La théorie, un échange
Avant-propos
En 1988 paraissait La théorie, un dimanche, un ouvrage au genre inassignable, comprenant textes théoriques et créations littéraires de six femmes écrivaines : Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise Cotnoir, Louise Dupré, Gail Scott et France Théoret. La plupart d’entre elles publiaient depuis une bonne dizaine d’années des textes au genre lui aussi hybride, entre poésie, fiction, documentaire et théorie, où les questions relevant du féminisme étaient au premier plan. La femme, disaient-elles – on ne parlait pas encore des femmes, au pluriel –, avait été jusqu’alors tue, empêchée, cloîtrée, et l’écriture, enfin, permettait de lui donner une forme, mais aussi une parole profondément solidaire, ancrée dans l’idée d’une possible communauté. Les années 90 arrivant, les récits sont devenus plus linéaires, les genres formels, plus faciles à nommer, et ce mouvement littéraire qu’on a nommé l’écriture au féminin s’est effrité doucement.
Trente ans plus tard, que reste-t-il de ces années d’investigation formelle, où le pouvoir de la littérature était mis de l’avant? L’héritage littéraire et politique de ces femmes qui continuent aujourd’hui à écrire, à publier, nous paraît labile, difficile à circonscrire, peu pris à bras-le-corps par l’institution littéraire et encore moins par l’univers médiatique. Pourtant, le cœur de la vie féministe du Québec a battu avec une vigueur particulièrement frénétique au travers de ces œuvres aussi complexes que singulières. Les éditions du remue-ménage procéderont à la fin de l’été à une réédition de La théorie, un dimanche, accompagnée d’une nouvelle préface signée par Martine Delvaux. L’occasion nous semble belle pour réfléchir à l’héritage littéraire et sensible de ces écrivaines.
Écrivaines, oui, mais aussi intellectuelles; toutes les écrivaines qui ont signé La théorie, un dimanche ont fait des études supérieures, voire des doctorats, ayant accès à l’éducation de manière beaucoup plus vaste que leurs mères et leurs grand-mères avant elles. La vie intellectuelle était foisonnante au Québec durant les années 70 et 80 alors que se multipliaient les colloques et les rencontres d’écrivain.e.s autour de l’écriture au féminin; pensons par exemple à l’emblématique numéro de Liberté de 1976, « La femme et l’écriture », qui est en fait un compte-rendu de la Rencontre québécoise internationale des écrivains. C’est d’ailleurs au cours d’un colloque autour de l’écriture des femmes canadiennes des années 60 à 80 que Dominique et moi nous sommes rencontrées. C’est après cette rencontre que Dominique a eu l’idée de ce projet. Même si sans doute plus évidente que dans les années 70 ou 80, la place des femmes à l’université reste fragile, minorisée. Le collectif dirigé par Martine Delvaux, Valérie Lebrun et Laurence Pelletier, Sexe, amour et pouvoir… il était une fois à l’université (2015), nous l’a rappelé récemment. Les femmes signant La théorie, un dimanche, malgré leur indéniable investissement dans la vie intellectuelle, n’ont d’ailleurs jamais accédé, à l’exception de Louise Dupré, à ces lieux de pouvoir que sont les postes permanents à l’université; elles ont été professeures au cégep, chargées de cours, ou se sont consacrées exclusivement à l’écriture. Postdoctorante et doctorante, nous, Dominique Raymond et Chloé Savoie-Bernard, nous intéressant de très près à ces œuvres féministes, nous prenons aujourd’hui le parti de revisiter leur travail tout en réfléchissant à notre propre place dans ce milieu précaire pour tous, mais sans doute plus spécifiquement encore pour les femmes.
Le dispositif de la lettre, traditionnellement associé au féminin et permettant l’amalgame de propos théoriques et de réflexions plus personnelles, s’est rapidement imposé, parce qu’il était un hommage, en quelque sorte, à cette pensée en mouvement, entre introspection et relance vers l’altérité, qu’est pour nous le féminisme tel que le vivait ces écrivaines. Aussi parce que l’idée de la lettre a infusé nombre de productions de l’époque, des essais comme des romans ou des recueils de poésie, de La lettre aérienne (1985) de Nicole Brossard à La lettre infinie (1984) de Madeleine Gagnon, en passant par Les images (1985) de Louise Bouchard et par Les rendez-vous par correspondance (1984) de Louise Cotnoir. Des féministes québécoises appartenant à des générations subséquentes, comme Martine Delvaux et Catherine Mavrikakis dans Ventriloquies (2003), se sont aussi approprié le genre épistolaire. Dans la dernière lettre de ce recueil, la seconde demande à la première : « Que restera-t-il de notre correspondance? Que restera-t-il de tous ces mots, de tous ces appels? » Pas plus que Catherine Mavrikakis, Dominique et moi ne savons pas s’il restera quelque chose de ces lettres où nous avons tenté d’être impudiques en réfléchissant à notre parcours intellectuel à l’aune de celui des grandes femmes de notre littérature, mais pourtant…
…. chère lectrices, c’est à notre tour, aujourd’hui, de nous laisser vous parler de notre amour de la littérature et des femmes.
