L’épouvantail dans le jardin — Suivi d’un épilogue
LOUISE TOUPIN
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Ce texte a été publié pour la première fois dans le célèbre numéro hors série de La Vie en rose, paru à l’automne 2005. Dix ans plus tard, nous le reproduisons ici accompagné d’un épilogue écrit par l’auteure en mars dernier. Nous tenons à remercier Les Éditions du remue-ménage pour leur aimable autorisation.
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Dans les milieux féministes des années 1970, la revendication du salaire au travail ménager a été le pavé dans la mare, la bombe puante, le virus dans le programme. Pourtant, si vous saviez, jeunes féministes d’aujourd’hui, combien elle a été importante pour certaines d’entre nous, jeunes féministes d’hier…
« Derrière la majorité des femmes qui “réussissent”, il y a une autre femme, une mère, une sœur, une plus pauvre, une plus jeune, qui donne à manger aux enfants, remonte le moral et ramasse les p’tites culottes. Le partage des tâches, qu’on appelle ça. Le pouvoir de chaque femme qui en a un peu est fait de la plus-value du travail des autres femmes. » – Nicole Lacelle, Agenda des femmes 1985 (Remue-ménage)
Mars 1981. La Vie en rose publie son premier « vrai » numéro. À la une, Donalda, archétype de la ménagère québécoise soumise, et le titre du dossier spécial du numéro [1] : « Gagner son ciel ou gagner sa vie? ».
Ce dossier présente de larges extraits des textes du Réseau international pour le salaire au travail ménager [2]. Composé de groupes de femmes d’Italie, d’Angleterre, de Suisse, des États-Unis et du Canada anglais, ce Réseau propose depuis 1971 une perspective révolutionnaire : un salaire, non pas pour « les ménagères », mais pour le travail ménager. Nuance!
Dans un éditorial signé Sylvie Dupont, La Vie en rose ose se prononcer en faveur du salaire au travail ménager, même si l’immense majorité des 22 autres groupes féministes et progressistes interviewés opposent depuis quelques années déjà un non catégorique à cette revendication. Leur motif principal : un salaire au travail ménager enchaînerait les femmes à la maison. Mieux vaut revendiquer le partage des tâches et des services collectifs comme les garderies.
C’est la position qui, à quelques exceptions et nuances près, prévaut encore aujourd’hui dans le mouvement des femmes – les plus fortunées ayant choisi de « partager les tâches » au salaire minimum avec une autre classe de femmes, plus pauvres. Ce qui, semble-t-il, n’est pas un problème.
Les partisanes du salaire eurent beau s’époumoner, répéter qu’il ne s’agissait pas de salarier la « ménagère », mais un travail – qui que ce soit qui l’exécute (homme ou femme) – et qu’il ne s’agissait pas d’empêcher la création de garderies, mais de les rendre accessibles aux enfants de femmes à la maison, rien n’y fit.
Aujourd’hui encore, ici comme ailleurs, le salaire au travail ménager reste une sorte d’épouvantail dans le jardin du féminisme.
Mais qu’y avait-il donc de si dérangeant à dire que ce travail-là, « ça se paye »? Peut-être cela même qui nous emballait dans la perspective du salaire au travail ménager : contrairement aux revendications à la pièce dont on avait l’habitude, la perspective du salaire au travail ménager fournissait un fil conducteur qui reliait divers aspects autrement incompréhensibles de la situation des femmes.
Cette situation apparaissait comme « le plus petit dénominateur commun » de toutes les femmes de la Terre : elles n’étaient pas payées pour tout le travail qu’elles faisaient. « Notre problème, disaient à l’époque les militantes des Éditions du Remue-ménage, ce n’est pas d’abord qu’on ait fait de nous des poupées, mais des servantes. Notre lutte n’est pas dirigée contre la coquetterie ou contre tous les hommes, mais contre l’exploitation de notre travail, 24 heures sur 24 [3]. »
Quand on entrait dans le détail de tout ce que comportait le travail non salarié des femmes, le terme « travail ménager » semblait bien réducteur. En réalité, ce travail recouvrait bien plus que les tâches domestiques et matérielles. Il incluait aussi l’éducation et la socialisation des enfants et des adolescents, les soins médicaux et le soutien émotionnel à la maisonnée entière, la « charge mentale » de l’organisation et du bon fonctionnement de la vie familiale, etc. Il touchait donc l’immense champ du travail immatériel : les soins psychologiques aux enfants, au conjoint, à ses vieux parents et parfois même aux parents du conjoint, ainsi qu’aux personnes malades et handicapées de la famille élargie.
