Le care — Dans une perspective féministe
ANNIE CLOUTIER
Le féminisme doit repenser la maternité. […] Sans l’idéaliser ni la rejeter, en se fixant des objectifs pour que cette réalité qui touche une grande majorité des femmes soit vécue sans aliénation.
Yvonne Knibiehler, La révolution maternelle
Cinq fois par semaine, Anne-Marie déroule son tapis d’hévéa recyclé face au miroir, à l’avant de notre salle de yoga. Elle s’assoit. Plante son regard dans le sien. Elle a, quoi, trente-et-un ans? Les cheveux noirs comme l’ébène. Les yeux d’un bleu pervenche sidérant.
Elle possède – chanceuse – la minceur des lianes et accomplit souplement la plupart des postures. Assise en lotus, les pouces et les index en Chin-Mudrâ, elle s’abandonne à l’instant présent.
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Après la classe, nous placotons.
De Trois-Rivières, son chum vient d’être muté à Québec. Elle a demandé et obtenu une année sans solde afin de le suivre, prolongeant d’autant son congé parental garanti par l’État. Son bébé a 18 mois; sa plus grande, trois ans et demi. En janvier, elle a reçu un courriel de son employeur : soit elle réintègre son emploi à la fin de l’été, soit le poste sera ouvert à d’autres candidatures.
-J’ai toujours pensé que j’étais prête à n’importe quoi pour faire avancer ma carrière et j’adorais mon emploi, me confie-t-elle. Mais là, je ne sais plus.
-Qu’est-ce qui te fait hésiter?
Elle soupire :
-Ça : que je ne sache plus ce que je veux.
Je la regarde. Le contraste est saisissant. Le lotus serein et épanoui de la salle de yoga métamorphosé en roseau découragé et hésitant sur la banquette du vestiaire. Je pose la paume sur son avant-bras :
-Prends le temps d’y penser.
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De retour à la maison, je la « vois » sur son mur Facebook. Elle a publié des photos.
Enfants aux joues rouges assis comme des toutous emmitouflés dans la neige.
Pelles miniatures aux couleurs primaires.
Fort opalescent de briques de neige empilées en équilibre précaire.
Bébé sur le comptoir de la cuisine, grosses joues rouges, visage barbouillé de muffins aux carottes et de chocolat chaud, béat de contentement.
Fillette alanguie par le froid et l’effort, la tête pensivement appuyée sur sa paume, les mèches qui se dégivrent lentement, sa collation sous les yeux.
Et puis elle, Anne-Marie, penchée sur un casse-tête, pensive, surexposée. Il fait noir. Les enfants sont peut-être couchés. (Qui a pris cette photo?)
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Nous vivons nos vies comme de bonnes petites soldates. Nous voulons réussir, nous affirmer, établir notre sécurité. Nous sommes des femmes scolarisées, informées et outillées. Rien ne peut nous résister.
Et puis les enfants surgissent dans nos existences et nous découvrons l’amour brutal et total que nous éprouvons pour eux. Nous découvrons que nous désirons nous occuper d’eux.
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Dans Soumission, de Michel Houellebecq, « soutenir la famille » signifie voiler les adolescentes, les retirer de l’école à douze ans, les marier à quinze, enculer leur petit corps lisse et ferme jusqu’au jour où on se lasse d’elles – alors on les féconde, on fait d’elles des mères neutralisées, obèses et alanguies dans leur gynécée. Pour la plus grande gloire du patriarcat.
Au Québec, c’est tout l’inverse. Voici ce qu’on pouvait lire dans Le Soleil du 8 mars dernier :
Selon [Renée Fortin, de la Marche mondiale des femmes], les différentes compressions ou modulations de tarifs, comme les services de garde, pourraient décourager certaines femmes de demeurer sur le marché de l’emploi. « Est-ce que ça vaut encore le coût d’aller travailler? Si les femmes posent des questions, c’est un retour en arrière », a-t-elle tranché.
Quoiqu’il arrive – et ne nous souhaitons pas le scénario de Soumission – pour nous, les Québécoises, une chose à tout le moins est certaine, garantie sur facture, 100% inaliénable : nous avons le droit de travailler.
Peut-être ne voyez-vous pas immédiatement ce qui cloche dans l’affirmation de madame Fortin, tant nous sommes habituées à ce genre de discours.
