Le jour où on m’a cougarifiée
« Alors, tu es une cougar? » C’est ça qu’il me dit, le jeune homme. Assez ironiquement, je me trouve dans un haut lieu du féminisme québécois actuel, c’est-à-dire au lancement du premier numéro de ma chère Françoise Stéréo. Le jeune homme en question est tout à fait charmant, éduqué et cultivé, nous avons des amies communes qui ont un excellent jugement et nous avons commencé à discuter ensemble de ma défunte thèse de doctorat et de la sienne, tout juste naissante. Et puis tout à coup, paf! Me voilà cougarifiée.
(Je préfère la forme « cougarifier » à « cougariser » parce que ça rime avec statufier, et c’est à peu près l’effet que ça m’a fait.)
À la défense du jeune homme, je dois dire qu’il blaguait. N’empêche. En général, ce qui est drôle, c’est ce qui est vrai. Pour que ce jeune homme s’aventure à faire cette blague, c’est qu’il doit voir en elle un fond de vérité.
La vérité, c’est que j’ai quarante-trois ans. Ce soir, je réalise que c’est un âge assez bizarre. On se croit encore jeune, mais toute une génération derrière nous pense le contraire. Je regarde autour de moi et je constate que je suis, pour la première fois de ma vie (en tout cas, il me semble) la plus vieille dans le bar. Je n’ai pas besoin de faire de vox pop, c’est évident. Coudonc.
En quelque part, j’en ressens un certain contentement. En vieillissant, j’ai tendance à développer un sentiment maternel bienveillant pour tout un chacun. Je contemple donc avec fierté cette joyeuse jeunesse engagée et je suis complètement sereine. Le feeling est très reposant, surtout après toutes ces années à chercher à être la bonne élève. Mais voilà que tout à coup, je me fais traiter de cougar. Mon sentiment maternel bienveillant en prend pour son rhume.
La bonne nouvelle dans ma métamorphose-minute en cougar, c’est qu’on me perçoit encore comme un être humain qui a droit à une sexualité. C’est vrai, j’ai ce droit. Je le revendique, même. Alors, qu’on « s’aperçoive » que j’ai ce droit, c’est bien, non? En poussant la réflexion plus à fond (je me trouve à présent au bar, le nez dans ma deuxième bière, à écouter des p’tites jeunes chanter du rock), je me dis que cette histoire de cougarification de la femme plus âgée est plutôt un autre signe que personne n’échappe à la sexualité. On sort tout juste de la puberté qu’on est une lolita, on n’a pas fini d’allaiter qu’on devient une MILF, et on ne peut pas attendre la ménopause tranquille sans se transformer en cougar.
La différence, toutefois, entre les lolitas, les MILFs et les cougars, c’est que les deux premières sont des objets de désir. La lolita et la MILF se font courtiser malgré un certain interdit : dans le premier cas, la jeunesse extrême et dans le second, le tabou de la mère. Mais la cougar n’est pas un objet de désir. C’est, dans le couple à former, l’entité désirante. La cougar a une sexualité, mais c’est elle qui doit se débrouiller pour la satisfaire. La métaphore animalière est éloquente à cet égard : un cougar chasse. La cougar a une sexualité de prédatrice par nécessité parce que, disons-le franchement, dans l’imaginaire sexuel contemporain, la femme mûre n’est pas désirée.
Donc, la cougar doit chasser, puisqu’elle n’est pas elle-même une proie. Cela veut dire qu’en tant que cougar (pas autoproclamée) je suis une superprédatrice par obligation. Ce qui va m’aider dans ma chasse, j’ai l’impression, c’est le camouflage. Parce que tout le monde sait que les femmes plus âgées deviennent invisibles. Pas étonnant qu’on doive chasser dans ces conditions : si on ne fait rien, on se perd dans le feuillage.
Comme je ne suis pas complètement asociale ni vindicative, je recommence à discuter plaisamment avec le jeune homme. Mais je le regarde différemment. Si je suis une cougar en chasse, quel est mon objectif? Réponse facile : je veux me nourrir. Mon cerveau se permet une enjambée rhétorique hasardeuse et je songe que les chasseurs, les chasseurs humains cette fois, ont parfois mangé leur proie pour en acquérir les qualités physiques ou morales. Or, quelle qualité une cougar chercherait-elle à obtenir en plantant ses griffes dans un jeune homme? Réponse facile encore une fois : la jeunesse. La cougar cherche, par le biais de ses conquêtes, à retrouver ses vingt ans.