Avec affection,
Chloé Savoie-Bernard, avec Dominique Raymond
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Montréal, le 28 mai 2018
Chère Chloé,
Je te connais depuis peu. En vrai. Nous avons participé au même colloque en avril dernier, un beau colloque sur les écrivaines canadiennes des années 70. J’ai senti la sororité; le plaisir d’être ensemble pour théoriser, pour se rappeler, pour interpréter une importante décennie, cruciale dans l’histoire littéraire féministe canadienne.
Que penses-tu de correspondre, d’échanger un propos sur le corpus des années 70, sur le colloque, sur la théorie/fiction de ces femmes qui ont initié la parade? Reconnaître les acquis et envisager les prochaines batailles, en prévision de la réédition en format poche, 20 ans après sa parution, de l’incontournable La théorie, un dimanche?
Y a-t-il eu, au colloque, une communication sur les échanges par lettres? Je ne me souviens plus. En tout cas, j’aime la forme épistolaire. Elle sert les amours et les amitiés, elle libère la parole et porte en elle le suspense d’une réponse à venir. Longtemps associé au genre féminin, le genre épistolaire propose une nouvelle voie/voix littéraire, imbriquant le personnel au politique, à la théorie littéraire, au féminisme. Je pense aux lettres datant du XIXe siècle de Julie Bruneau-Papineau, à celles du numéro 218-219 de la nouvelle barre du jour (avec Louise Dupré, notamment), et j’ai envie de faire pareil, de te parler en même temps de mes draps fraîchement lavés, des bonnes odeurs émanant de mon nouveau fraisier suspendu et du féminisme vécu, lu, entendu.
Le colloque m’a permis de faire de nombreuses découvertes. Quelle bonne idée de la part des organisatrices de garnir chaque centre de table d’un livre de poche écrit par une Canadienne des années 70! J’avoue cependant que bien des titres m’étaient inconnus, et ce, même si j’ai suivi un cours de littérature canadienne-anglaise où j’ai lu quelques autrices, comme Margaret Atwood ou Carol Shields. De toute évidence, malgré mes deux postdocs, ma culture littéraire est parsemée de trous béants qui devraient être remplis de lectures féminines et féministes.
As-tu constaté la même chose? Quels ont été à ton avis les bons et les moins bons coups du colloque? J’ai hâte de te lire, si tu acceptes de participer à cet échange, bien entendu.
Dominique
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Montréal, 7 juin 2018
Chère Dominique,
Oui, nous nous connaissons peu. Avant ce colloque, pourrait-on dire, nous ne nous connaissions pas du tout. Pourtant, celui qui supervise ton postdoctorat est aussi mon directeur de thèse, nous avons donc arpenté les mêmes corridors du 8e étage du pavillon Lionel-Groulx, à l’Université de Montréal. Peut-être nous sommes-nous déjà croisées? Je ne sais pas, je ne crois pas. Je sais par contre que tu as organisé une journée d’étude sur la littérature à contraintes. J’avais voulu venir, j’avais aperçu les affiches et reçu une invitation par courriel, mais je ne suis pas venue. Je n’avais pas pris le temps; je suis contente que nous prenions aujourd’hui le temps de nous écrire.