Soumission… soumission?
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« Le féminisme s’est battu pour que nous puissions effectuer des choix », pensent plusieurs femmes autour de moi.
C’est faux.
Au Québec, le féminisme c’est surtout battu pour que nous effectuions de plein gré un unique choix : placer nos enfants en CPE, puis en service de garde, et passer nos journées à travailler contre rémunération. Payer des femmes moins favorisées que nous pour qu’elles se chargent de la tâche « inégale » par excellence : celle de prendre soin des rejetons des autres, c’est-à-dire de nos enfants.
Si nous ne nous soumettons pas collectivement à ce mode de vie, ainsi va le raisonnement, c’est l’avilissement à la sauce extrémiste musulmane ou born again qui nous attend. Voulons-nous de ça, nous, femmes québécoises, scolarisées, fortes et émancipées?
Bien sûr que non.
Eh bien, dans ce cas, vous n’avez pas le choix, martèle le féminisme. Soit vous marchez avec nous, soit vous crevez avec eux.
Soit joujou sexuel prépubère, mère-enfant, femme à peine alphabétisée effacée derrière son voile.
Soit femme de carrière aliénée, calculatrice, organisée, fatiguée et perplexe devant des enfants qu’elle aime de loin, dans des cadres sur son bureau et sur son iPhone (« qu’est-ce que tu fais ? » « PS4. rentres-tu faire le souper? » « vais rentrer tard. dégèle pizza + n’oublie pas tes devoirs. »).
Nous marchons, bien sûr.
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Du plus profond de son être, je crois, Anne-Marie s’insurge contre l’inanité de cette dichotomie. Elle l’exprime ainsi :
-J’ai toujours pensé que je n’avais pas le choix, que je devais travailler pour prouver ma valeur, pour établir ma dignité, pour ne pas me retrouver mère au foyer, solitaire et déprimée. Jamais on ne m’a préparée à ce que je ressentirais pour mes enfants. J’en voulais, bien sûr, mais je ne réfléchissais pas à ce qu’ils signifieraient pour moi. Je trouvais juste ça mignon, des enfants. Je sentais que je serais heureuse qu’ils fassent partie de ma vie. Mais jamais je n’ai pensé à la façon concrète dont je devrais organiser mon quotidien pour que je puisse les aimer comme j’en ai envie.
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Comment, « dans une perspective féministe », remettre en question notre rapport au travail rémunéré afin de faciliter et de valoriser les soins? est la question qui sert de prémisse à cet article.
Encore faut-il clarifier ce que nous entendons par « soins ».
Et ce à quoi je fais allusion ici n’est pas la nécessité de baliser le concept, de l’opérationnaliser, d’en poser les tenants et les aboutissants, de déterminer si la vaisselle y est incluse ou pas, ainsi que l’heure que vous avez passée au téléphone avec votre belle-mère la semaine dernière, afin de le vernir de scientificité; mais bien notre perte de contact radicale avec ce dont peuvent avoir l’air une société, un entourage, une communauté qui chérissent les soins.
Nous ne savons même plus l’imaginer.
Mère au foyer? Mais qu’est-ce que tu fais de tes journées?
J’évoque les blocs LEGO, le maternage des petits, la lessive et les biscuits maison et jusque-là, on me suit. Mais le simple fait de ma présence dans la maison? L’engagement bénévole? Le jardinage communautaire? Les emplettes à pied dans des commerces de proximité? Les longs moments sur le coin de la rue à jaser avec une voisine de ce qui se passe dans le quartier? Le temps de se déplacer à vélo? Ma lecture de Pour des villes à échelle humaine, de Jan Gehl? La militance? La réflexion? Le bénévolat? Le yoga? Les visites aux grands-parents en CHSLD? L’offre ouverte de garder vos enfants quand il y a des poux aux CPE ou que la plus jeune a la varicelle? Le temps, le calme, l’observation attentive du développement des adolescents? La réflexion au sujet de la grève étudiante?
Ça veut dire quoi, prendre soin, dans nos têtes ravagées de données, penchées sur nos iPod, coincées dans la circulation, tendues vers l’objectif de tout accomplir avant la fin de la journée?
Prodiguer des soins n’est plus, dans notre conception, qu’une case (redoutée) entre 18 h et 20 h dans notre emploi du temps.
