Le care — Féminismes et chroniques kaléidoscopiques de contradictions quotidiennes
LAURENCE SIMARD
Dans une certaine mesure, être mère remet en question la production de sens dans les démocraties capitalistes avancées, et ainsi résiste autant à la possibilité d’un refus de sens qu’à celle d’un hyperconformisme.
Être mère fait exploser de telles simulations [de refus ou de conformisme] de même que le feraient, j’imagine, bien des catastrophes plus larges, comme une inondation, un tremblement de terre ou une guerre. On s’y trouve simplement mue par la panique et le désespoir.
– Chandler (2007, 538), traduction libre
Les Françoise m’ont fait l’honneur de me demander, à moi, de répondre à cette question :
« Comment peut-on penser, dans une perspective féministe, notre rapport au travail salarié, dans l’idée de faciliter et de valoriser le care? »
Les enfants enfin parti-es chez leur père, j’ai déblayé un petit trou dans l’amas de traîneries toujours surprenantes qui encombre la table de ma cuisine-salle à manger-pré-salon. J’y ai installé mon ordi de façon à tourner le dos au bordel inimaginable et à la décrépitude de l’appartement dans lequel j’élève ma progéniture – appréhender ce désastre serait, comme toujours, immobilisant.
Pour faire plaisir aux Françoise, et discourir sur la possibilité d’atteindre un équilibre gracieux entre la multitude des contingences, impératifs, attentes, désirs et catastrophes qui encombrent la subjectivité des personnes qui « carent ». Ah, si elles savaient – tiens, je pense que je vais m’ouvrir une bière.
Qu’est-ce que le care, premièrement? Avoir à se poser la question est, en soi, symptomatique d’une société profondément malade; le care étant, après tout, à la base même de la vie. Ce qu’on entend par care est le processus par lequel on répond aux besoins aussi ponctuels que répétitifs, et toujours inéluctables, de l’existence, autant aux plans physique que mental et émotif. Ce sont les actions par lesquelles on assure l’épanouissement des êtres, sous certaines formes et à des degrés divers, dépendamment entre autres des ressources à notre disposition – de la nourriture dans le frigo à notre degré de fatigue et de stress.
Le care a de tout temps été un sujet central de convergences et de débats dans les pensées féministes. L’idée de care est liée à bien des paradigmes patriarcaux dans lesquels les femmes se prennent depuis longtemps les pieds – par exemple les constructions biologisantes du sexe, et la division genrée de l’espace public vs privé. Ainsi, depuis au moins Simone et son Deuxième Sexe, les féministes remettent en question l’impact du travail de care des femmes sur les horizons de leurs possibles, soulignant en chemin l’importance de ce travail dans les structures et processus de socialisation genrée et de partage des rôles sociaux selon le genre.
La démonstration que les tâches et soucis du care sont majoritairement relégués aux femmes n’est plus à faire. Une preuve en est, paradoxalement, les discours présents sur les avancées vers l’égalité en lien avec le soin aux enfants : en effet s’il fallait, comme on le fait avec les hommes, s’enthousiasmer chaque fois qu’une femme change une couche, emmène un bébé au parc ou se détache de ses activités salariées pour assurer le bien-être quotidien de sa famille, on n’en finirait pas.
Au-delà d’une réalité statistique, ce déséquilibre dans les tâches de soutien à l’existence découle d’une dynamique dialectique entre nos articulations de l’identité genrée et du care. Car s’il nous apparaît « naturel » que les femmes « carent », c’est que l’idée du soin des autres est un élément crucial de notre compréhension du type de subjectivité qui constitue une femme, et qu’à l’inverse le care est codé féminin, en tant que travail et en tant que façon d’appréhender nos relations aux autres. Conclusion : le care est un ensemble féminin de tâches et de processus, « naturellement » attribué aux femmes, pour qui le « care » constitue un rôle social « naturel » en raison de leur subjectivité de femmes. Et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
En raison de son importance aux plans des identités, des rôles et des espaces genrés, l’idée de care est centrale à la plupart des pensées féministes. La façon dont elle est abordée et articulée diffère drastiquement selon les mouvements, de la célébration de la femme-mère des écoféministes aux discours plutôt antinatalistes à la Simone, qu’on retrouve maintenant dans certaines perspectives féministes queers.