Bref, réfléchir sur la question du salaire au travail ménager nous a fait découvrir ce que recouvre aujourd’hui la notion du care : le travail de soins, les « aidantes naturelles » et le bénévolat sans condition – cette é-n-o-r-m-e contribution à l’économie mondiale offerte gratuitement par toutes les femmes de la Terre. Rien de moins que la reproduction des sociétés.
Quand les femmes disaient vouloir mettre un prix sur tout cela, on leur rétorquait : « Le travail que vous faites est tellement important qu’il n’a pas de prix! » Voilà pourquoi il devait être fait par amour, du moins, dans le cadre familial, car hors de la famille le même travail était rémunéré.
Ce non-salaire, cette gratuité du travail ménager dans la famille nous a ouvert les yeux sur le pourquoi des bas salaires féminins dans les secteurs d’emploi majoritairement féminins – les garderies, l’éducation, la santé et les services sociaux, les services alimentaires : c’était des jobs que les femmes effectuaient gratuitement à la maison. Des jobs qui étaient censées être inhérentes à leur nature, à la définition de la féminité. Le salaire au travail ménager nous a ouvert les yeux sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’équité salariale.
La perspective du salaire au travail ménager permettait aussi de comprendre l’importance de la lutte des femmes « cheffes de famille vivant de l’aide sociale » : les allocations étaient leur salaire, un salaire pour le travail qu’elles effectuaient à la maison! L’État reconnaissait donc implicitement que le travail gratuit à la maison était bien un travail, et qu’en l’absence d’un « gagne-pain », des sous étaient nécessaires pour l’exercer [4].
Réfléchir sur la gratuité du travail ménager faisait aussi voir le travail invisible des femmes dans l’agriculture et dans de petites entreprises appartenant au conjoint : ce travail invisible faisait partie du « contrat de travail » tacite des femmes mariées. Une étude sur le sujet menée par l’AFÉAS (Association féminine d’éducation et d’action sociale) en 1976 a donné naissance à l’Association des femmes collaboratrices de leur mari dans une entreprise familiale, dont les luttes ont abouti à la reconnaissance d’un statut et d’un salaire pour ces femmes, avec les avantages sociaux qui s’y rattachent, comme le droit au chômage.
Envisager le travail ménager sous l’angle du contrat de travail implicite des ménagères a amené les groupes de lesbiennes du Réseau du salaire au travail ménager à pousser plus loin encore le raisonnement. Les relations (hétéro)sexuelles et le service aux hommes étaient analysés comme des clauses du contrat de travail des femmes mariées : du respect de ces clauses dépendaient leur entretien matériel et leur sécurité financière. Une sorte de package deal.
Le lesbianisme était vu comme un refus du travail, celui qui fait d’une femme la servante d’un homme. Se battre pour un salaire au travail ménager, c’était refuser ce travail, se battre contre ce rôle social, lutter contre le travail ménager « en tant que définition de la féminité ». Les lesbiennes du Réseau ont en quelque sorte « dénaturalisé » les relations hétérosexuelles en faisant découvrir aux autres femmes, non seulement qu’elles avaient une orientation sexuelle, l’hétérosexualité (ce qu’elles ignoraient, tellement c’était « naturel »), mais aussi que l’hétérosexualité, c’était bien plus que des pratiques sexuelles. C’était aussi toute une façon d’organiser la vie, une institution quoi!
Enfin, cette perspective du salaire au travail ménager nous a fait comprendre que, tout comme le travail ménager est rémunéré hors du cadre familial, les relations sexuelles aussi pouvaient l’être. « L’existence même de la prostitution démontre que baiser est un travail : ou bien il est payé ou bien il ne l’est pas. » Cela nous amenait à poser un regard neuf sur les prostituées et à nous sentir solidaires de ces femmes. Leur crime était de demander de l’argent (un salaire) en retour d’une prestation de services qui devait être gratuite. Certains groupes de Réseau ont d’ailleurs été parmi les premiers à appuyer la lutte des groupes de défense des droits des prostituées qui émergeaient alors aux États-Unis et au Canada anglais.
Ce ne sont là que quelques-unes des pièces du puzzle de la situation des femmes que la perspective du salaire au travail ménager avait réussi à recomposer durant les années 1970. Même si plusieurs femmes partageaient en bonne partie cette analyse, peu d’entre elles étaient prêtes à mener la lutte pour un tel salaire.
