La veuve Guy: gérer un commerce au temps de la Conquête

Veuve Guy

 

SOPHIE IMBEAULT

 

Aujourd’hui comme hier, le couple est la cellule de base de la société. Avec une petite différence, toutefois. Alors qu’aujourd’hui le divorce permet de mettre fin aux unions, pendant tout le xviiie siècle, par exemple, la mort d’un des conjoints était pratiquement la seule issue au mariage. Pourtant, j’aimerais vous emmener plus de 250 ans en arrière.

Dans l’histoire, les femmes ont été largement définies par rapport à leur mari et cela est encore parfois vrai malheureusement. D’ailleurs, pendant que je rédigeais ce texte, un titre que j’ai lu dans un quotidien m’a fait bondir. « La veuve de Miron interpelle le maire », pouvait-on lire dans Le Soleil du 7 avril 2015. Il était question de Marie-Andrée Beaudet, professeure au Département des littératures de l’Université Laval, et son adresse au maire n’avait rien à voir avec le défunt poète, si brillant et connu fût-il. En tant qu’historienne de la guerre de Sept Ans, l’exemple des veuves négociantes pendant cette période m’a toujours fascinée et c’est ce que j’aimerais explorer avec vous.

Travail et commerce

 

Être une femme en Nouvelle-France

Dans la colonie comme en France, le modèle patriarcal d’Ancien Régime prévaut, autant dans le discours étatique officiel que dans les comportements. Les rôles féminins et masculins sont foncièrement inégaux. La Coutume de Paris est en force sur le plan juridique et le mariage est la norme chez la femme adulte. Celle-ci passe donc de l’autorité du père à celle du mari. La femme mariée est ainsi frappée d’incapacité juridique. Comme le fait remarquer l’historienne Josette Brun : « Une femme qui prend mari est en effet considérée comme une mineure dans le droit coutumier français tandis que son conjoint est le maître déclaré de la société conjugale » (Josette Brun, « Les femmes d’affaires en Nouvelle-France au 18e siècle : le cas de l’île Royale », Acadiensis. Revue d’histoire de la région atlantique, vol. XXVII, no 1, automne 1997, p. 12). Quant à elles, les femmes célibataires majeures, c’est-à-dire celles qui ont 25 ans et plus, possèdent la pleine capacité juridique.

Le couple se marie à l’église, mais il y a, en plus, un passage obligé devant le notaire où un contrat de mariage, sous le régime de la communauté de biens, est établi. Qu’est-ce que cela veut dire, communauté de biens ? En fait, le mari peut gérer la communauté comme il le souhaite tant qu’il recherche la prospérité du couple. L’épouse conserve ses biens propres, le plus souvent hérités, qu’elle a apportés lors du mariage. C’est toutefois le mari qui en a la gestion pendant la durée de l’union. La femme mariée ne peut signer seule de contrats, d’actes notariés, ni exercer une action en justice. Elle doit obtenir l’autorisation de son mari. Enfin, une procuration est nécessaire si la femme veut remplacer son mari dans le cas où ce dernier est en voyage ou malade. La communauté de biens prend fin lors du décès de l’un des époux.

Être veuve en Nouvelle-France

Veuves, les femmes disposent de leur capacité juridique.« Comme veuve, la femme a autant de droits et de pouvoirs que la célibataire. Dans le cas de la femme séparée, il n’y a aucune raison qui l’empêche de disposer de ses biens à volonté, comme si en effet son mari était décédé », soutient l’historienne Liliane Plamondon («Une femme d’affaires en Nouvelle-France, Marie-Anne Barbel, veuve Fornel », Revue d’histoire de l’Amérique française, 31, 2, septembre 1977, p. 171).

