L’intime peur

mine de rien peur 600

ISABELLE BOISCLAIR

Photo: Satya Jack, www.jackraw.com

 

Quand j’étais petite, j’étais peureuse.

Quand je suis devenue grande, je l’étais encore.

La peur est intime : c’est à l’intérieur de soi, entre nos propres bras qu’on a peur, dans le cou aussi, et puis surtout là, dans la poitrine, en plein cœur du cœur.

Comme beaucoup d’autres filles sans doute, j’ai grandi avec cette peur, cette peur d’avoir peur, une espèce d’anxiété quasi permanente qui te met sur tes gardes alors que rien de rationnel ne la justifie…, rien d’autre que des histoires, des racontars, des images. Des images qui te hantent depuis que tu as vu Psycho. (Pendant des années, j’ai eu peur de prendre une douche quand j’étais seule à la maison. Peur qu’une silhouette se dessine derrière le rideau. Jusque dans la trentaine.)

Et un bon jour, ben tannée d’avoir peur, j’ai décidé que c’était terminé.

On habitait la campagne. Un couple. Parfois, évidemment, je m’y trouvais seule. Mon chum parti en tournée, ou simplement absent pour la soirée – une répétition qui s’étire, une bière avec des ami×e×s. Il me fallait alors fermer les rideaux dès ce moment que l’on appelle « entre chien et loup » – et oui, à la tombée de la noirceur, c’est bien le moment où les chiens se mutent en loups. Je craignais que des méchants loups se promènent à l’extérieur, qu’ils m’observent du dehors, moi, visible à l’intérieur, toutes lumières ouvertes. Crainte de voir apparaître un visage dans la fenêtre – car toutes les fenêtres n’avaient pas de rideau, c’est la beauté de vivre à la campagne, sans voisins. Alors j’évitais de regarder en direction des fenêtres. Mais si ça arrivait, je savais ce que je devais faire : sursauter, crier.

Ce scénario de la peur, il était connu d’avance, parce que vu mille fois. Non seulement dans Psycho, mais aussi lu dans La petite fille au bout du chemin [1] et tous les autres films dans lesquels, toujours, la victime est une femme. Toutes les fois où un rôdeur rôdait, c’était – quel hasard, quand même – autour d’une maison où une femme se trouvait seule. Apparemment, qu’un rôdeur pénètre dans une maison occupée par un homme, ça ne ferait pas une bonne histoire. Voire ça ne ferait même pas une histoire. La victime ne se pense qu’au féminin. La femme est victime [2]. Combien de films, de romans ne semblaient reposer sur ce seul scénario : « Une femme seule à la maison. Un homme survient à la fenêtre. La fille capote »? Bon, ce n’était pas présenté comme ça, mais c’est bien ce qui se passait. Toujours. La fille capotait. Alors moi, j’apprenais le rôle, je le rejouais mentalement : je me préparais à capoter.

Puis un jour, un enfant est arrivé dans la maison. Enfant qui dormait le soir. Et qui me rappelait à ma condition d’adulte devant la protéger. C’est à ce moment que j’ai voulu me débarrasser de la peur. Il me fallait tout à coup occuper la place de la défenderesse, apprendre à conjuguer le mot courage, qu’on ne m’avait jusque-là jamais donné. Mais surtout, surtout, après toutes ces années, je me rendais compte de l’inutilité de la peur. Quoi? Toutes ces fois où j’ai eu peur, c’était pour rien? En effet, aucun loup ne s’était jamais pointé aux environs de la maison du petit chaperon que je n’étais pas. « Ils » nous font peur, pour rien? Ce constat de m’être fait avoir, je suis troublée de le retrouver tel quel dans Une fièvre impossible à négocier, de Lola Lafon, que je lis à l’été 2015 [3] : « J’ai tout d’un coup eu une peur immense du temps que j’avais déjà passé à avoir peur et émietté à avoir peur » (2003, p. 263). Vertige. Sentiment d’avoir été démasquée, en même temps que celui d’être reconnue – moi aussi, j’ai longtemps eu peur d’avoir peur

Heureusement pour moi donc, les scénarios du pire ne s’étaient jamais réalisés; étaient restés coincés dans l’écran de télé. Alors : l’éteindre. En tous cas, l’éteindre lorsque je me trouve devant un film qui de toute évidence cherche à m’affoler, à produire ma peur [4]. Éteindre ou changer de poste. Ne pas (ne plus) rester là, à me faire empeurer. Ne plus écouter ça, ne plus laisser ça, ces scénarios-à-fabriquer-des-peureuses s’implanter dans mon cerveau, polluer mon imaginaire.

Et devant ce constat de la peur inutile, résister : fixer la fenêtre qui s’ouvre sur la nuit. Regarder longtemps ce carreau noir d’où rien ni personne ne surgit. Ça va. Ça va, aucun visage dans la fenêtre, aucun loup autour de la maison.

Mais… mais si ça arrivait? Car les scénarios, eh, ils n’inspirent pas que les peureuses, ils inspirent aussi les loups. S’il prenait à un loup de s’introduire chez moi? Je me suis mise à réécrire le scénario – aux cris, substituer la parole. À imaginer un nouveau dialogue : Ok, relax, man. Tu veux baiser, ok. J’veux pas, je ne suis pas consentante, mais comme je tiens à ma peau, je ne me débattrai pas. Stay cool. Relax. Puis : Tu n’as pas le pouvoir de m’approprier, ni ton pénis celui de me marquer à jamais, pas plus que mon corps n’est un bijou à préserver/un joyau à protéger/une forteresse à défendre. Mon corps n’est pas un enjeu. Pas un objet à s’emparer pour devenir un surhomme. Je ne te ferai pas surhomme. Si tu prends mon corps, tu seras violeur. Moi, je serai violée – pas salie, violée. Et c’est bien le violeur qui fait la violée.