Dans le meilleur des cas.
Mais le plus souvent, prendre soin, ça veut dire : réclamer de l’assistance de la part du gouvernement. Personnellement, et bien que nous aimions nos proches, notre communauté et notre environnement, et que nous nous écriions toutes à l’unisson que nous adorerions passer plus de temps auprès de notre famille si nous avions le choix, le fait est que nous n’en avons ni l’énergie ni le temps.
Mais surtout, nous en sommes venues à craindre les soins.
Nous les fuyons comme la peste.
Ils sont devenus le symbole même de l’aliénation.
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Que faire? Comment nous réapproprier une certaine culture des soins?
Des pistes concrètes, en vrac :
- D’abord, parler des soins comme de l’occupation nécessaire, noble et valorisante qu’ils sont lorsqu’on les embrasse de plein gré. Il n’y a aucune raison pour que les soins nous enchantent ou nous dégoûtent plus ou moins, a priori, que le travail productif ou les heures que nous passons devant Downton Abbey ou Pinterest.
- Introduire les notions de valeur, de morale, d’éthique, de collaboration, d’interdépendance, d’amour des enfants, d’amour de son conjoint et de don de soi dans la conversation sociale. Repousser la performance, la compétition, la rentabilité et le stress dans le coin restreint qu’ils devraient occuper dans nos représentations.
- Parler du temps accordé à la maternité comme d’un choix éclairé, d’une contribution à la qualité de vie publique et privée, d’un investissement dans le bien-être de la prochaine génération. (Nous le faisons déjà pour la paternité.) Non comme d’un « retour », d’un « recul réactionnaire et rétrograde », d’un « enchaînement aux chaudrons ».
- Surtout, éviter le piège de la dichotomie : l’éventail des choix qui s’offrent aux femmes intelligentes, égales et fortes que nous sommes ne se réduit pas à deux pôles. Nous ne sommes pas
esclave sexuelle/mère infantilisée/analphabète fonctionnelle/sous burqa
ou
carriériste botoxée sous perfusion de caféine et d’iPhone, constamment affamée pour conserver sa maigreur, affichant sa prédilection pour la sodomie sur Réseau contact, jurant qu’elle aimerait voir ses enfants plus souvent si elle avait le choix.
Non. Ce que nous pouvons choisir et ce à quoi nous aspirons est infiniment plus complexe et diversifié que cela.
- Rappeler que les Pays-Bas, la France, la Belgique, l’Italie et même la Suède continuent d’accorder de l’importance au fait que les mères puissent être à la maison pour s’occuper de leurs enfants si elles le désirent, et ce, malgré que ces pays se soient tous dotés de politiques importantes de conciliation famille-travail et qu’ils soient tous plus ou moins sociaux-démocrates.
- Parler de la maternité comme d’un patrimoine féminin à chérir et à préserver comme chasse gardée. Les hommes peuvent paterner – et fort heureux! Qu’ils le fassent à satiété! Toujours plus et mieux! Mais la maternité, c’est notre expertise : soyons-en fières, ne cherchons pas à nous en délester comme d’une tâche connexe que n’importe qui peut accomplir.
- Encourager filles et garçons à penser à la façon dont ils rêvent de prendre soin de leur famille plus tard; valoriser leurs élans, quels qu’ils soient.
- Protéger ces élans juridiquement. Protéger les mères (et les pères) qui travaillent moins afin de s’occuper de leurs enfants. Celles et ceux qui sont sans contrat d’union de fait, notamment. Cette solution est la plus simple et la plus efficace. Elle rend possible de remettre les soins au cœur de notre société. Pourtant, on n’en parle à peu près jamais.
- Réfléchir à la démarchandisation de notre existence. La démarchandisation survient notamment lorsqu’une politique sociale étatique est obtenue comme un dû de la citoyenneté (non comme un privilège lié au fait d’occuper un emploi – au Québec, c’est le cas des congés parentaux) et lorsqu’une personne peut conserver ses moyens d’existence sans dépendre du marché du travail (Esping-Andersen 1990).
- Encourager fiscalement les ménages qui font le choix de travailler moins afin de passer plus de temps auprès de leurs enfants. Le fractionnement du revenu peut être une avenue envisageable, mais pas de la façon dont il s’applique depuis peu au Canada, car ainsi mis en œuvre, il vient d’abord en aide aux familles les plus aisées. Ce sont les foyers les plus pauvres qui doivent être soutenus en priorité. Afin que toutes les femmes (et tous les hommes) aient accès aux choix familiaux les plus diversifiés possible.