Quand je rebrasse toutes ces idées, je me rends compte que mon féminisme a été beaucoup plus influencé par cette analyse et sa perspective holistique que par le féminisme radical qui nous venait des États-Unis, où les femmes semblaient être analysées « toutes seules ». La perspective du salaire au travail ménager arrimait la libération des femmes à la libération sociale. C’est ce qu’on appelait à l’époque une analyse antipatriarcale et anticapitaliste.
En 2005, je reste sur l’impression qu’en rejetant cette stratégie, le mouvement des femmes est passé à côté de quelque chose de très important dans la compréhension de la place des femmes dans la société et, par là, de sa subversion. Le livre du Réseau s’intitulait d’ailleurs Le pouvoir des femmes et la subversion sociale.
[1] La Vie en rose, no 1, mars-avril-mai 1981.
[2] DALLAS COSTA, Mariarosa, et Selma James. Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, 1973, Adversaire.
[3] Théâtre des cuisines, Môman travaille pas, a trop d’ouvrage!, Montréal, 1976, Remue-ménage.
[4] Nous devons à Lucie Bélanger d’avoir fait ces liens.
Épilogue 2015
Aujourd’hui, dix ans après avoir écrit cet article pour le numéro hors série de La Vie en rose, je peux dire que je me suis vraiment prise au mot, aux mots de mon paragraphe final. J’estimais dans ces lignes que le mouvement des femmes était passé à côté de quelque chose de très important en mettant de côté aussi rapidement la stratégie du salaire au travail ménager et la perspective qui la soutenait. J’en étais tellement convaincue que j’ai écrit depuis tout un livre sur le sujet pour étayer cette conviction. Il s’agit de Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), publié chez Remue-ménage en novembre 2014.
Aller au-delà de l’épouvantail
J’ai en effet toujours gardé au fond de moi pendant toutes ces années la conviction profonde qu’il y avait un intérêt certain à faire connaître ce courant de pensée ; que le rejet de la stratégie du salaire au travail ménager a créé un impensé en matière de travail de reproduction ; que ce rejet était fort probablement redevable au fait qu’on s’était arrêté, à l’époque où il fut chaudement discuté, à la question de l’argent, au calcul du montant à allouer, à sa provenance éventuelle, bref au « premier degré » de la perspective, pourrait-on dire. Et donc, sans aller au-delà de la revendication monétaire et des fantasmes qu’elle pouvait susciter (l’épouvantail du retour des femmes à leurs chaudrons), et sans franchir un pas de plus pour considérer le système de pensée sur lequel la revendication reposait. Les opposantes de l’époque auraient-elles mieux connu cette perspective que le sort de la proposition du salaire au travail ménager en aurait peut-être été autre… Enfin, c’était l’espoir qui m’habitait, et qui m’a poussée à écrire un livre pour faire connaître cette pensée.
Il y avait un intérêt certain à la faire connaître, me disais-je, d’autant plus que ce courant de pensée est aujourd’hui disparu de l’écran radar du féminisme, des bilans historiographiques du féminisme et même des cours en études féministes ! Je voulais m’assurer que ce riche héritage intellectuel et militant figurerait désormais en bonne place dans l’histoire de la pensée et du mouvement féministes. Un livre m’a semblé tout désigné à cette fin. Enfin, c’est le moyen qui était à ma portée.
Une autre raison de sortir ce courant des limbes auxquelles on l’a relégué était d’offrir, par ce livre, un arrière-plan historique à nombre de réflexions féministes actuelles, notamment la sempiternelle question du « partage des tâches » au sein des couples, de même que la toujours irrésolue « conciliation famille-travail » et ses effets discriminants sur les femmes salariées en général : les mères salariées gagnent en effet toujours moins que les salariées sans enfants, elles consacrent en moyenne 50 heures par semaine à leurs soins, soit plus du double des hommes, nous apprend l’Enquête sociale générale 2010, tirée de Statistique Canada. Et plus que les hommes, elles adaptent leur horaire aux besoins de leurs proches, selon l’Institut de recherche et d‘information socio-économique (IRIS) (Tâches domestiques : encore loin d’un partage équitable, Note socio-économique, octobre 2014).
Comment se fait-il que nous en soyons toujours là, malgré promesses d’émancipation qu’on faisait miroiter aux femmes qui envahissaient le marché du travail au tournant de la décennie 1970 ? Une perspective historique sur la chose peut se révéler pertinente pour comprendre d’où on vient en cette matière. D’où le livre.
