La Poune, Miley Cyrus et nous

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LE COLLECTIF

Les femmes sont les destinataires implicites des formes les moins légitimes de la culture populaire : le téléroman, la chanson sentimentale, la littérature érotique… C’est bien normal : la hiérarchie culturelle est déterminée par les idéologies qui structurent la Cité. Dans cette hiérarchie, une pratique culturelle, qu’il s’agisse de danse en ligne ou de ballet, trouve sa place en fonction de la position de ses adeptes sur l’axe classe ouvrière/classe supérieure, mais aussi sur les axes gauche/droite, racisé.es/blanc.hes, femmes/hommes, en somme dominé.es et dominant.es.

Depuis les années 1960 au Center for contemporary cultural studies et avant, à l’École de Francfort, les travaux en études culturelles ont mis de l’avant deux perspectives complémentaires. D’une part s’est imposée l’idée que l’on pouvait étudier la culture des classes populaires pour elle-même. D’autre part, on a montré que dans la culture de masse se reproduisent des rapports de domination fondés sur la classe, la race et le sexe. À partir de ces travaux, on a pu envisager la culture comme un prisme qui révèle cet ensemble de croyances et d’usages qui nous déterminent et que Pierre Bourdieu a judicieusement nommé l’habitus.

Dans les années 1990, le sociologue américain Richard Peterson, digne héritier de Bourdieu, a montré qu’une transformation radicale s’était opérée dans certains habitus. En effet, la distinction passe désormais par un choix éclairé dans un vaste registre d’objets culturels. Ainsi, dans la discothèque d’un cadre supérieur, aux côtés de Mozart peuvent désormais se trouver Chuck Berry et ABBA. La démocratisation de l’éducation, l’accession massive aux études supérieures, mais surtout le poids démographique de ceux qui ont permis l’explosion du rock and roll puis de la contre-culture des années 1960 ont mené à la légitimation d’une partie de la culture populaire. Cette légitimité nouvelle a permis la mise au jour de préoccupations neuves, portées par des artistes provenant de classes muselées jusqu’alors, incluant les femmes, qui, convenons-en, ont été pratiquement exclues du canon que nous ont laissé les belles années de la culture avec un grand C. Trop peu de George Sand, de Clara Schumann, vraiment pas assez de Leonor Fini et de Berenice Abbott ont été reconnues. À quel point a-t-il fallu que les femmes soient plus exceptionnelles que les hommes pour être considérées?

Les études culturelles sont fondées sur un paradigme dans lequel la production et la réception sont mises en dialogue constant. Tenir compte de cette dynamique entre les pratiques ou les œuvres et les individus ou les groupes qui se les approprient ouvre de nouvelles possibilités d’analyse. Avec l’École de Francfort, l’accent était mis sur les processus de production des œuvres, sur leur caractère sériel et sur leur rôle dans le maintien de l’hégémonie culturelle des classes dominantes. Aujourd’hui encore, c’est à partir de cette grille qu’on affirme que la culture de grande consommation ciblant les femmes contribue à en faire les agentes de leur propre aliénation. C’est avec cette même grille qu’Antonio Gramsci nous dirait que les amateurs de Formule 1 se leurrent eux-mêmes en s’imaginant, le temps de quelques jours, pouvoir s’approprier le mode de vie du 1 %. Or, introduire la perspective de la réception montre qu’on peut faire acte de résistance en subvertissant la fonction supposée de ces produits; par exemple, pour Janice Radway, la lecture des romans à l’eau de rose représente pour les ménagères un espace de liberté dans une journée réglée au quart de tour, espace qui leur permet de s’extraire de la position qu’on leur a assignée.

La position que la société assigne aux femmes se donne donc à voir dans certains présupposés sur les destinataires de la culture populaire. Elle transparaît aussi dans la réception des performances données par les femmes artistes. On s’attend d’elles qu’elles ne franchissent pas certaines limites, limites qui ne sont pas imposées aux hommes : alors que Robin Thicke peut mimer la sodomie sur scène, Miley Cyrus, elle, ne peut certes pas twerker impunément. Ce double standard révèle ce qui est maintenant une évidence. L’homme qui met en scène sa sexualité est un sujet, un agent jouissant de son libre arbitre; la femme qui en fait autant devient un objet et se déshumanise. Il faut l’admettre : une femme qui s’affranchit et qui devient sujette de sa sexualité dérange. Si on considère que la réception peut être subversive, il faudrait aussi reconnaître aux femmes la possibilité d’être elles aussi des agentes de leur sexualité et de renverser leur rôle de dominée par sa représentation, comme on l’a bien concédé à Madonna en son temps.

