L’avenir, grandma et moi

CLARA LAGACÉ

 

Illustration: Virginie Larivière

 

Mon idée de la maison est pour toujours associée à l’idée d’une vie rangée, d’une existence de banlieusard·e. Et pourtant, dernièrement je me retrouve à en avoir envie. Du calme et une chambre à soi. Ben oui toi, Virginia.

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Ma Grandma est arrivée d’Angleterre nouvellement mariée en 1956. Elle a pris racine à Montréal; puis quelques années plus tard, un premier bébé dans les bras, elle a emprunté le chemin de l’Ontario. Elle a traversé l’océan et quitté les siens pour s’installer sur un territoire qui lui était inconnu, mais dont elle se pensait maîtresse — supériorité anglaise, même des classes populaires, oblige. C’était l’Empire. Pas question d’aller chez les Yanks quand on pouvait aller chez soi, dans le Canadian Dominion d’avant le Maple Leaf de 1965.

Durant mon échange étudiant à l’Université de Nottingham, je suis allée voir la rue où Grandma a grandi dans le nord industriel du pays. Je ne le savais pas, mais c’était peu de temps avant qu’on la démolisse. Ou plutôt qu’on y démantèle les maisons : des demeures de journaliers et de journalières qui avaient été à l’emploi de la filature de coton depuis l’âge de 12 ou 19 ans, comme mon arrière-grand-père et mon arrière-grand-mère respectivement. Jugés insalubres, ces foyers ont été rasés. En m’y promenant, je recadrais les histoires que Grandma m’avait contées. Elles s’étaient déroulées ici, dans ce lieu pauvre et gris, sur cette ruelle qui donne à voir sur de minuscules cours arrière, dans ces petites maisons qui ont abrité tant de sourires et de tasses de thé.

Combien d’espace faut-il pour rêver d’ailleurs?

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Faire le décompte : un dans Notre-Dame-de-Grâce, deux dans Saint-Henri, un sur la rue Linton dans Côte-des-Neiges, et maintenant un quatre et demi dans La Petite-Patrie, plus un échange de six mois en Angleterre, sept locations l’été à Trois-Pistoles, où j’enseigne, une brève reprise de ma chambre d’enfance à #Gatineaupourlavie, et une invasion quasi quotidienne du sous-sol de précieux ami·e·s parce que vraiment habiter la chambre de son enfance aux mêmes contours archiconnus, c’est un peu nul, égalent beaucoup de boîtes de livres transportées. Dans tout ça, d’innombrables colocs et repas partagés. Chaque fois que je mets ma vie en boîtes est une occasion de prendre le pouls des saisons passées. De celles à venir. Ma situation n’est pas précaire. Ce chapelet d’habitations résulte d’une série de choix et de privilèges. Les lieux que j’habite forment une constellation personnelle. Reste qu’une question me suit : comment ma réalité trop souvent en transit, à habiter trois villes différentes, parfois simultanément, sans élire domicile, me refusant aux deuils que cela engendre, s’articule-t-elle dans mon rapport à l’avenir?

Depuis l’été dernier, je suis obsédée par les sites web de Centris et DuProprio. À cause d’ami·e·s devenu·e·s propriétaires et parents, l’envie de suivre, de m’installer et de poser mes pénates quelque part pour de bon? Le désir de participer durablement à quelque chose comme une communauté? Peut-être. Je ne sais pas.

Je fais défiler à l’infini des photos léchées en imaginant exactement la façon dont j’arrangerais chaque pièce, les cloisons à démolir pour mieux laisser entrer la lumière, les couleurs dont je peindrais les murs. Chaque semaine j’ai une nouvelle maison préférée à Gatineau, une adresse parfaite à Trois-Pistoles. Jusqu’à ce que quelqu’un·e l’achète. Ce n’est pas grave. Pour l’instant, choisir une maison voudrait dire renoncer : toujours la peur de s’immobiliser.

