Le féminisme des Suicidées

DOMINIQUE RAYMOND

 

Flectures

Toute lecture portée par le projet féministe est une flecture. Seront donc déposées ici des recensions, des critiques, des analyses d’œuvres qui, explicitement ou non, déboulonnent ou reconduisent des idées reçues en matière d’égalité entre les sexes.

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Le féminisme des Suicidées

« Ce qui a capté mon intérêt, c’est qu’elle donne dans le polar féministe [1]. » Qu’y aurait-il de mieux pour initier les Flectures qu’un texte qui sort des sentiers battus parce que l’auteur est une femme – le polar reste une chasse gardée masculine – et parce qu’il présente des idées subversives qui stimulent la réflexion sur les rapports humains? Eh bien, un polar profondément féministe…

En apparence, soit, Les suicidées [2] (Splinter the Silence) propose une version féminine et féministe du roman policier. Les victimes sont des femmes, tuées parce qu’elles sont des femmes qui prennent la parole. Le meurtre de ces activistes, cyberintimidées pour leurs propos antipatriarcaux, est camouflé en suicide. En guise de mise en abyme, on retrouve sur chaque scène de crime un livre d’une auteure associée au mouvement féministe, comme Virginia Woolf ou Sylvia Plath, qui s’est suicidée à peu près de la même manière que le laisse croire l’aménagement des cadavres : pierres dans les poches de la noyée, tête dans le four pour l’asphyxiée.

Quant au tueur, il s’agit d’un psychopathe misogyne qui en veut aux femmes à cause de sa mère, évidemment, laquelle a « abandonné » sa famille pour rejoindre un groupe de femmes « qui lui ont mis des idées dans la tête » (p. 77). Elle meurt dans un accident de voiture en compagnie de deux consœurs. En plus de cette intrigue féministe qui se noue en bonne partie sur le parcours du tueur en série – ses motifs, son mobile et ses actions –, il faut noter une (discutable) préséance des premiers rôles féminins non traditionnels (Jordan, la chef) et (Stacey, la hackeuse). Et pour s’assurer que lectrice et lecteur se fassent la remarque, un personnage souligne : « L’une des choses qui lui avait immédiatement plu dans l’équipe de Carol Jordan, c’était sa diversité – homos et hétéros, métisse, asiatique, rouquin – et le fait que personne ne se préoccupe de leurs différences quand il s’agissait de travailler ensemble. » (p. 232) Ce procédé est récurrent. Comme dans cette scène où Jordan règle ses comptes avec les journalistes à propos de son alcoolisme et de la corruption dont elle aurait bénéficié (reprise de la figure, éculée s’il en est une, de l’inspecteur alcoolique) et verbalise les enjeux de cette confrontation dans une optique féministe : « Est-ce que vous niez avoir un problème d’alcool? Carol sentit la colère monter en elle. Qu’est-ce que vous essayez de faire au juste? Me discréditer ou vous livrer simplement à un petit exercice de sexisme ordinaire? Si j’étais un homme, on n’en aurait même pas parlé. Parce qu’un homme qui boit un verre, c’est normal. Mais une femme qui boit, elle, brise toutes les règles. » (p. 309) L’insulte ajoute ici à l’injure : Jordan se défend auprès des journalistes, alors que la conférence de presse avait pour tout autre objet sa promotion comme chef de la Brigade Régionale d’Enquête Prioritaire, qui s’est donné la tâche d’arrêter le tueur.

Ce qui nous laisse plutôt sur notre appétit, c’est que Les suicidées s’inscrit dans une manière traditionnelle de faire le roman policier à intrigue, mettant de l’avant la figure du détective. Les Colombo, Poirot, Bond, Holmes sont autant de variations du récit de détection, où le lecteur comme l’enquêteur connaît parfois le coupable ou l’ennemi, en tout cas suppose minimalement la présence d’un opposant : « On sait de façon certaine et en vertu de quelles règles X gagnera; le plaisir consiste à voir avec quelles trouvailles et quelle virtuosité ils atteindront le moment final, avec quelle jonglerie ils tromperont l’adversaire [3]. » (Eco, p. 90) Ce schéma est reconduit par McDermid, en plus des clichés du genre.

Par exemple, Carol Jordan, ex-chef enquêteuse alcoolique, et Tony Hill, un profiler, ont déjà travaillé ensemble et ils ont fait plus, apparemment. Dans cette histoire qui prend autant de place que l’enquête, Hill sera la béquille et le salut de Jordan. Grâce à lui, elle arrêtera de boire, se changera les idées en jouant aux jeux vidéo (oui, oui !) et reprendra le travail d’enquête. Car c’est bel et bien Hill qui a cette importante « intuition » au sujet des suicides, qui n’en sont pas. Le profiler incarne donc la part intuitive qui manque à Jordan, comme dans la plupart des récits de détection traditionnels, où l’acolyte apparaît comme un actant complémentaire, mais indispensable au travail du détective.

En somme, la présence féminine diversifiée est rassurante, elle témoigne de la prise en compte d’enjeux qui concernent la place des femmes dans le monde. Toutefois, il ne suffit plus de remplacer les garçons par des filles, d’attribuer des qualités dites féminines, comme l’intuition, à des hommes, d’intégrer des gros, des roux et des personnes racisées dans les cases du Blanc privilégié; il faut repenser ces cases, tout comme la vision du monde faite de cases. Un polar féministe pourrait déconstruire les règles, nuancer au lieu d’opposer, complexifier plutôt que schématiser [4]. Le féminisme des Suicidées, en jouant allègrement et parfois à contresens sur les variables, mais bien peu sur les invariants, demeure un féminisme de surface.

 


[1] Claudia Larochelle, dans sa chronique à l’émission Indice UV (sur laquelle je suis tombée totalement par hasard…), épisode 39, 7 août 2017, vers la 54e minute.

[2] Val McDERMID, Les suicidées, Paris, Flammarion, trad. de l’anglais (Écosse) par Perrine Chambon et Arnaud Baignot, 2017.

[3] Umberto ECO, « James Bond, une combinatoire narrative », Communications, no 8, Seuil, 1966, p. 90.

[4] « La construction par schémas, la bipartition manichéenne est toujours dogmatique, intolérante. » ECO, Ibid., p. 92