Par ailleurs, Miley Cyrus et son twerking constituent un cas de figure particulièrement intéressant, car il révèle l’intersection des différentes oppressions et la complexité de leur articulation autour des axes blanc.hes/racisé.es, puis hommes/femmes. Ainsi, il est tout à fait possible de critiquer, d’un point de vue féministe, l’appropriation culturelle d’une danse afro-américaine par une Blanche (dominante) et l’utilisation du corps des femmes noires comme accessoires à sa performance. Si ces critiques nous permettent de mettre au jour d’autres formes de domination, la remise en question de la représentation du sexe en tant que sexe, elle, ne nous permet pas d’aller très loin dans l’analyse.

Ici semble apparaître une des dernières frontières qui séparent l’art du divertissement. À l’opéra, au théâtre, en danse moderne, dans l’art de performance, au cinéma, il est communément admis que l’œuvre est une fiction, une représentation. Cette convention dégage les interprètes de (presque) toute responsabilité par rapport aux propos qu’ils transmettent, et laisse aux créateur.trices la latitude permise par la liberté d’expression; découle de cette convention une réception de type analytique où le second degré est pris en considération. Il n’est plus aucun tabou qui n’ait été brisé par les avant-gardes : viol, tuerie, robe de viande. Aux artistes populaires, au contraire, on impose l’adéquation entre leur personne et leur persona, entre leur vie privée et l’œuvre qu’ils proposent, prise au premier degré. Il n’est venu à l’idée de personne de traiter Charlotte Gainsbourg d’obsédée pathologique après avoir visionné Nymphomaniac, alors qu’une vague de haine a déferlé sur Anna Gunn, qui joue la femme de Walter White dans Breaking Bad. On constate le même double standard du côté de la musique populaire, dont on accuse souvent les artistes de promouvoir la violence, notamment, comme si on refusait d’emblée toute dimension critique à leurs œuvres. Pour toute production culturelle, le discours de l’artiste sur son œuvre, le contexte dans lequel il la présente et l’adéquation entre les valeurs qu’il dit porter et ses actions réelles devraient être pris en considération : d’une part, représenter n’est pas toujours cautionner, et d’autre part, la liberté d’expression ne devrait pas être un argument servant à étouffer toute critique.

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Avec ce numéro, nous n’entendons bien sûr pas résoudre l’ensemble des questions qu’il pose (nous l’aurions souhaité, mais nous avons l’impression que cela risque de prendre encore quelques années). Nous n’avons pas non plus voulu entrer dans un débat qui viserait à distinguer clairement les comportements vraiment féministes des tentatives de récupération commerciale[1]. Mais contre la condescendance de la consommation ironique, contre la hiérarchisation en fonction de critères déterminés par ceux qui nous dominent, ce numéro se positionne pour la culture pop, certes, mais peut-être surtout pour une analyse de ses objets et pratiques qui révèle la complexité des problèmes qu’ils soulèvent.

Nous sommes conscientes qu’aborder la culture populaire maintenant, alors que tant de nos camarades osent enfin dénoncer les agressions sexuelles qu’elles ont subies, peut paraître quelque peu décalé. Nous tenons à exprimer ici une solidarité inaltérable avec ces indestructibles et à inviter notre lectorat à nous soumettre un texte, avant le 15 janvier 2015, pour notre prochain numéro qui portera sur la colère. Alors que la musique pop est remplie d’allusions à la violence sexuelle et qu’on continue d’écouter avec révérence « She was just seventeen / You know what I mean » ou « I’d rather see you dead little girl than to be with another man », il nous faut lutter contre la représentation haineuse des femmes, contre la glorification de la violence et du viol. D’autant plus qu’on se formalise encore des femmes qui affichent leur sexualité en pensant au modèle qu’elles offrent aux filles, quitte à soit les lyncher sur la place publique, soit leur accoler systématiquement et sans nuance le statut avilissant de victimes inconscientes (connes? nunuches?) d’une machine plus forte qu’elles et qui les dépasse, les emporte. Contre cela, par sa seule existence, mais peut-être surtout en opposant aux lectures simplistes une réflexion riche, plurielle, collective, Françoise Stéréo résiste. Et vous?

 

 


 

 

[1] Voir ce récent article de la Gazette des femmes.

 


 

Collectif éditorial
Marie-André Bergeron
Valérie Gonthier-Gignac
Catherine Lefrançois
Marie-Michèle Rheault
Djanice Saint-Hilaire
Julie Veillet

Graphisme: Djanice St-Hilaire
Soutien technique: Yanick Landry
Illustrations: Catherine Lefrançois
Révision: Julie Veillet