Ces différentes appréhensions du care sont évidemment sources de tensions entre les diverses écoles de pensée féministes – des tensions souvent fructueuses au point de vue analytique. J’ai choisi de répondre à la question des Françoises en me positionnant à la croisée de deux de ces perspectives féministes assez conflictuelles qui, forcées à dialoguer, contribuent à mettre en lumière des contradictions, marginalisations, et également des possibilités de résistance radicale liées à l’idée de « care ».
Les sections qui suivent décrivent brièvement les postulats et implications de chacune de ces perspectives – l’éthique du care, et le travail de reproduction. Ancrée dans ces paradigmes, j’explore ensuite certains paradoxes de la conciliation du « care » et du travail salarié dans un contexte économique et social (néo)libéral.
L’éthique du care
L’éthique du care est une théorie éthique normative : c’est-à-dire une théorie sur la façon dont on devrait moralement juger des actions comme étant bonnes ou mauvaises. Développée à partir du début des années 80, l’éthique du care s’opposait à la base à l’éthique de la justice.
L’éthique de la justice est un principe organisateur dominant dans les sociétés libérales comme la nôtre. Elle est fondée sur un idéal de l’individu défini par ses qualités de raison et d’indépendance, qui seraient garantes de son autonomie. Suivant ce paradigme, l’espace public est fait de milieux et institutions à travers lesquels se rencontrent et échangent des individus indépendamment constitués, qui coexistent en société à l’intersection de leurs aspirations et droits individuels respectifs. Dans ce contexte les dilemmes moraux émergent de la compétition entre ces différents droits et aspirations. L’éthique de justice propose de résoudre de tels dilemmes en appliquant des principes abstraits de justice et d’égalité de façon unilatérale et soi-disant neutre à l’ensemble des situations concrètes.
À l’opposé, l’éthique du care présente l’individu comme un être tissé de relations d’identification aux autres et de solidarité. Suivant cette perspective, l’individu n’existe qu’à l’intérieur d’un réseau particulier de relations sociales, à travers lequel les autres individus ne représentent pas tant des contraintes à la liberté individuelle que les conditions de base à la possibilité de l’existence. L’éthique du care est donc une conception de la moralité ancrée dans l’expérience de la sociabilité : c’est en effet la reconnaissance des liens entre les individus qui mène à assumer une obligation de responsabilité mutuelle, ainsi qu’à une conscience de la nécessité de la sympathie comme valeur normative. L’éthique du care est donc intrinsèquement particulariste, en ce sens qu’elle maintient que la seule solution satisfaisante à un dilemme moral est celle qui considère l’ensemble des relations et obligations qui constituent une situation particulière.
L’éthique du care représente un paradigme fructueux pour les féministes intéressées par le travail du care, tout d’abord parce qu’il permet de prendre au sérieux ces actes et ces processus réguliers – voire monotones –, déployés à une échelle réduite, souvent dans l’invisibilité du domaine privé. L’éthique du care permet en effet de souligner l’importance du travail de care comme constituant et résultant des relations d’interdépendance et d’interresponsabilité à travers lesquelles se développent des individus-en-interrelations. Cette perspective repositionne donc le care au centre des dynamiques sociales, politiques et culturelles, contrairement aux paradigmes libéraux dominants qui tendent à l’invisibiliser.
Plus fondamentalement, l’éthique du care, en questionnant les postulats de l’éthique de la justice, remet radicalement en question l’idéal libéral du sujet rationnel et indépendant, libéré de biais et d’interférences découlant de circonstances matérielles et émotives – comme les fins de mois difficiles et les bébés qui pleurent.