Un retour aux sources
Dans ce livre, je tente de reconstituer des fragments d’histoire du réseau international des groupes qui ont porté la perspective et la revendication du salaire au travail ménager, soit le Collectif féministe international, tel qu’il s’est incarné entre les années 1972-1977. On retrouve d’abord une mise en contexte de la publication, au début de la décennie 1970, du livre-manifeste Le pouvoir des femmes et la subversion sociale (Dalla Costa, Mariarosa et Selma James, Librairie Adversaire, 1973) : dans quel univers théorique et militant arrivait cette perspective du salaire au travail ménager ? Qu’apportait-elle de nouveau à la théorisation et au militantisme féministes du début de la « deuxième vague » du féminisme ?
Le livre s’attache ensuite à la vulgarisation d’œuvres au fondement de la pensée du salaire au travail ménager, dont bon nombre n’ont jamais à ce jour été traduites en français. Bref, son « corpus théorique ». Puis, on prend connaissance de ce qu’était le Collectif féministe international, que certaines ont qualifié d’ «embryon d’Internationale des femmes » : comment il s’est formé, sur quelle base d’entente, comment il fonctionnait, qu’est-ce qu’on y discutait. On mentionne aussi une caractéristique de ce réseau, tout à fait singulière pour l’époque, soit la diversité de ses militantes. On y retrouvait en effet des hétéros, des lesbiennes, des femmes racisées, des assistées sociales, des serveuses de resto, des infirmières, des secrétaires, etc. Certaines d’entre elles ont pu former leurs propres groupes, sur leurs propres bases, à l’intérieur de ce même réseau, et y développer des analyses qu’on qualifierait aujourd’hui d’« intersectionnelles ».
On s’attarde ensuite à l’incarnation de la perspective du salaire au travail ménager dans l’action, soit dans certaines mobilisations organisées ou appuyées par des groupes de ce réseau (en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, au Canada anglais), ou qui se situaient à sa périphérie (en Allemagne, en Suisse). Des pages sont aussi consacrées au fait qu’au Québec féministe francophone, on tourna le dos à la formation de groupes soutenant la perspective et la revendication, pour opter plutôt pour la stratégie du travail salarié et de la conciliation famille-emploi.
Le livre se termine sur deux entrevues substantielles avec deux figures de proue de la perspective du salaire au travail ménager, Mariarosa Dalla Costa et Silvia Federici, qui nous offrent une rigoureuse analyse de l’actuelle crise de la reproduction au niveau mondial, et cela à partir de leur théorie première élaborée au sein du mouvement du salaire au travail ménager. Elles nous expliquent dans ces pages comment leur perspective de départ s’est élargie et a évolué tout au long de leur cheminement intellectuel et militant depuis la fin du Collectif féministe international jusqu’à aujourd’hui. Elles nous montrent ainsi comment les ressources fournies par la perspective du salaire au travail ménager permettent de comprendre et interpréter le temps présent.
Lever des équivoques
Je tiens ici à revenir sur quelques équivoques qui ne manquent jamais de ressurgir lorsqu’on parle de la revendication d’un salaire au travail ménager. Ce qui était proposé n’était pas un salaire « à la ménagère », comme les opposantes se plaisaient à dire, mais un salaire au « travail » ménager, quelle que soit la personne qui l’exécute : cela offrait la possibilité aux hommes d’effectuer ce travail et d’y recevoir un salaire, « dégenrant » ainsi la revendication. Il s’agissait de salarier un « travail », et non un rôle ou une supposée « nature ». L’idée était au contraire de séparer, de couper le cordon ombilical entre femme et travail ménager.
Autre équivoque qui est restée imprimée dans la mémoire de personnes qui ont entendu parler de cette stratégie : en revendiquant un salaire au travail ménager, le mouvement qui portait cette proposition ne s’opposait pas au travail à l’extérieur pour les femmes (puisque c’était déjà, et depuis fort longtemps, la réalité de plusieurs d’entre elles, notamment les plus pauvres). Le travail à l’extérieur correspond à une nécessité économique, et peut donc difficilement être considéré comme une « stratégie ». Les militantes du salaire au travail ménager disaient seulement que le travail à l’extérieur n’est pas la solution miracle à l’émancipation des femmes, puisqu’il avait pour effet, en réalité, d’augmenter leur labeur, d’instaurer une double journée de travail, et de créer ce qui sera appelé des « super-women ». Elles disaient plutôt qu’on ne pouvait dissocier la revendication de l’accès au travail à l’extérieur de celle de la reconnaissance matérielle, sociale et politique du travail ménager et reproductif.
