtant, j’en ai croisé des connards dans ma vie. Chaque fois, je me suis retournée et j’ai continué mon chemin. Mais la peur était là. J’ai eu beau faire « comme si », la peur était là quand même et je sais qu’ils l’ont sentie et que ça les a excités. Le dude qui s’est arrêté sur le bord de la rue pour se masturber devant mes amies et moi l’a fait pour nourrir son érection de notre peur de petites filles de 8 ans. J’ai bien essayé de ne pas lui montrer qu’il me dérangeait. J’ai bien essayé de faire comme si j’en avais rien à foutre qu’il me montre son pénis en érection quand j’allais tout bonnement m’acheter des bonbons au dépanneur du coin, mais il l’a sentie la peur dans mon subconscient. Il l’a senti que je savais que des petites filles partout au pays et ailleurs avaient déjà été enlevées et tuées dans la rue qui les menait au dépanneur du coin. Elles ne s’étaient pas méfiées puis voilà, on leur avait fait mal. Moi non plus je ne m’étais pas méfiée quand j’avais vu le camion bleu stationné le long du chemin. Je croyais que le monsieur cueillait des bleuets (je viens de la campagne, vous l’aurez deviné) à cet endroit comme on le faisait souvent mes amies et moi. Et voilà. Innocence déchue. À partir de ce moment, même si j’avais toujours eu les mêmes droits que mes amis garçons, que dans ma famille, les femmes n’avaient pas moins d’autorité que les hommes, eh bien je savais que ça pouvait m’arriver à moi aussi parce que je suis une fille. La peur est arrivée. Puis, la peur d’avoir peur a tout de suite suivi puis elle a grandi.
Et puis, c’est ça qui me fait le plus chier : nourrir l’érection du patriarcat de cette peur d’avoir peur. Loin de moi l’idée de vouloir minimiser les craintes de celles ayant subi des sévices liés à leur condition de femmes. Comment peut-on penser autrement? Mais ça me fait péter les plombs de leur donner ne serait-ce qu’un seul pouce de ma peur. Ces connards de rednecks ne méritent pas de s’amuser de moi. Je ne veux en aucun cas permettre ne serait-ce qu’une seconde de leur plaisir malsain à se jouer de la peur de l’autre. Je veux être une amazone, une guerrière. Je veux être celle qui fait mentir la peur et dont la colère fait s’amollir l’érection du patriarcat.