Fondée sur la sociabilité, l’éthique du care démontre la faille d’une perspective basée sur l’indépendance comme caractéristique nécessaire à l’épanouissement personnel et à la participation égalitaire dans l’univers social. L’éthique du care souligne que de prioriser l’indépendance repose sur un leurre absurde, étant donné l’inévitabilité des interrelations de dépendance au cœur de l’existence humaine. Ce faisant, l’éthique du care revalorise le travail de care en tant que processus central au maintien de l’individu-en-relations-particulières, et non plus seulement comme processus accessoire au développement d’individus indépendamment constitués.
La reproduction sociale
À l’opposé de l’éthique du care, qui met l’accent sur la qualité relationnelle de l’individu et des activités de care, les conceptualisations du travail de reproduction s’intéressent plutôt au care en tant que pendant nécessaire au travail salarié.
Le travail de reproduction désigne le travail qui est nécessaire au maintien et à la reproduction de la population dite « productive », c’est-à-dire engagée dans des activités de production rémunérées. Le concept a d’abord été mis de l’avant dans des analyses marxistes pour permettre d’appréhender le travail domestique de care des femmes et son lien aux activités de production. Selon cette perspective, le care est compris comme le travail qui permet d’une part d’assurer que la main-d’œuvre est nourrie, logée, vêtue, lavée, etc., et donc apte au travail, et d’autre part de préparer la main-d’œuvre du futur.
Les conceptualisations du travail de reproduction sont cruciales à une analyse féministe du care, puisqu’elles mettent en évidence la dévalorisation économique et politique de ce travail ainsi que son invisibilité sociale. Penser en termes de travail de reproduction pointe l’insertion complexe du care au sein de l’économie capitaliste, incluant le paradoxe selon lequel la perpétuation du capitalisme repose inévitablement sur l’accomplissement du care et sur son invisibilité économique, politique et sociale.
Ainsi, on s’aperçoit que les personnes qui « carent » sont alourdies de contingences liées à leurs responsabilités de subvenir aux besoins de celles et ceux qui dépendent d’elles, ce qui limite leurs opportunités de participation économique, politique et sociale. On s’aperçoit également – et c’est là peut-être le nœud de l’affaire – que l’existence même d’individus considérés autonomes, c’est-à-dire indépendants et libres de s’engager dans des activités « productives » sans contraintes, n’est possible que par ce travail de reproduction. En d’autres mots, on s’aperçoit que la participation libre de certains individus à des activités dites productives n’est possible que par le travail marginal et invisible de personnes qui s’assurent que, bon an mal an, ces individus sont nourris, vêtus, lavés, reposés, et aimés, alors même que ce travail réduit le champ de possibilités de celles qui l’accomplissent.
En soulignant l’aliénation du care et des personnes qui « carent » au sein des démocraties capitalistes, on souligne également les liens entre cette aliénation et d’autres structures sociales de marginalisation et d’oppression : le sexisme, évidemment, mais aussi le racisme et le classisme. En effet, si le care, comme travail codé « féminin », est majoritairement relégué aux femmes, cette responsabilité n’est pas assumée également par l’ensemble des femmes. Plusieurs programmes et institutions (par exemple les garderies, les services de soins à domicile, ou les programmes spéciaux d’immigration pour les aides à domicile) permettent à certaines femmes plus privilégiées de transférer une partie de leurs responsabilités de travail de reproduction vers d’autres femmes – majoritairement plus pauvres, et souvent racisées.
Le fait que le fardeau du care repose de plus en plus sur des femmes racisées et/ou en situation de vulnérabilité économique renforce à son tour les structures sociales d’inégalités sous-jacentes. La répartition sociale du care facilite la participation autonome des individus n’ayant pas à se badrer avec le ménage et les enfants qui crient, et favorise donc la présence d’individualités particulières dans l’espace public – masculines, blanches, et privilégiées économiquement (ainsi qu’hétérosexuelles et dotées de capacités physiques, mentales et émotives jugées fonctionnelles).
