Le ravissement d’une icône. Brève étude du mythe « Marilyn Monroe »
Marilyne peint sa bouche
Elle pense à John
Marilyn peint sa bouche
Elle pense à John
Rien qu’à John
Un sourire, puis un soupir
Elle fredonne une chanson
Ni triste, ni gaie
Vanessa Paradis
[L]es contraintes que le mythe fait peser sur le réel qu’il investit
sont souvent fortement ressenties. Dès lors qu’il s’incarne et se fixe sur un être d’élection, il travaille à le détruire.[1]
Ruth Amossy
Écrire sur quelqu’un de décédé implique nécessairement un regard décalé. Quand cette personne est une célébrité, il est encore plus ardu d’avoir un accès privilégié à sa nature réelle. Si elle s’avère être un mythe suprême, il paraît carrément impossible de s’approprier un peu de sa substance. Puis, il y a les anecdotes que l’on accumule tant bien que mal pour cerner le mythe, Marilyn Monroe dans le cas qui nous préoccupe. Elle fut celle qui a permis à Ella Fitzgerald de chanter plusieurs soirs d’affilée au Mocambo Club, l’aidant ainsi à lancer sa carrière. Marilyn Monroe fut l’épouse d’Arthur Miller. Elle fut aussi la Marilyn Monroe Production (destinée à la production de films). C’est aussi celle que l’acteur Tony Curtis insulta en affirmant qu’embrasser cette femme était comparable à embrasser Hitler. La somme des anecdotes circulant sur le compte de cette icône hollywoodienne ne permet tout de même pas de cerner avec justesse l’individu qu’était Marilyn Monroe, de s’approprier Norma Jean. D’emblée inaccessible donc, pourquoi s’enticher de réalité lorsque le mythe est si fertile et qu’il génère à lui seul des versions inépuisables de discours? Il existe des Marilyn pour tout un chacun : Marilyn, la croqueuse d’hommes, Marilyn, l’éternelle malheureuse, Marilyn, la retardataire (« late Marilyn », comme on l’a présentée lors de son entrée en scène avant de chanter « Happy Birthday » pour JFK), Marilyn de Wharol, Marilyn, la féministe.
Cette dernière représentation est peut-être la plus difficile à soutenir tant il paraît tordu de lire une forme d’affranchissement dans son recours à la sexualité et dans les stéréotypes qu’elle a incarnés au cinéma. Le spécial « 25 ans » de La vie en rose est d’ailleurs une illustration éloquente de ce qu’est devenue Marilyn Monroe, soit une image mythique que l’on peut accoler à des réalités multiples et même contraires. Sur sa couverture, on peut voir une femme en burka dont les jambes montées sur des talons hauts sont dénudées par le vent sortant d’une bouche de métro. On a donc juxtaposé la pose célèbre de Marilyn dans le film The Seven Year Itch à une représentation type de la femme arabe et dominée. Ce rapprochement a de quoi surprendre : l’une symbolise l’oppression et l’autre incarne la sexualité ingénue. Irritées par cette publication de La vie en rose, Aurélie Lebrun et Laeticia Dechaufour ont rédigé un article dans lequel elles critiquent cette couverture. Elles dénoncent l’ethnocentrisme raciste qui sous-tend cette image qui rappelle la volonté du colonisateur : dévoiler la femme arabe afin de la soumettre à la bonne doxa occidentale. Selon elles, « [ce] qu’on comprend de cette couverture, c’est que sous la burka, il y a une femme qui ne demande qu’à porter des talons hauts et à correspondre aux critères occidentaux de l’émancipation ».[2] Or, il est un peu rapide de conclure que les responsables de La vie en rose perçoivent en Marilyn Monroe une icône de l’émancipation. En effet, elles mentionnent, dans leur éditorial, cette dualité qui est mise de l’avant dans cette image : « Que voyez-vous dans cette image? Une femme de Kaboul qui joue à Marilyn devant son miroir? Une émule de Marilyn qui essaie d’imaginer l’étouffement de la cagoule étroite, la vision obscurcie par la grille? Deux icônes ici se juxtaposent : la féminité à l’occidentale, l’oppression de l’intégrisme, les contraintes visibles de l’une, subtiles de l’autre. »[3] Elles ne vont pas jusqu’à dire que Marilyn Monroe incarne l’affranchissement. Au contraire, elles soulèvent même les « contraintes » auxquelles doivent se soumettre les femmes occidentales et, symboliquement, les obstacles que Marilyn Monroe, elle-même, a rencontrés au cours de sa vie.