Les veuves ont alors plusieurs choix.Elles peuvent en premier lieuse dessaisir de la responsabilité de la communauté si les dettes sont trop importantes. Dans ce cas,elles reprennentleurs effets personnelset les biens apportés, tel que le stipule le contrat de mariage.Elles ont aussi la possibilité de partager la communauté avec leurs enfants. La moitié des biens leur revient et l’autre est à partager entre les enfants; même chose pourles dettes. Elles peuvent encore continuer la communauté jusqu’à ce que leurs enfants atteignent la majoritéou qu’elles se remarient.Le veuvage est vu comme une période temporaire durant laquelle les femmesont pour tâche deprotéger le patrimoine familial afin de le transmettre à leurs enfants.

Leur nom reste cependant associé à celui du défunt, surtout si celui-ci occupait un métier public, particulièrement dans le domaine des affaires. On dit « madame veuve de… »Les veuves en affaires sont des plus intéressantes.Là encore, plusieurs possibilités s’offrent à elles : se remarier sans s’occuper nullement des affaires du défunt mari, diriger le commerce pendantquelques années et se remarier ou encorediriger le commerce familialjusqu’à leur décès.Plusieurs vont d’ailleurs démontrer de grands talents comme femmes d’affaires et se faire un nom,même si c’est en tant que « veuve de… »

Autrement que dans cette situation particulière, l’accès aumonde du commerce demeuretrès difficile pour les femmes, car il nécessite entre autres de l’argent qu’elles n’ont pas, bien souvent, en propre.

Dans l’historiographie, c’est par des essais sur l’histoire de la famille, du mariage, de la vieillesse et du patrimoine en Nouvelle-France que le destin des veuves en affaires a surtout été appréhendé. Les portraits de femmes en Nouvelle-France se multiplient depuis quelques années. Leur pouvoir a fait l’objet de l’ouvrage Femmes, culture et pouvoir. Relectures de l’histoire au féminin, XVeXXe siècles, dirigé par Catherine Ferland et Benoît Grenier (Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, 329 p.). Benoît Grenier s’est intéressé à une noble (Marie-Catherine Peuvret, 1667-1739. Veuve et seigneuresse en Nouvelle-France, Sillery, Septentrion, 2005, 260 p.) et Réal Fortin a étudié le cas d’une célibataire en affaires dans Louise de Ramezay et son moulin à scie (Septentrion, 2009, 224 p.). Le destin de femmes au passage de la Conquête a fait l’objet de plusieurs biographies dans Vivre la Conquête, tome 1, dirigé par Gaston Deschênes et Denis Vaugeois (Septentrion, 2013, p. 65-67).

Sur la question plus particulière du veuvage, les travaux de Josette Brun se démarquent (entre autres « Les femmes d’affaires en Nouvelle-France au 18e siècle : le cas de l’île Royale », Acadiensis. Revue d’histoire de la région atlantique, vol. XXVII, no 1, automne 1997, et Vie et mort du couple en Nouvelle-France. Québec et Louisbourg au xviiie siècle, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2006). Il n’y a pas de synthèse sur la participation des femmes en affaires dans la société coloniale. Combien sont-elles ? Nous ne pouvons pas encore y répondre. Quelques biographies portent cependant sur les veuves en affaires dans le Dictionnaire biographique du Canada, dont celles d’Agathe de Saint-Père (par Madeleine Doyon-Ferland) et de Thérèse de Couagne (par André Lachance), et Liliane Plamondon a consacré plusieurs recherches à Marie-Anne Barbel, veuve Fornel (Une femme d’affaires en Nouvelle-France, Marie-Anne Barbel, veuve Fornel, thèse de maîtrise, Université de Montréal, 1976; «Une femme d’affaires en Nouvelle-France, Marie-Anne Barbel, veuve Fornel », Revue d’histoire de l’Amérique française, 31, 2, septembre 1977, p. 165-185 et « Marie-Anne Barbel, bourgeoise commerçante », dans Gaston Deschênes et Denis Vaugeois, dir., Vivre la Conquête, tome 1, Septentrion, 2013, p. 46-54).