L’objectif final de la stratégie du salaire au travail ménager était de lutter pour redéfinir ce travail reproductif et le placer au même plan que les autres types de travail, ce qui aurait permis aux personnes qui l’exerçaient de bénéficier, par exemple, du système de protection dont jouissent les autres travailleurs et travailleuses salarié.e.s en matière de droits du travail : droit au repos, droit de s’absenter, protection en matière de santé et sécurité au travail, accès aux retraites, etc.
Le salaire : un outil pour politiser le travail ménager
Finalement, ce qui ressort de l’histoire du Collectif féministe international et de sa revendication, c’est que la proposition du salaire n’a jamais constitué une fin en soi. Elle a été formulée comme un point de départ pour politiser le travail ménager et de reproduction sociale. Elle fut un outil de sensibilisation pour dévoiler toute l’étendue du travail invisible effectué par une majorité de femmes de la Terre qu’on qualifiait de « naturel », et les mobiliser sur cette base. Il s’agissait de dévoiler tous les lieux où est incorporée de manière invisible la dépense en force de travail domestique des femmes, et qui représente le coût, selon les mots de Mariarosa Dalla Costa, qu’on « nous fait payer pour vivre en tant que femmes, et y exécuter un travail qualifié de « naturel » ».
Le Collectif féministe international a vécu sous ce nom de 1972 à 1977. Il n’eut pas beaucoup de temps pour réaliser son objectif premier qui était d’unir et de mobiliser les femmes pour changer leur situation de dépendance et redistribuer la richesse qu’elles produisaient, et cela à partir de ce « dénominateur commun » : les femmes salariées et non salariées se trouvent à être en réalité les mêmes personnes. Les salariées redeviennent en effet dans leur immense majorité des ménagères une fois rentrées à la maison, après avoir souvent œuvré durant la journée dans des secteurs spécialisés associés au travail de ménagère (qualifiés de « ghettos d’emplois »). D’où le slogan qui circula beaucoup à l’époque: « Toutes les femmes sont d’abord des ménagères ». Il était entendu que le rapport des femmes à ce travail se déclinait cependant bien différemment selon la « race », l’ethnie et la classe de ces dernières. Mais partout, ce travail était construit comme « essentiellement féminin ».
La perspective du salaire au travail ménager ouvrait un nouvel espace de lutte, un nouvel espace d’autonomie aux autres catégories de femmes et de non-salariés pour faire entendre leurs voix singulières et leurs intérêts de lutte. Elle ouvrait la possibilité d’alliances « intersectionnelles », dont certaines, mises en place par des groupes du salaire au travail ménager entre 1972 et 1977, étaient véritablement « contre nature » : par exemple entre « Blanches » et « Noires », entre ménagères « putes » et « gouines », soit entre ces « bonnes » et « mauvaises» femmes et ces femmes « perverses ».
Cette force potentiellement rassembleuse et le pouvoir unificateur que représentait la revendication d’un salaire au travail ménager et reproductif ne purent cependant être déployés, le mouvement des femmes optant plutôt pour des stratégies en lien avec le travail salarié (garderies et congés de maternité pour les salariées, mesures de « conciliation famille-emploi », améliorations des conditions de travail, etc.). Et quant au travail ménager, domestique et de soins, le « partage des tâches » fut la solution proposée, laissant ce travail au bon vouloir des partenaires…. Ce qui équivalut au fil des ans à une « privatisation » de cette question et à ses conséquences.
Le partage des tâches entre conjoint.e.s fit plutôt place, dans une large mesure, à un « partage » de tâches avec des femmes pauvres, venant dans plusieurs cas de très loin, de pays du Sud, ce qui contribua à créer de nouvelles stratifications parmi les femmes, de classes et de « races » notamment, nous éloignant ainsi de la recherche de solutions collectives. Et ce qui laissa quasi intacte la division sexuée du travail domestique, tout en établissant une « nouvelle division du travail reproductif dans le monde », selon les mots de Silvia Federici.
Pourquoi en sommes-nous arrivées là où nous en sommes aujourd’hui ?
Un retour sur l’histoire du courant du salaire au travail ménager et sa stratégie non aboutie peut nourrir les réflexions sur cette question. C’était du moins l’une des intentions à la base de ce livre.
Louise Toupin, mars 2015