Le carburant, le poison

VALÉRIE FORGUES

Illustration : Catherine Lefrançois

 

Quand je pense à l’écriture, la même image me revient toujours en tête; Philippe Petit dans le ciel, entre les tours du World Trade Center ou au-dessus de Notre-Dame. Je vois sa solidité physique et mentale, sa vulnérabilité, sa force et sa passion. Il pourrait tomber et mourir à tout moment. Ça fait partie de la beauté. Ça et sa concentration extrême. Il marche au-dessus du vide, juste à côté de la mort, absolument vivant. Écrire, pour moi, c’est exactement ça, dans l’idéal. Avancer avec d’un côté des forces vives et de l’autre, la possibilité de disparaître.

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Depuis plusieurs jours, pour me préparer à un examen médical, je ne mange que de la nourriture blanche. Du riz, des pâtes au beurre, du fromage, des biscottes avec du miel, du lait d’amande nature ou à la vanille. C’est au début de cette semaine de diète « sans résidu » que le message de Catherine entre dans ma boîte de courriels : Le prochain numéro aura pour thème la nourriture. Je sais que tu t’y intéresses de plusieurs manières. Aurais-tu envie de nous proposer un texte?

J’ai le privilège de ne pas regarder les prix de ce que j’achète, de faire mon épicerie dans un marché de proximité qui me fournit en produits locaux et bios; je fouine allègrement dans les magazines et les blogues culinaires. Je prépare la bouffe dans la joie, tout le temps. Je ne veux pas bâcler. Cuisiner me calme. J’aime tout du processus, de la préparation des aliments jusqu’à la vaisselle; foutre le bordel, salir, puis tout nettoyer, comme si rien ne s’était passé. Je suis végétarienne depuis cinq ans par amour des animaux vivants, libres et sauvages; je ne tolère pas le gaspillage alimentaire, considère qu’il est impossible de faire une épicerie pour une famille avec 75 dollars par semaine, que juste l’évoquer est une insulte. Enfin, cuisiner pour les gens que j’aime est un de mes plaisirs les plus doux, un grand geste d’amour. La nourriture comme fil de soie, quelque chose qui relie, qui se transmet.

Je n’ai jamais vraiment écrit sur le sujet. Il y a bien des descriptions de plats qui mijotent, de parfums de chocolat, de soupe et de risotto dans mes romans. Il y a des scènes qui se passent dans la cuisine ou dans un restaurant, mais ce sont des éléments de décor dans les livres, pas le cœur de l’histoire. Je ne suis jamais allée du côté sombre de mon rapport à la bouffe, même dans mon journal. Je reste focus, je fais un pas devant, en sachant que le côté noir de l’affaire est là, mais je n’ose pas le regarder. Pourtant, mon équilibre tant souhaité vient peut-être de ce face-à-face justement. Souvent, quand j’écris, une voix dans ma tête me freine. Elle me dit de façon très claire : ne va pas là, c’est dangereux. La sensation que je pourrais tomber me prend au ventre.

Je sais qu’on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments. J’ai quarante ans et il m’apparaît de plus en plus nécessaire d’aller dans mes zones d’ombres, sans filet. Foutre le bordel, cochonner puis tout nettoyer.

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Enfant, j’étais grassouillette, mais j’allais finir par débourrer. C’est ce que certaines de mes tantes disaient à ma mère. Quand je regarde mes photos d’enfance, je vois bien que je n’étais pas grosse. Malgré ça, j’ai des souvenirs humiliants de magasinage, de soirées au centre d’achats pour trouver mon habit de confirmation. Aucun vêtement ne faisait, quelque chose clochait avec mon gabarit d’enfant de onze ans. Bon, peut-être que j’étais grassette. Je me vois sortir de la cabine d’essayage, tourner sur moi-même, ma mère qui tire sur la taille des pantalons pour voir si ça fait. La vendeuse qui dit que je suis toute petite. Ma mère qui répond que je ne suis pas petite du tout.

À cette époque, à la maison, mes parents rationnaient les desserts. Pas par cruauté ni par méchanceté, mais pour des raisons de santé et de bonne alimentation. Deux biscuits, pas plus. Un demi Jos Louis, pas le gâteau au complet. Un Ah Caramel, pas les deux du sachet. Un jour, au terrain de jeu, je suis allée à la cantine avec mon argent de poche et j’ai demandé DEUX gâteaux au caramel. La dame m’a donc donné deux sachets de deux gâteaux. Quatre gâteaux pour moi toute seule. Juillet 1987. Quatre carrés au caramel en train de fondre dans leur emballage de plastique avant que je n’aie le temps de tous les manger. Un secret. Mes quatre gâteaux.

J’ai peut-être trop joué à la Barbie; trop feuilleté de magazines féminins; trop entendu dire que j’allais débourrer. Peut-être pas non plus. C’est peut-être juste moi, mon regard, mes yeux qui déforment. Quoi qu’il en soit, la sensation que je mange trop, que mon corps est inadéquat, dans sa forme, ses rondeurs; que je suis grosse, que je devrais perdre 10, 15 livres, ne m’a jamais quittée.