L’exemple de la veuve Guy. D’abord une femme mariée

Dans les archives qui concernent la période de la Conquête, un nom revient sans cesse dès que l’on s’intéresse au commerce colonial : celui de la veuve Guy. Elle a laissé une grande quantité de lettres. Qui est-elle donc ? Jeanne Truillier dit Lacombe est née à Ville-Marie le 30 mai 1702. Elle est la fille de Jean Truillier dit Lacombe, boulanger et domestique, et d’Élizabeth Delgueuil.

Contrairement à son mari et à son fils (José Igartua, « Pierre Guy », et Ginette Joanette et Claire Joron, « Pierre Guy », Dictionnaire biographique du Canada ; Ginette Joanette et Claire Joron, Pierre Guy. Marchand, négociant de Montréal : les multiples activités d’un bourgeois canadien-français dans la seconde moitié du xviiie siècle, M. A., Université de Montréal, 1985), la veuve Guy n’a fait l’objet d’aucun mémoire ou aucune biographie. Pas d’histoire, les femmes ?, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Micheline Dumont (Éditions du remue-ménage). Ce ne sont pourtant pas les documents qui manquent la concernant (voir entre autres le fonds Baby à l’Université de Montréal et le fonds Famille Guy aux archives de Montréal). Comme cette veuve me fascine depuis des années, l’occasion est toute désignée avec ce numéro sur l’économie et les femmes pour retracer les grandes lignes de son parcours. Mais, pour la cerner, force est de parler aussi du destin de deux hommes, son mari et son fils.

Premier fait intéressant à son sujet, elle se marie tardivement. À 32 ans, elle épouse Pierre Guy, un négociant né à Paris le 5 mai 1701. Il est veuf d’Élisabeth Carreau, avec qui il a eu huit enfants, depuis quelques mois quand ils se marient, le 29 septembre 1734 à Montréal.Le couple occupe une maison sur la rue Saint-Paul, où se trouve probablement le magasin de Pierre. De leur mariage naissent cinq enfants, dont seulement deux parviennent à l’âge adulte, Pierre et Élizabeth.

Pierre est un négociant prospère, participant au grand commerce triangulaire et faisant affaire avec les plus importants négociants de La Rochelle. D’ailleurs, les personnes qualifiées de « négociants » comptent parmi les marchands les plus imposants en Nouvelle-France. François Havy et Jean Lefebvre de Québec sont ses principaux intermédiaires. Pierre Guy importe de France diverses marchandises, dont du vin et de l’eau-de-vie, et prend part au lucratif commerce des fourrures, exportant des pelleteries dans la métropole. Signe de son aisance, Pierre possède quatre terrains à Montréal en 1741.

La guerre de la Succession d’Autriche (1740-1748) semble l’inquiéter. La lutte franco-anglaise se transporte en Amérique du Nord. Louisbourg tombe aux mains des Anglo-Américains en 1745. Guy envoie en France des fonds considérables en 1745 et 1746.

 

Une veuve en affaires

Pierre Guy décède à Montréal le 14 avril 1748. Jeanne, qui est alors âgée de 45 ans et qui a des enfants mineurs à sa charge, aurait à ce moment pu partager les biens de la communauté entre elle et ses enfants et se remarier. Elle n’en fait rien. Elle entre alors plutôt à l’avant-scène, prenant immédiatement en main l’entreprise familiale. Après presque 14 ans de mariage, elle devait y jouer un rôle important depuis quelque temps déjà. Qu’y faisait-elle exactement ? Un examen des actes notariés s’impose pour le découvrir. Selon l’historienne Louise Dechêne : « Laissées seules, elles [les veuves] se révèlent souvent d’excellentes administratrices, ce qui prouve qu’elles étaient déjà très mêlées à l’entreprise familiale, qu’il s’agisse d’un bien rural ou d’un commerce » (Habitants et marchands de Montréal au xviie siècle, Montréal, Plon, 1976, p. 439).