En effet, il est difficile de faire de cette femme une féministe avant l’heure. Certaines s’y essaient, notamment Lois Banner dans un article intitulé « Marilyn Monroe: proto-feminism? » paru dans le quotidien The Guardian et qui reprend une thèse développée dans l’ouvrage Marilyn: The Passion and the Paradox.[4] Banner voit une femme qui a su outrepasser une enfance sous le signe de l’abus et de l’abandon, qui est parvenue à devenir célèbre malgré des difficultés de langage (dyslexie, bégaiement) et qui a réussi à se tailler une place dans un monde d’hommes à une époque sexiste et machiste. On peut donc considérer Marilyn Monroe comme une femme exploitant son sex-appeal pour en faire un outil de promotion professionnel et par là même une forme de prise de pouvoir, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une vision assez restreinte de notre sujet. Il ne faut pas oublier que Marilyn Monroe était une actrice et une chanteuse hollywoodienne dans les années 1950, époque et milieu patriarcal pour le moins exemplaires. Reconduisant habilement le stéréotype de la blonde ingénue, il est difficile d’affirmer que cette posture est une prise de position totalement consciente et revendiquée. Mais l’inverse aussi me semble un point de vue qui manque de nuance. En effet, cela paraît une grossière exagération de soutenir qu’elle ait été une femme complètement aliénée et soumise aux vicissitudes de son époque. Déclarer que Marilyn Monroe ne représente qu’un exemple douloureux de l’oppression patriarcale est un peu court, ce que ses Fragments[5], publiés en 2010, viennent d’ailleurs contredire, la montrant sensible, réfléchie, capable de poésie, cultivée et avide de lecture. Sa fin abrupte qui demeure un mystère pour les uns et qui s’apparente à un suicide pour les autres contribue également à nourrir cette image de martyre victime d’un monde cruel et paternaliste. Je m’abstiendrai de tenir l’une ou l’autre des positions, considérant plutôt que la réalité se situe probablement entre les deux : Marilyn était peut-être à la fois soumise et consciente de sa condition qu’elle exploitait.
Toujours est-il que malgré cette divergence de positions à l’égard de cette femme énigmatique, elle constitue un de nos mythes contemporains les plus persistants qui ne semble pas près d’être déboulonné. Ruth Amossy y voit deux causes : « Elle a transcendé en quelque sorte les limites de notre vécu, et […] dans Norma Jean transformée en Marilyn Monroe se traduit pour chaque individu la vague possibilité de sa propre métamorphose. [6]» Même si dans les dernières années on a pu assister au dévoilement de ses fragments intimes, de ses entretiens psychanalytiques mettant au jour un individu torturé, abandonné, bègue, etc., elle continue tout de même d’incarner la glorieuse et sexy Marilyn. Selon Ruth Amossy, « [t]outes ces versions remanient, transforment ou brouillent le sens du mythe dans le courant de leur narration. […] Dans la mesure où [les récits hostiles ou démystificateurs] gravitent autour du mythe qu’ils entendent contester, ils contribuent involontairement à son retentissement[7] ». Le mythe persiste. S’il est si durable, c’est, entre autres, parce que la société dans laquelle nous évoluons endosse toujours les valeurs véhiculées par cette représentation. Marilyn Monroe évoque l’ascension sociale, la beauté, la richesse, la popularité. C’est aussi la superficialité, la dépression, la marchandisation du corps. Et c’est peut-être davantage parce qu’elle incarne l’ambiguïté des idéaux et des vices de l’époque actuelle que Marilyn Monroe constitue un de nos mythes les plus tenaces.
[1] Ruth Amossy, « Stéréotypie et valeur mythique : des aventures d’une métamorphose », dans Études littéraires, Volume 17, Numéro 1 (1984), p. 173.
[2] Aurélie Lebrun et Laeticia Dechaufour, « Réflexions féministes et anticolonialistes sur la couverture d’un magazine féministe québécois », Les mots sont importants, les images aussi : https://lmsi.net/Les-mots-sont-importants-les (site consulté le 17 juillet 2014).
[3] La vie en rose, « Toujours vivante! », dans La vie en rose, Hors série (septembre 2005), p. 1.
[4] « Marilyn is a woman who made herself into a star, conquering numerous disabilities in the process, creating a life more dramatic than any role she played in films. » Lois Banner, « Marilyn Monroe : proto-feminism », dans The Guardian : https://www.theguardian.com/film/2012/jul/21/marilyn-monroe-feminist-psychoanalysis-lois-banner (site consulté le 17 juillet 2014).
[5] Marilyn Monroe, Fragments, Paris, Seuil, 2010, 272 p.
[6] Ruth Amossy, « Stéréotypie et valeur mythique : des aventures d’une métamorphose », dans Études littéraires, op. cit., p. 174.
[7] Ibid., p.176.