Je suis arrivée à Sackville, où avait lieu le colloque, angoissée. C’était mon plus gros colloque à vie. J’ai souvent tendance à pratiquer l’indifférence en contexte universitaire, c’est ma posture de défense par rapport à ce milieu qui demande beaucoup et donne peu, mais la liste d’invitées a fait craqueler cette froideur et cette distance : Karen Gould, Louise Forsyth, Lianne Moyes, entre autres, y étaient présentes. Toutes des femmes qui ont travaillé à théoriser ce corpus qui est le même que celui que j’ai rassemblé pour ma thèse de doctorat. Tu es venue t’asseoir à côté de moi lors du premier exposé de la première journée, et ensuite, nous avons passé beaucoup de temps ensemble, les jours suivants. À se poser des questions sur nos recherches, nos goûts, nos vies. J’ai eu l’impression qu’il y avait quelque chose de semblable dans nos manières de nous confier en restant tout de même réservées; peut-être que je me trompe et que je projette des choses sur toi qui n’appartiennent qu’à moi.
Je me suis aperçue durant ce colloque que les Américaines, les Canadiennes anglaises en connaissaient plus sur ce qu’on a nommé « l’écriture au féminin », sur les œuvres de Nicole Brossard, France Théoret, Madeleine Gagnon, Carole Massé, Louky Bersianik, que la vaste majorité des intellectuel.le.s québécois.e.s croisé.e.s au fil de mon parcours. Et je me suis demandé, en étant là, dans ces auditoriums de Sackville et de l’Université de Moncton, où Pierre Perreault a filmé il y a cinquante ans L’Acadie, l’Acadie, ce film sur l’insoumission que j’ai adoré, je me suis demandé ce qui nous faisait si peur au Québec dans ces œuvres immenses et complexes. Pourquoi on s’y intéressait si peu. La réponse évidente serait de dire que nous sommes trop pris, en études littéraires, par un certain canon du modernisme, Aquin, Ducharme, pour prendre la mesure de l’œuvre de ces femmes, mais j’ai l’impression que les raisons de cette impasse sont plus noueuses, plus profondes. Je n’arrive à les effleurer qu’à moitié.
Je pense te l’avoir dit durant le colloque, mais c’était la première fois que j’allais au Nouveau-Brunswick même si mon grand-père est né à Neguac, à quelques centaines de kilomètres au nord d’où nous étions. Il est parti de son village à dix-huit ou dix-neuf ans pour gagner sa vie à Toronto. Il est mort il y a un an; j’ai appris sa mort alors que je me rendais à une entrevue sur un de mes livres, tout juste après être allée le visiter à l’hôpital. J’étais allée faire l’entrevue quand même, comme par défi de moi à moi. Je décide souvent de prendre les chemins les plus abrupts, de faire les choses qui me paraissent les moins évidentes, comme parler de mes livres alors que mon grand-père venait de décéder, presque sous mes yeux – quand j’étais allée le visiter cette journée-là, son visage avait déjà l’air mort. Il y a quelques jours, quelqu’un m’a dit que cette habitude qui est la mienne, ce désir qui m’enjoint à me forcer à faire des choses qui me paraissent trop difficiles, trop pénibles, trop absurdes, quelqu’un m’a dit que c’était courageux alors que je pense plutôt que c’est plus simplement une envie de se tenir proche des abîmes. Voir ce qui creuse les failles.
Je ne sais pas exactement combien d’années mon grand-père est allé à l’école, mais je sais qu’il n’est jamais allé à l’université. Les dernières fois où je l’ai vu lucide, il m’a dit en riant qu’il était encore temps pour moi de lâcher la littérature et de devenir infirmière. C’était une boutade, parce que je suis distraite et maladroite; parce que me confier une seringue à planter dans le bras de quelqu’un serait une très mauvaise idée. Mon grand-père aimait particulièrement me taquiner. Je n’ai jamais lâché la littérature, la littérature non plus ne m’a jamais lâchée, et si jamais la littérature me lâche, je pense qu’il ne me restera plus grand-chose. J’ai pensé à lui, mon grand-père maternel, Gérald Savoie, minoritaire francophone dans sa petite province maritime, durant ce voyage dans ce colloque bilingue où francophones et anglophones se mélangeaient pourtant très peu. La barrière de la langue n’est pas imaginaire. J’ai été trop gênée de parler anglais alors que mon anglais n’est pas si mal, trop gênée pour entamer la conversation avec Karen Gould ou Louise Forsyth, alors qu’elles connaissent si bien, sans aucun doute beaucoup mieux que moi, ces œuvres qui m’habitent et me fascinent. Je suis restée enfermée dans ma langue. Une chance, nous deux, nous avons pu discuter, parler, de yoga, de course, de timidité. De littérature.
Alors oui, chère Dominique, poursuivons la conversation. Parlons de fraises et de féminismes.
Amicalement,
Chloé