Ainsi le care, en tant que travail marginal accompli par des personnes souvent marginalisées, est non seulement dévalorisé et invisibilisé dans nos démocraties capitalistes, mais est également un moteur important d’ostracisation. C’est en effet un des paradoxes les plus déroutants du travail de reproduction : de par sa définition même, ce travail reproduit tout, de l’amour, la sécurité, la culture, et l’appartenance jusqu’à la violence de nos structures d’oppression sociale – sans oublier, évidemment, les possibilités de changement et de résistance.
Les perspectives féministes basées sur les conceptualisations du travail de reproduction mettent en lumières ces multiples expériences d’oppression liées au care, et viennent ainsi complexifier la version idéaliste de l’éthique du care, souvent fondée dans des types limités et privilégiés d’expériences – une critique qui rejoint celles plus larges élevées contre les mouvements féministes dominants par les femmes racisées (Women of Color).
Forcées à converser, les perspectives ancrées sur le travail de reproduction et l’éthique du care sont fructueuses parce qu’elles soulignent autant l’inévitable nécessité du care comme élément central de l’existence humaine que les multiples marginalisations qui y sont associées dans une organisation sociale (néo)libérale axée sur un idéal d’autonomie et d’indépendance.
À travers ce dialogue, j’ai pu identifier diverses contradictions qui compliquent le quotidien de celles qui tentent de concilier care et travail salarié :
Contradiction 1 – l’empereur est tout nu
Je l’ai suggéré plus tôt : l’idée du travail salarié, dans une démocratie libérale capitaliste comme la nôtre, est basée sur l’idéal d’une fonctionnalité indépendante. Un idéal qui fait violence à la réalité du vécu, puisque toute existence est ancrée dans une multitude d’interdépendances inévitables, qui varient et dont l’intensité varie à différents moments au cours d’une vie. L’éthique de care nous le démontre, mais on le savait déjà – c’est un secret de Polichinelle, caché en pleine vue.
Tel que souligné par les perspectives du travail de reproduction, le maintien de l’illusion d’un tel sujet indépendant, libre de contingences et entièrement disponible au travail salarié, nécessite qu’une partie de la société soit immobilisée à prendre soin de ce sujet. Parce que les besoins en care sont inévitables et irréductibles.
En ce sens, l’expression de conciliation travail-famille ne veut pas dire – comme on préfère souvent le croire – qu’une même personne peut à la fois répondre à ces besoins et atteindre une fonctionnalité indépendante nécessaire à la participation au travail salarié. Cette expression signifie simplement que, pour un temps, la responsabilité du care – et tout le chaos de dépendances et de contingences qu’elle implique – est transférée à une ou plusieurs autres personnes.
L’idée de conciliation de travail-famille chère au féminisme libéral dépend donc de la disponibilité de ces autres pour « carer » à notre place. Dans un contexte où le care est dévalorisé aux plans économique, social et politique, cette idée dépend de la présence continue d’une frange marginalisée prête à accomplir ce travail – d’autres femmes, souvent désavantagées économiquement et racisées.
Contradiction 2 – les conflits d’impératifs
L’éthique du care nous apprend que les personnes qui « carent » et détiennent un emploi salarié concilient deux types opposés de subjectivité : celle d’un individu dont l’autonomie et la rationalité sont liées à l’indépendance, et celle d’un individu ancré dans des interrelations de solidarité et de dépendances aux autres.
Ces subjectivités opposées sont associées à des impératifs moraux – de fortes attentes à partir desquelles on juge la moralité des individus – contradictoires et imposés simultanément aux personnes qui « carent » : l’impératif néolibéral de production, c’est-à-dire d’occuper un travail salarié (et bien salarié) comme condition de plus en plus nécessaire à l’inclusion sociale; et l’impératif de bien « carer », exprimé par exemple à travers les multiples attentes et jugements sociaux envers les parents, et surtout les mères.