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Au début, Grandma ne venait pas au Canada pour toujours. Puis, le système d’éducation et la qualité de vie l’ont convaincue de rester. Moins de classes, de rigidité. Moins de gris. Elle a pris un navire-cargo qui n’embarquait qu’une douzaine de passager·ère·s sur 4538 kilomètres, de Manchester à Fredericton, armée d’amour et d’espoir, sa vie contenue en deux valises. Elle a pris le large en quête de possibles. Elle en rêvait pour elle-même et elle les a ensuite réclamés avec ferveur pour ses enfants, sa famille.

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Au printemps dernier, le président de la firme Groupe Ambition a prédit la mort de 200 villages au Québec [1]. Trois-Pistoles figure sur sa liste. Date de péremption : 2025. Je me suis toujours demandé comment on ferme un village. On pèse sur l’interrupteur et puis hop, c’est fini? Est-ce que ça se passe dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier?

C’est quand même vrai que « sur 45 ans, la MRC des Basques a perdu près du tiers de sa population. Le nombre de jeunes y est en chute libre. En 1986, la MRC abritait 4160 personnes de moins de 24 ans contre 1715 en 2016 [2] ». Les gens s’exilent, reviennent de moins en moins. Rapidement, il apparaît que les possibles de Trois-Pistoles ne sont pas les mêmes que ceux de Gatineau ni les mêmes que ceux de Montréal ou Manchester. Il est normal et bien que Montréal et Trois-Pistoles et Manchester soient par moments difficiles à comparer. Mais ces lieux et les gens qui les habitent ont le droit d’exister, de se rêver un avenir. Cela va de soi. En même temps, il fait bon de le répéter.

Prédire la mort d’un village, je ne sais pas ce que ça fait à sa valeur immobilière, mais ça m’étonnerait que ça soit une bonne nouvelle.

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Après que Grandma a traversé l’océan, dit au revoir à sa famille et à ses ami·e·s, empilé sa vie dans deux valises et pris la main à Granddad pour le meilleur et pour le pire dans les rues de villes qui lui étaient inconnues, elle est devenue casanière. C’était l’époque et son rôle de maman. Aujourd’hui, elle l’est presque maladivement. Descendre de sa chambre au comptoir à l’entrée de la résidence pour aîné·e·s où elle demeure constitue un effort parfois insurmontable. Elle m’impressionne quotidiennement et en même temps, je ne peux m’empêcher de trouver criard le contraste entre son envol de jeunesse et son nid de vieillesse. Pense-t-elle, comme moi, que sa maison l’a un peu engloutie?

Qu’est-ce qu’on oublie de l’avenir qu’on s’était espéré?

J’ai déjà dépassé l’âge qu’elle avait en quittant son pays.

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Gatineau, Montréal, Trois-Pistoles : les lieux que j’habite sont une constellation. Mais j’ai la conviction profonde – malgré mon manque de certitudes en toute autre matière – qu’on ne peut pas se lover indéfiniment dans la ceinture d’Orion ou sur la couronne de Cassiopée. Il faut se planter solidement les pieds sur terre. Nos vies existent sur des territoires, pas sur les autoroutes qui les traversent. Et pour nos territoires, comme Grandma l’a fait avant moi pour sa famille, il faut lever le poing et réclamer le droit à l’avenir. Battons-nous pour que les possibles demeurent et grossissent, se diversifient et s’enracinent durablement. Même si revendiquer le rêve fatigue, ne nous arrêtons pas de souhaiter une présence pérenne et collective.


[1] Bernard Vachon, Le Soleil, https://www.lesoleil.com/opinions/point-de-vue/fermeture-de-200-municipalites-perspectives-demographiques-et-dynamique-territoriale-11b277d2094f8d9c6f12cc6036115cdc.

[2] Majella Simard, Le Devoir, https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/571030/developpement-regional-dynamisme-ou-devitalisation-a-la-mrc-des-basques.