Le roller derby, un sport de lesbiennes?

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CAROLINE POUDRIER

 

 

            Alors que le roller derby s’extirpe graduellement hors de l’ombre de l’underground, il demeure que le sport méconnu par plusieurs n’est encore souvent envisagé que comme un collage d’images iconiques, issues tantôt de son ancêtre lointain, et tantôt de la culture populaire actuelle. Pour les plus vieux, qui auront connu le roller derby 1.0, qui s’apparentait davantage à un spectacle de lutte chorégraphiée sur patins qu’à une discipline sportive légitime, le doute sur l’authenticité des prouesses sportives de nos patineuses subsiste. Il s’en trouve encore pour demander à notre préposée aux questions – nous en avons une qui arpente les gradins à chacun de nos événements – si le derby est toujours arrangé avec le gars des vues. Les plus jeunes, qui n’ont jamais connu le bonheur de voir sur leurs écrans le spectacle de pugilat scripté qu’on nommait autrefois « roller derby », en ont plutôt un imaginaire fait de tutus, de bas résille et de maquillages extravagants et il n’est pas rare de trouver chez eux une étrange fascination pour la sexualité de nos joueuses. Les plus timides le demandent souvent à mots couverts ou du bout des lèvres, dans un sandwich fait d’autres questions plus techniques. Les plus braves, ou moins polis, y vont plus franchement. Toujours la même question qui vient parfois de nos collègues, de nos parents, ou de nos fans : « Est-ce que le roller derby est un sport de lesbiennes? »

 

            La question est plus complexe qu’il n’y paraît et soulève une autre question : « Qu’est, au fond, un sport de lesbiennes? » Présume-t-on que l’homosexualité est un prérequis à l’adhésion à la ligue? Ou que par sa structure interne, son gameplay siérait davantage aux joueuses recherchant des conjointes de même sexe? La question, aussi maladroitement posée soit-elle, émerge pourtant d’une intuition profonde sur la nature du sport. Si le roller derby n’est pas, à proprement parler, un sport pratiqué « par les lesbiennes, pour les lesbiennes » – on y trouve après tout de nombreuses joueuses et fan hétérosexuel.les – le roller derby n’en est pas moins profondément queer, jusque dans son ADN. Ce faisant, il ne s’agit pas tant d’un sport « de lesbiennes », mais plutôt d’une communauté où il fait bon l’être. La question de la sexualité individuelle des joueuses est non pertinente à l’identité intimement queer du roller derby, que l’on peut reconnaître à sa subversion de l’androcentrisme du sport et des attentes du male gaze.

 

            L’androcentrisme du sport est le reflet de l’androcentrisme animant un imaginaire sociétal où le féminin est sémantiquement un dérivé du masculin, et où la femme doit être l’adjuvante de l’homme dans la cellule familiale nucléaire, pilier présumé de la société [1]. Le récit biblique de la création exemplifie de manière frappante l’asymétrie de ce motif, alors que Dieu créa, à partir de la matière même de l’homme, un être qui lui était pourtant dissemblable. On retrouve ce même motif dans la langue, où le féminin est indiqué par une marque morphologique alors que le masculin est indiqué par une absence. Ainsi sait-on que « content » et « bleu » sont employés au masculin non pas parce qu’ils en portent la marque, mais bien parce qu’ils ne portent aucune marque du contraire. Le féminin s’en trouve donc à être marqué, alors que le masculin est neutre. On retrouve la même asymétrie dans la culture populaire. Ainsi, n’avons-nous pas Mr. Pacman et Miss Pacman, mais plutôt Pacman et Miss Pacman. Pas He-Hulk et She-Hulk, mais bien Hulk et She-Hulk. Parallèlement, dans le sport, l’absence d’épithète sous-entend le masculin. On ne dira pas « hockey masculin » et « hockey féminin », mais plutôt, « hockey » et « hockey féminin ».

 

            Le roller derby renverse ce modèle, puisque c’est le derby masculin qui fait figure de cas d’exception et non pas le contraire. Lorsque l’on emploie « roller derby » sans épithète, on sous-entend le féminin, puisque le roller derby moderne est né des cendres du derby d’antan presque par parthénogenèse, en tant que discipline sportive entièrement féminine, qui n’était le pendant d’aucun sport existant. Le roller derby exemplifie un renversement du récit de la création, puisque c’est le derby masculin qui est né de la côte du derby féminin, participant par le fait même au paradigme d’un féminin non marqué, contrevenant au modèle de l’institution capitaliste hétéronormative.