Souvent, j’ai rempli la mélancolie qui m’habite avec de la bouffe, souvent j’ai franchi la ligne entre assez et trop. Ma faim est bancale, inégale, croche et sans limites. Amour, livres, sexe, cigarettes, vin rouge et champagne, musique, écriture, nage, yoga m’ont tour à tour nourrie, fait sentir en vie et engourdie. Ils ont souvent eu le pouvoir de ralentir le temps, d’endormir le malaise de mon corps.

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La première pensée que j’ai eue, quand j’ai su que je devais faire cette diète une semaine avant mon examen médical, c’est chouette, je vais maigrir un peu.

Après une semaine de nourriture blanche, la veille de l’examen, c’est jeûne hydrique : eau, thé, tisane, café, aucun produit laitier ni de soya, du jello, du jus, de pommes ou d’oranges seulement, du bouillon. J’ai faim comme je n’ai pas eu faim depuis longtemps. Depuis cette période début vingtaine, alors étudiante au Collège O’Sullivan, où je ne mangeais rien au déjeuner, une barre tendre au dîner, où je buvais des litres d’eaux du matin au soir. Je voulais maigrir. Je me trouvais grosse et cette grosseur me pesait. J’avais tout le temps froid. Ça s’est prolongé jusqu’à mes premières semaines de travail dans l’Ouest canadien.

Ne pas grossir, ne pas manger, et s’il le faut, le moins possible. Ma lourdeur intérieure était, et est encore parfois, assez difficile à endurer, sans en plus que j’aie à supporter celle de mon corps.

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Ça creuse dans mon ventre, je suis étourdie. Je ne fais que penser à ce que je mangerais, s’il n’y avait pas cet examen. La pizza de chez Nina, partagée avec Olivier la semaine dernière pour nos dix ans d’amitié, me hante. Au resto, nous avons beaucoup trop bu. Des bulles. Nous aurions pu nous arrêter là, après la pizza funghi, la pizza dessert au chocolat, après les cigarettes fines que je suis allée m’acheter chez Jack & Jill, coin Saint-Joseph et Dorchester. C’était assez, mais j’en voulais plus. Plus d’ivresse, plus de cigarettes, plus de temps avec Olivier. Je ne sais pas m’arrêter et ça me fait peur. Je l’ai invité à prendre un bourbon à la maison. Pas un verre. Je ne sais plus combien de verres. Nous étions en forme, volubiles, heureux et saouls.

Si j’étais funambule, dans un moment comme cette soirée, je serais morte, c’est certain.

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J’ai cessé de prendre la pilule à l’âge de 25 ans. À ce moment, mon corps a changé. Les seins qui m’embarrassaient depuis l’adolescence et dont je ne savais pas quoi faire sinon essayer de les camoufler ont fondu. J’ai perdu du poids. Et on le remarquait, on me disait que ça m’allait bien. C’était donc vrai, tout ce temps, j’étais grosse. À présent, on me félicitait pour mes livres en moins. Je suis devenue obsédée par la peur de reprendre le poids perdu. Vomir est devenu un jeu d’enfant. Trop mangé? Envie de trois portions de gâteau? Je filais en douce à la salle de bain, dégueulais tout. La gorge me brûlait. Mais j’étais mince. J’ai porté un bikini pour la seule fois de ma vie à cette période. J’avais le beurre et l’argent du beurre. Je mangeais tout ce que je voulais et je restais mince. Aujourd’hui, quand on me demande trois fois en l’espace de quelques mois si je suis enceinte, le réflexe me revient. Et pour manger ce que je veux, je bouge. Quatre fois par semaine. Trois, c’est limite; deux, de la paresse. Et je fais des abdos à la maison, et des minutes de planche, tous les jours, et je bois de l’eau, beaucoup d’eau.

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Complètement à jeun depuis trente-six heures, j’ai des crampes dans les mâchoires. Je mangerais une toast au beurre d’arachides, un bol de céréales, la moitié de la brique de fromage, toute une barre Lindt 85 % de cacao, n’importe, n’importe quoi. Frissons, nausées, engourdissement. Burger, pizza, poutine, oignons français, le menu complet de Chez Pierrot défile dans ma tête.

Je ne peux m’empêcher d’être fière de réaliser que je suis capable de ne pas manger. Moi qui vois mon corps déformé et en surpoids, moi qui me croyais lâche de me faire vomir parce qu’incapable de ne pas manger. En préparation à ce foutu examen, je réalise que j’en suis capable. La faim me déchire le ventre. En même temps, je suis fière. Je peux passer vingt-quatre, quarante-huit heure à ne boire que de l’eau, du thé, du bouillon, et me sentir tout à coup encore plus légère, plus fine. C’est malsain et dangereux. Ma fierté me serre à la gorge, me donne envie de pleurer.

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Comme le regard que je porte sur l’amour, le désir, la maternité, l’écriture et la mort, celui que je pose sur la nourriture est mouvant et m’échappe parfois. Je sais que le carburant est aussi le poison et j’essaie de rester en équilibre. Comme quand j’écris. Je fous le bordel, puis je remets les morceaux en place.