Jeanne gère sans broncher le commerce mis sur pied par son défunt mari dans une période particulièrement trouble, celle de la guerre de Sept Ans. Elle continue d’apposer sa signature sur tous les documents propres aux affaires : des factures, des reçus, des comptes courants, des lettres, des reconnaissances de déchargement de marchandises et des quittances. Mais elle doit aussi se montrer stratégique pour survivre.

Mme Guy, qui n’est plus une novice dans les affaires, prend alors de bonnes décisions et elle le fait rapidement. Elle obtient une procuration pour administrer la succession de son défunt mari en France (26 juillet 1762, UdM, fonds Baby, A5/219) et elle envoie son fils Pierre, qui est au début de la vingtaine, à La Rochelle. Il y poursuit ses études, mais doit aussi régler les affaires que sa mère a poursuivies avec des négociants rochelais depuis la mort de son mari. Ceux-ci seront très élogieux à son endroit dans leur correspondance avec la veuve. Elle profite de cette période pour partager ses années d’expérience avec lui et cherche à lui léguer un commerce en bonne santé financière.

Les dépenses qui se font au Canada pour le service du roi, et cela est encore plus vrai pendant la guerre, sont payées en monnaie de papier, communément appelée papiers du Canada.La France laisse une dette imposante sous cette forme entre les mains des Canadiens une fois la colonie cédée.Les officiers et les négociants ont été particulièrement affectés par ce problème et par le manque de numéraire pendant les dix années qui suivent la capitulation de la Nouvelle-France (pour en savoir plus sur cette question, voir Sophie Imbeault, « Que faire de tout cet argent de papier ? Une déclaration séparée au traité de Paris », dans Sophie Imbeault, Denis Vaugeois et Laurent Veyssière, dir., 1763. Le traité de Paris bouleverse l’Amérique, Septentrion, 2013, p. 142-183).

La veuve est aux prises avec des problèmes importants pendant cette période, parmi lesquels l’épineuse question de l’argent de papier. Elle semble toutefois garder son calme et s’attarde aux décisions à prendre. Elle remet aux négociants rochelais Paillet et Meynardie pour un peu plus de 42 000 livres en lettres de change. C’est une somme non négligeable. Ilslui font de fréquents comptes rendus, vantant au passage la prudence dont elle fait preuve : « Nous sommes bien persuadés que votre colonie nous sera rendue. Depuis le 17 octobre 1759, il n’a été rien payé du trésor, pas même les intérêts. Il n’y a que la paix qui procurera des arrangements sur le papier, en attendant il faut prendre patience. […] Vous nous remettez votre mémoire avec ordre de ne l’accomplir qu’en cas de paix, que nous sommes charmés du sage parti que vous prenez car la guerre est plus animée que jamais » (Paillet et Meynardie à la veuve Guy, La Rochelle, 1761, Université de Montréal (UdM), fonds Baby, P0058, Correspondance, u-9258, voir aussi 20 juin 1761, u-9262; 28 février 1762, u-9263).

Entre 1761 et 1763, la veuve Guy arrête pourtant de faire affaire avec eux. Le traité de Paris du 10 février 1763 modifie radicalement le commerce entre la métropole et sa colonie américaine puisque la cession à l’Angleterre coupe pratiquement tous les liens entre elles. Les Guy s’adaptent rapidement à ce changement. Jeanne transfère d’abord ses marchandises restées en entrepôt pendant toute la durée de la guerre et ses fonds au négociant rochelais Denis Goguet.

Ce dernier met la mère et le fils en contact avec Daniel Vialars, de Londres. Pierre Guy va en Angleterre en mai 1763 où il s’emploie à reconstruire un réseau d’affaires dans lequel les négociants londoniens joueront désormais un rôle stratégique. Les intérêts de la veuve Guy quittent la France et seront désormais confiés à une firme anglaise. C’est ce que feront aussi plusieurs négociants montréalais, tels Étienne Augé, François Baby et les Hervieux.