 

            Cependant, le roller derby d’antan, bien qu’entièrement féminin, était, dans ses codes, un produit à l’intention du regard masculin, ce que la discipline moderne a fondamentalement renversé. Le roller derby moderne est un curieux reflet de son prédécesseur, dont les racines profondes remontent aux années 30. À l’époque, les foules se déplaçaient pour le divertissement bon marché des « derbys transcontinentaux», des courses de longue haleine où des patineurs et patineuses parcouraient, en circuits fermés, des trajets de centaines de kilomètres, et ce, sans quitter l’aréna où ils étaient logés et nourris pendant plus d’un mois. Le promoteur derrière les événements, Leo Seltzer, fit le constat que ses spectateurs étaient particulièrement réactifs au moment des collisions accidentelles entre les participants, et fonda sur ces bases une discipline favorisant ce genre de contacts et eu éventuellement l’idée d’en faire un spectacle uniquement féminin.

 

            Si la mise en scène de la violence excessive fonctionne comme un catalyseur de catharsis, à l’image de la lutte dite « amateure », comme l’avait soutenu Roland Barthes dans Mythologies, la mise en scène de joueuses uniquement féminines est plutôt un exemple du trope du catfight. Rachel Reinke (2010) définit le catfight comme un combat entre femmes, mis en scène à l’intention du regard masculin, généralement sexualisé, présenté comme incompétent et amusant, une caricature de la compétition féminine, elle-même montrée comme aussi constante qu’insignifiante dans la culture populaire. On pensera entre autres, comme le souligne Reinke, aux bagarres opposant les personnages féminins de soaps américains, bagarres marquées par des gifles, des cheveux tirés et des griffures – alors que les hommes se battent à coups de poing et à prise de corps – et ayant généralement pour objet un homme, selon un cadre hétéronormatif particulièrement rigide, à l’intérieur duquel la femme, si elle n’est pas l’adjuvante de son époux, détenteur de la raison à l’intérieur de la cellule familiale nucléaire, en est réduite à concurrencer les autres femmes pour l’attention masculine. Le caractère truqué de la compétition du roller derby d’antan contribue d’autant plus à la subtile érotisation de la compétition féminine à l’intention des hommes, puisqu’il s’agit là d’un pur simulacre de celle-ci. Le roller derby contemporain, de son côté, renverse les attentes du trope du catfight et, du même coup, le cadre hétéronormatif qui le sous-tend.   Premièrement, en surface, le caractère compétitif effectif des joutes de roller derby, où les joueuses brillent par leur compétence, est à mille lieues du spectacle planifié de l’ancien derby. C’est cependant à un niveau plus profond qu’on peut observer l’étendue du renversement opéré. En effet, bien que la compétition sur la piste puisse être féroce, l’organisation des ligues de roller derby, qui sont autogérées, repose sur la complète collaboration des joueuses, qui sont, bien souvent, dans le cadre du jeu, dans des camps opposés. Dans la ligue montréalaise, par exemple, les joueuses des trois équipes locales, qui sont en compétition pendant toute la saison pour remporter le titre du championnat, travaillent ensemble étroitement au sein des comités veillant au bon fonctionnement des activités de la ligue. Loin d’être constante et insignifiante, comme le fait croire les tropes de la culture populaire, la compétition féminine, dans le cadre du roller derby, est canalisée dans le contexte sportif où elle fait sens et est virtuellement absente des relations interpersonnelles entre les joueuses où elle devrait, selon le cliché, mener inéluctablement à l’effondrement de projets communs.

 

            Le roller derby est donc fondamentalement queer dans son déboulonnement des attentes fondées sur le genre d’un ordre sociétal encore fondamentalement hétéronormatif. Ainsi, de par ce noyau foncièrement queer, l’institution du roller derby est un allié naturel des individus non conformistes, dans leur sexualité ou ailleurs, et ce faisant, il est tout à fait naturel que certaines ligues – ceci est loin d’être une constante universelle dans le milieu – aient une forte représentation de joueuses et de fans issues de la communauté LGBTQ. Ainsi, le roller derby n’est pas, à proprement parlé, un sport « de lesbiennes », mais est plutôt un sport gynocentrique où la femme peut s’épanouir dans un ordre où elle n’est ni l’adjuvante, ni la subordonnée du mâle.


 

 

[1]    Selon une analyse féministe marxiste du capitalisme, la famille nucléaire hétéronormative est une condition clé de la propriété, sur laquelle repose la division genrée du travail. Alors que l’homme est assigné au travail dit « productif », la femme est reléguée à la sphère domestique, dans un travail de soutien non rémunéré. Si les avancées du féminisme ont permis d’ébranler ce modèle, il demeure que les attentes en termes de travail dit « émotionnel » reposent encore disproportionnellement sur la femme. On s’attendra par exemple que les employées féminines soient responsables du confort dans un bureau, soit en préparant le café au quotidien ou par la prise en charge de clubs sociaux (voir Vogel [2013] à ce sujet).

 


 

Barthes, R. Mythologies, Seuil, 2015.

Reinke, R. « Catfight: A feminist analysis », 2010. https://chrestomathy.cofc.edu/documents/vol9/Reinke.pdf

Vogel, L. Marxism and the oppression of women: Toward a unitary theory, Brill, 2013.