Troublée par cette révélation, je m’excuse un instant auprès de mon présumé prospect. Je sors mon téléphone intelligent et je cherche : « cougars women ». Premier résultat : How to Know if a Woman Is a Cougar : 10 Steps. On y apprend que l’une des étapes afin de « détecter la cougar » consiste à regarder comment elle s’habille. Si elle porte des vêtements manifestement « trop jeunes pour elle » (dixit la page Web, qui a été consultée un demi-million de fois), il s’agit bien d’un spécimen de cougarus desesperabilis. Bref, évidemment que la cougar recherche la jeunesse. Elle s’attife de manière à l’attirer et espère qu’elle retrouvera son printemps perdu par simple contact physique avec une jeune pousse. Cette quête est perçue comme étant absurde, comme en témoigne le fait qu’en général on évoque la cougar pour rire de ses ambitions et non pour admirer son audace.
J’offre un verre au jeune homme (avant que vous ne posiez la question : oui, ça existe, les sugar cougars) et je ne peux m’empêcher de penser que quelque part avant l’avènement de la cougar, il y a eu la mort du gigolo. C’est vrai, pensez-y : un gigolo, ça n’existe plus. Auparavant, à l’ère du gigolo, la tache morale était sur le jeune homme qui voulait s’enrichir sans faire d’efforts. Maintenant, avec la cougar, la tache morale est sur la vieille femme qui espère rajeunir à l’aide d’une stratégie futile et ridicule. Du côté des « femmes d’expérience », comme le chantait Francis Martin, la transaction n’est pas financière, mais s’évalue en années de trop que l’on voudrait bien perdre.
Je réponds enfin à la question du jeune homme. Non, je ne suis pas une cougar. Et j’en ai contre la notion même de la chose. D’une part, plus je vieillis, plus je réalise que je n’ai pas peur de vieillir – le phénomène de la preuve dans le pouding. Et puis, surtout, je refuse que ma sexualité soit considérée comme une perversion, peu importe quels hommes (ou femmes) il m’arrive de désirer. Tenter de catégoriser le désir des femmes plus âgées envers les hommes jeunes (ou des jeunes hommes à l’égard des femmes mûres) comme un genre de fétichisme équivaut à vouloir exercer un contrôle social par la sexualité. Puisque la plupart des gens aspirent à être « normaux », parler des femmes mûres comme de « cougars » équivaut à leur prêter des mœurs étranges dignes d’être catégorisées comme telles. Vraiment, pourquoi avoir « inventé » le phénomène de la cougar sinon pour remettre à leur place les femmes plus âgées qui sont sur le marché de la séduction avec l’envie de rencontrer quelqu’un sans se baser sur l’âge pour déterminer le potentiel d’attraction? L’avènement de la cougar nous rappelle que nous vivons dans une société âgiste et codifiée où la « libre circulation sexuelle » entre les générations n’existe pas vraiment. On veut bien admettre que les femmes plus âgées aient encore une vie sexuelle, qu’elles veuillent en avoir une; mais qu’elles n’aillent pas penser qu’un jeune homme puisse les désirer en tant que femmes « normales » sans que cela ne traduise une certaine perversion de leur part. Ou qu’elles puissent elles-mêmes être attirées par un jeune homme sans que cela ne soit une manifestation de leur nature de prédatrice qui n’a d’autre choix que de chasser sous peine de rester tout simplement invisible.
Un enjeu sous-jacent à tout cela est le renforcement de l’idée que l’objectif des rapports de séduction consiste inévitablement à ce qu’ils se terminent par une baise. La cougar en chasse veut se nourrir. Mais qu’en est-il de la séduction comme notion plus large, de la séduction comme lieu où le simple désir de plaire et d’établir une complicité se suffit à lui-même? Est-ce trop ambigu pour être acceptable? J’ai parfois l’impression que nous vivons dans une société où l’ambiguïté est la perversion ultime.
Quoi qu’il en soit, je ne suis pas une cougar.
N’empêche, il est mignon, le jeune homme. Je pourrais lui offrir un autre verre? Mais tout à coup, paf! J’apprends qu’il est gai. Même les femmes mûres et décomplexées qui tentent de rester indifférentes au jugement de la société ne peuvent pas tout avoir.