- Féliciter les femmes (les hommes, nous le faisons déjà) qui font le choix de diminuer leurs revenus afin de prodiguer des soins à leurs enfants, à leur conjoint ou à leurs proches. Plutôt que les cribler de nos questions, nous demander pourquoi cela nous confronte tant de contempler leurs choix différents.
- Revendiquer des salaires basés sur des semaines de 40 h capables de faire vivre des familles qui comportent deux à quatre enfants. Disons… 75 000 $ comme salaire familial minimum? Dans ce modèle, femmes et hommes peuvent choisir de partager les heures travaillées selon le pourcentage qui leur convient, chacun 20 h par semaine, par exemple.
- Adopter des politiques familiales diversifiées qui valorisent le choix de prendre soin soi-même de ses enfants autant que celui de les confier à des éducatrices spécialisées. (Surtout, ne pas détruire, ni même rogner sur ce qui existe déjà : réseau des CPE, Loi sur l’assurance parentale. Mais mieux payer et valoriser les éducatrices qui prennent soin de nos enfants. Sans elles, notre société ne fonctionnerait tout simplement pas.)
- Accueillir les perspectives différentialistes à l’université et dans les revues féministes. Leur accorder la part qui leur revient dans la compréhension du réel. Cesser de les mépriser.
- Considérer les familles comme des lieux d’expression d’une certaine solidarité plutôt que comme des foyers d’oppression. (Sans nier que cette oppression puisse exister, bien sûr.)
- Penser la dignité et l’égalité en termes de sens, non de rémunération.
- Féliciter les hommes (et les femmes) qui sont les uniques gagne-pain de leur famille, qui soutiennent l’engagement de leur conjoint(e) auprès des leurs et qui consignent cet équilibre dans un contrat notarié qui protège chaque conjoint financièrement.
- Penser l’égalité dans la différence. Envisager l’existence d’une forme d’instinct maternel biologique et social. Valoriser cet instinct dont dépend en partie le bien-être des mères, des pères et des enfants. Ne pas le craindre. Bien compris, il peut nous mener loin dans l’élaboration d’une culture d’égalité et de valorisation des soins.
- Ne pas abandonner les valeurs familiales à la droite. Tous les êtres humains ressentent à leur façon que se vouer au bien-être de ses proches revêt une grande valeur morale. Si la gauche refuse de penser le don, les soins et la maternité, les gens n’ont d’autre choix que de se tourner vers la droite pour sentir cette valeur fondamentale reconnue par l’État.
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Une mère au foyer que j’ai interrogée me disait, en substance : « Le féminisme a beaucoup accompli et a libéré les femmes d’une certaine façon. Je pense qu’on ne peut pas le nier et qu’au contraire, il faut, de tout cœur, l’en remercier. Mais le féminisme a rendu les femmes incroyablement insécures également! Les femmes ont plus de difficulté que jamais à établir ce à quoi elles aspirent et qui elles sont. Le féminisme, parce qu’il impose son modèle unique d’émancipation, et parce qu’il démonise ce que, politiquement, on appelle « les valeurs familiales » est un peu responsable de ça. »
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Nous sommes attablées devant nos macchiatos, Anne-Marie et moi.
Son regard est tourné vers l’extérieur, rêveur.
Réintégrer son poste? Effectuer, deux fois par semaine, l’aller et retour à Trois-Rivières? Faire garder ses enfants?
Ou choisir le don, la patience, le renoncement, ce qui ne passe qu’une fois dans la vie et qui ne dure qu’un moment – accorder une large place à la maternité?
Je la vois, le matin, son tapis de yoga sous le bras, ses beaux yeux lumineux, mais les sourcils froncés.
Qu’est-ce qu’une perspective féministe? Qu’est-ce qu’une vie bien vécue?
Il est temps de réconcilier les deux.
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P.-S. Ce qui fait le plus mal, dans la formulation malheureuse de madame Fortin que je rapporte plus haut, c’est évidemment sa crainte que « les femmes se posent des questions ». La soumission, c’est peu dire devant une telle affirmation, n’est pas toujours là où on croit la trouver.