Paradoxalement, les penseurs libéraux qui soutiennent particulièrement chaudement l’idéal de l’individu indépendamment constitué (je pense ici à Rawls et à Kymlicka, au cas où on se poserait la question) tendent à défendre avec une même ardeur le rôle de la famille comme lieu crucial de formation de la moralité et de la rationalité des individus. Cette attente morale envers la famille (lire : les femmes) est amplifiée par l’avènement du système de pensée néolibéral, selon lequel non seulement la responsabilité d’assumer les besoins de l’existence est dévolue aux communautés, aux familles et aux individus, mais ceux-ci portent également le fardeau moral d’assurer leur propre conformité aux valeurs du néolibéralisme, c’est-à-dire à une norme d’indépendance et de compétitivité.
La responsabilité des personnes qui « carent » d’assurer l’existence et l’épanouissement des individus qui dépendent d’elles est donc doublée d’une attente morale : faire de ces individus de « bons » individus, qui seront équilibrés, rationnels, productifs, indépendants et compétitifs.
Ce double impératif – de « carer », et de « bien carer » – est lui-même doublé de l’impératif de productivité, suivant lequel celles qui refusent de s’engager dans des activités salariées sont sévèrement punies, autant au point de vue économique qu’à celui de la valeur et de l’inclusion sociale, sauf dans le cas de personnes particulièrement privilégiées.
Ces impératifs contradictoires se minent évidemment les uns les autres – d’avoir à occuper un emploi salarié nuit à la capacité à « carer », surtout dans le cas des emplois les moins payants, qui tendent à être ceux dans lesquels on dispose du moins de marge de manœuvre. Et, bien sûr, d’avoir à « carer » complique l’obtention et le maintien d’un emploi salarié.
En découle une charge mentale incroyable pour les personnes qui « carent » et qui occupent un poste rémunéré, doublé d’un sentiment généralisé de culpabilité et d’être inadéquate. Encore une fois, les besoins en care sont inévitables et irréductibles, et les personnes qui soutiennent l’existence des autres au quotidien transportent avec elles la charge de ces besoins en tout temps.
C’est la séance d’autoflagellation pour le manque (perçu) de temps et de disponibilité mentale et émotive pour répondre aux besoins des autres, en courant pour arriver à temps au travail. Le bébé pleurait ce matin en arrivant à la garderie : « ah que ça doit être dur de le laisser, en plus il est tellement jeune, moi j’aurais jamais fait ça… »
C’est l’inquiétude par rapport au test de maths poché par la plus vieille, la conscience du frigo vide, la peur d’oublier de rappeler le dentiste pour prendre rendez-vous pour le p’tit dernier qui encombrent la conscience soi-disant libre et indépendante de la personne salariée. C’est l’école qui appelle : la p’tite est malade, et tout fout le camp. L’équilibre fragile entre les multiples impératifs vient de s’écrouler en un foutoir spectaculaire, révélant du coup toute sa précarité.
Contradiction 3 – le temps
La troisième contradiction, liée à la précédente, concerne le temps. Le rythme du travail salarié est organisé selon une version capitaliste du temps : c’est le temps de l’horloge, le temps mesuré et universalisé, caractérisé par des unités fixes – les secondes, les minutes, les heures – qui déterminent l’activité à accomplir.
Parallèlement au temps régularisé et universalisé se déploie un chaos de contextes et de temporalités superposées. C’est la vie humaine, caractérisée par ces différentes phases de dépendances; c’est la routine des jours, constamment interrompue par les rencontres à la fois incessantes et uniques des divers éléments d’une existence particulière – la maladie, les imprévus, les soucis, les bonnes nouvelles. Ce sont les rythmes et les contingences du corps : la faim, la fatigue, l’envie de pisser.
Les personnes qui « carent » doivent tenter de concilier ces rythmes flexibles et d’amplitudes différentes, multipliés par le nombre et la complexité des besoins en présence, dans un carcan inflexible structuré par les blocs de temps réguliers et universalisés du travail salarié. S’ensuit une tension inévitable entre ces différents rythmes et temporalités, illustrée entre autres par les conflits, négociations, pleurs et grincements de dents quotidiens pour tâcher de caser les enfants et d’arriver à temps au boulot le matin.