En temps de guerre, les navires ne quittèrent plus le port de La Rochelle pour faire du commerce avec les colonies, les risques d’attaques et de naufrages étaient trop grands. La veuve a donc des marchandises entreposées depuis quelques années avant que son fils prenne une décision à ce sujet. Il informe sa mère qu’il s’en départira avec 25 % de perte, plutôt que de les faire passer au Canada. En Angleterre, il constate avec satisfaction que les marchands qui faisaient de même perdaient plutôt 40 %. Pour Pierre, les prix des marchandises sont trop élevés à Londres. Il trouve plus prudent de ne rien acheter, surtout qu’il croit que les produits anglais vont affluer sur le marché canadien à la suite de la prise de possession de la colonie. La veuve Guy a, à n’en pas douter, une relève sérieuse sur laquelle se reposer.

Daniel Vialars s’occupe de liquider les lettres de change de la veuve. Nous pouvons suivre l’évolution de ce dossier complexe dans les nombreuses lettres (18 juillet 1763, 3 avril 1764, 23 octobre 1764, 12 janvier 1765, 14 décembre 1765) qu’il envoie à la veuve pendant la décennie 1760-1770 : « Il y a longtemps qu’on dit que l’affaire de la Bastille sera bientôt déterminée, ce n’est pas le sentiment de M. Goguet qui croit que si on paye, ce sera à peu, Dieu veuille qu’il en soit autrement […]. Le papier du Canada n’a pas de cours en France, on dit qu’il s’en est vendu à 20 & 24 % & que depuis quelques jours on a offert 30 %. Je ne sais qu’en penser. […] My lord Halifax, secrétaire d’État, pour le prier d’engager la cour de France à payer le papier des Canadiens. Il a promis qu’il le ferait » (Daniel Vialars à Mme Guy, Londres, 10 décembre 1763, UdM, fonds Baby, P0058, Correspondance).

Combien possède-t-elle d’argent sous cette forme ? Une somme de 52 000 ou 53 000 livres de lettres de change de 1758 est mentionnée par Vialars dans une lettre, puis un montant de 3 523 livres en ordonnances dans un document officiel (Bordereau d’ordonnances que moi, veuve Guy demeurante à Montréal rue St Paul, apporte au sieur Panet receveur établie pour en faire la vérification lesquelles m’appartiennent,Montréal, 8 juin 1763, UdeM, fonds Baby, P0058G3-7). Le détail reste encore à établir. Une chose est sûre, la veuve en possède une forte somme, comme les négociants de son niveau dans la colonie. N’oublions pas que cet argent a été paralysé dans les coffres d’hommes d’affaires européens pendant des années. Elle a dû éprouver bien des soucis à cet égard.

Deux ans plus tard, la question n’est toujours pas réglée. Daniel Vialars lui écrit le 5 avril 1765 : « Point de réponse encore aux représentations que notre cour a fait à celle de France relativement au papier, mais je suis persuadé que nous n’obtiendrons aucune faveur. Fort heureux si on veut enregistrer le papier qui ne l’a été ni en France ni en Canada. Le vôtre est encore en nature. Mon fils le négociera en mai prochain alors qu’il sera à Paris […]. »

Vialars commet alors une erreur qui va fortement indisposer la veuve à son égard et miner sa confiance. Il devait lui envoyer une commande lorsque les négociations entre l’Angleterre et la France au sujet du papier du Canada seraient terminées. Il a effectivement livré les marchandises, mais a oublié d’y joindre un compte rendu de ses affaires. L’insatisfaction teinte les lettres que la veuve et son fils adressent au négociant londonien dans les mois qui suivent.

Passer le flambeau

Jeanne a conduit la destinée du commerce familial lors d’une période particulièrement critique, marquée par la guerre et le passage d’un régime à un autre avec les bouleversements que cela entraîne à tous les niveaux. Pierre Guy revient auprès de sa mère en 1763. Antoine Vialars l’accompagne. Son père écrit : « Je vous recommande mon fils, je crois qu’il se fera naturaliser canadien. Je ne voudrais pas qu’il s’amourachât de quelques Canadiennes, j’ai besoin de lui ici » (Daniel Vialars à Mme Guy, Londres, 10 décembre 1763, UdM, fonds Baby, P0058, Correspondance). Fort de l’expérience récemment acquise en France puis en Angleterre, Pierre Guy s’installe comme marchand à Montréal et s’unit à Marie-Josephte Hervieux, sa cousine, fille de Louis-François Hervieux, important marchand montréalais, l’année suivante. Voilà un mariage avantageux.

La veuve Guy dirige son commerce d’importation jusqu’à la fin de la guerre de Sept Ans, en 1763. Cette année-là, elle passe les rênes à son fils Pierre. Le 4 juin 1766, près de 20 ans après la mort de son mari Pierre, Jeanne procède enfin à la dissolution de la communauté de biens avec ses enfants et remet à Pierre un peu plus de 15 000 livres de marchandises sur la succession de son défunt mari. À l’âge de 68 ans en 1770, après un veuvage de 22 ans, elle décède. Elle laisse 23 000 livres en héritage à son fils. Voilà un signe manifeste de la santé financière de la famille après une période de bouleversements économiques intenses. D’autres familles, comme celle de la veuve Fornel, ne laissent pas un héritage aussi considérable. D’ailleurs, dans le cas de celle-ci, la Conquête a mis un terme à ses activités commerciales.

Qu’en est-il de sa fille Élizabeth ? Dans un document d’archives datant de 1788, il est écrit qu’elle est « fille majeure usant de ses droits » (Affidavit de Simon Sanguinet et de Jean-Bte Adhémar, juges de paix, attestant que Pierre Guy, fils, et Élizabeth Guy sont les seuls héritiers de Pierre Guy et de Jeanne Truillier LaCombe, son épouse, UdM, fonds Baby, P0058, A5, 399, 16 octobre 1788). Elle semble en cela suivre l’exemple d’autonomie et d’indépendance laissé par sa mère.

Le numéraire se fait rare dans les années qui suivent la Conquête. Or, il est nécessaire pour s’adapter, particulièrement pour les marchands canadiens. Le problème de l’argent du Canada immobilisé pendant 6 ou 7 ans n’est pas sans conséquence pour qui mène des affaires. C’est le cas pour la veuve Guy dans l’immédiat, qui s’occupe de recouvrer ce qu’elle peut, mais ce sera le cas aussi à plus long terme pour son fils. Pierre devra faire face à la concurrence des marchands britanniques dans une colonie appartenant à un nouvel empire.

Rappelons-nous que Pierre n’a pratiquement pas acheté de marchandises lors de son passage à Londres avant de rentrer au Canada. Il va d’abord se tourner vers des confrères de Montréal et de Québec, resserrant les liens avec la petite bourgeoisie canadienne, avant de s’éloigner de la gestion du magasin familial. Pierre va dès lors plutôt miser sur l’achat de biens-fonds.

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Jeanne Truillier dit Lacombe, appelée communément la veuve Guy, se retire peu à peu des affaires au profit de son fils, qui deviendra l’une des personnes les plus en vue de la nouvelle colonie britannique. Elle est parvenue seule à lui léguer un commerce prospère et un solide réseau de relations qui lui permettront de faire sa marque.

Nous en savons encore très peu sur elle. J’ai retracé ici les grandes étapes de sa vie : sa naissance, son mariage, sa carrière et sa mort. Mais qu’est-ce que cela révèle sur une personne ? Je crois que nous pouvons penser, par les décisions qu’elle a prises, que c’était une femme déterminée et qu’elle avait une grande capacité d’adaptation. Cela fait plus de 250 ans qu’elle attend dans les archives de se faire connaître. Il y a là des documents qui devraient permettre aux historiens de dessiner un beau cas d’une veuve appartenant à la petite bourgeoisie canadienne qui a dû faire des choix économiques pertinents à la suite de la rupture radicale dans les échanges commerciaux imposée par la Conquête.