La marginalisation du care dans notre univers social est d’autant plus évidente que la domination du temps capitaliste, mesuré et universalisé est incontestée. Tant et si bien que les temporalités alternatives – les rythmes du corps, les mouvements d’un enfant qui s’éveille, les heures de sommeil ajustées à l’ensoleillement – sont invisibilisées et rejetées du débat public. La banalité même de cette domination par le temps démontre l’importance du déséquilibre des forces dans l’idée de conciliation travail-famille, où l’un a toujours précédent sur l’autre : le travail salarié sur le care, le public sur le privé, le masculin sur le féminin.
Contradiction 4 – Dévalorisation du care
À ce stade-ci de mon texte, on devrait avoir compris que j’essaie de démontrer que le care est dévalorisé à tous les plans de notre univers social – c’est pas mal là mon argument principal.
Bien que le care soit à la base de la vie – et donc de la vie sociale – dans son entièreté, notre système de valeurs présent obscure son importance primordiale, tout en reposant inévitablement sur ce travail. Ce cercle vicieux est amplifié du fait que la majorité des individus en position de pouvoir social, politique et économique possèdent très peu d’expérience de « carer », ce qui exacerbe l’invisibilité du care, ainsi que la pensée magique dominante selon laquelle le care s’effectue « naturellement » dans le contexte de la famille.
En renforçant l’idée que le care est une responsabilité privée et « naturelle » des familles (lire : des femmes), cette perspective nourrit également la logique néolibérale du démantèlement des systèmes et programmes sociaux. En associant de plus en plus le care à la sphère privée, l’État se permet chaque jour davantage d’abandonner le care, ainsi que celles qui demeurent aux prises avec ses responsabilités.
Ce phénomène de dévalorisation du care et de son abandon, particulièrement en contexte néolibéral, est extrêmement nuisible à celles qui « carent », et par extension au maintien des possibilités d’existence et d’épanouissement de l’ensemble des individus.
D’une part, parce qu’il est impossible de maintenir une construction sociale qui se tient si on en mine la base – ce n’est qu’une question de temps avant que tout s’écroule, n’importe qui ayant déjà joué au Jenga vous le dira. Tels les canaris dans la mine, ce sont les femmes qui « carent » qui tendent à subir les premières les contrecoups du démantèlement des services sociaux, non seulement parce qu’elles voient leur travail de care compliqué, mais également parce qu’elles manquent souvent de ressources financières pour leurs propres besoins en care, notamment lorsqu’elles avancent en âge.
D’autre part, il est très difficile pour celles qui « carent » de résister de plein fouet aux attaques et à la dévalorisation du care. Étant donné la nature inéluctable des besoins auxquels ce travail répond, celles qui « carent » tâcheront souvent de « carer » coûte que coûte – jusqu’au bout de leurs ressources, de leurs possibilités et de leur résistance. Paradoxalement, cette nécessité absolue qui accule celles qui « carent » au care participe au « sens commun » néolibéral, puisque malgré les violences sociales envers le care, et particulièrement envers le care des personnes les plus démunies, ce travail continue d’être effectué – au moins jusqu’à un certain point. Et tout va très bien, madame la marquise.
Voilà pour les contradictions. C’est le temps de conclure : il est tard, ma bière est finie depuis longtemps. C’était quoi, la question, déjà?
« Comment peut-on penser, dans une perspective féministe, notre rapport au travail salarié, dans l’idée de faciliter et de valoriser le care? »
Dans notre univers social (néo)libéral, en tout cas, c’est pas facile.
Chandler, Mielle. 2007. “Emancipated Subjectivities and the Subjugation of Mothering Practices.” Dans Maternal Theory : Essential Readings, édité par Andrea O’Reilly, 529–41. Toronto: Demeter Press.