Ce scénario-là, je ne l’avais jamais vu. Je l’inventais, je le mettais à la place de l’autre qui squattait mon cerveau. Je le peaufinais, et il a fini par supplanter l’autre et j’ai enfin liquidé ma peur.

Au point où bientôt, je suis capable de ne plus fermer la télé quand survient une « scène de peur ». Même plus peur. (Pour résister aux scènes auxquelles j’assistais encore parfois, je faisais appel à Brecht, et aux formalistes russes, toi chose. Pour déjouer ce qui était programmé – ma peur –, je me concentrais sur les procédés. Gros plan sur les yeux de la femme terrorisée. Musique lancinante… Tiens, l’éclairage provient d’une autre source que la lampe de chevet. Issh, ils ont dû la reprendre souvent cette scène, tout est tellement tight… Aonh. Il est beau son pyjama. Même plus peur.) Et là, un soir, encore une fois, flabbergastée, non pas de voir mon sentiment reconnu, mais de voir mon propre scénario se jouer devant moi. Mon chum est je ne sais pas où, peut-être simplement dans son studio, fille qui fait dodo, moi seule devant la télé, tranquillos. La série Fortier, dernier épisode de la troisième saison. Anne Fortier, celle qui donne son titre à la série, psychologue au service de la Section Anti-Sociopathes de la Sûreté Nationale (SAS), entre dans la maison où se terre le violeur-tueur que l’escouade poursuit. Celui-ci, le policier Rouleau, est également celui qui l’a violée jadis. Alors qu’il la menace avec un fusil et qu’il lui ordonne de se déshabiller, elle soutient son regard et lui parle :

[…] toi les filles, […] tu aimes voir la peur sur leur visage […] regarde-moi dans les yeux. J’vais me déshabiller. J’vais te l’donner l’avantage. J’vais me rendre vulnérable […] Mais si aujourd’hui tu vois une seconde que j’ai peur, si tu vois une seconde que t’as l’dessus, va falloir que tu me tues pour le prendre ton pied parce que tu la verras pas la peur dans mes yeux. Ça là, j’te l’garantis. Cherche pas. Tu l’auras pas c’que tu veux. […] Un gars comme toi, ça lui prend certaines conditions pour bander pis là, ces conditions-là, tu les as pas pis j’te les donnerai pas [5].

Scénario inédit, jamais montré. Écrit par une femme. Merci, Fabienne Larouche.

On s’entend : il s’agit ici d’un fantasme – non pas au sens où l’on aimerait voir cette situation se réaliser, plutôt au sens où il s’agit d’un pur scénario imaginaire. Toute femme, peut-être, a imaginé ça. Mais on ne l’a jamais su, puisque ce sont surtout des fantasmes masculins qui se donnent à voir sur les petits et grands écrans, où l’histoire du loup et de sa proie est sans cesse rejouée.

Dans ce scénario fantasmatique, le loup ne peut pas être excité, comme il l’est dans toutes les scènes de viol dans un film, dont le scénario – la fille résiste, elle crie – et les procédés sont précisément mis au service de l’excitabilité – du personnage violeur, et du spectateur. Ici, le spectateur qui s’identifie au personnage masculin est mis en face d’un tout autre scénario… où le violeur n’est pas vainqueur, mais débouté. Son rôle détourné. Son plan de match déjoué. Dans la scène de Fortier, le policier se suicide.

Déconstruire le scénario, en écrire un nouveau. Changer les répliques.

***

Aujourd’hui, je suis plus grande. J’ai désappris la peur. En tous cas, cette peur-là. Celle qui paralyse, qui tend les muscles du cou et te fait tomber une boule dans la poitrine alors qu’il n’y a pas de menace tangible[6]. J’ai décidé de ne plus vivre sous cette menace – cette tyrannie. Aujourd’hui, je sais qu’on ne naît pas peureuse, on le devient. Ou pas.

Un jour, qui sait? La peur va peut-être changer de bord. C’est ce que je me dis depuis la campagne #AgressionNonDénoncée. Je me plais à croire que désormais, la peur a changé de camp. Que ce sont les loups qui ont les chocottes. Ce n’est pas la même peur, non : ils ont peur d’être dénoncés, pas violés. Mais tout de même. Je me dis que ce sont eux qui ont peur, entre leurs propres bras, dans le cou aussi, et puis surtout là, dans la poitrine, en plein cœur du cœur. Que le temps de l’impunité est fini.


[1] Roman de Laird Keonig (1973), dont un film, réalisé par Nicolas Gessner (1976), a été tiré. Ce titre est évoqué dans Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011), roman de Lola Lafon.

[2] On reproche souvent aux femmes de « victimiser ». Faudrait voir que par définition, on est victime de quelque chose ou quelqu’un. Aussi, ce reproche n’est ni plus ni moins qu’un tour de passe-passe qui détourne l’attention du prédateur vers sa victime. Du coup, la victime se trouve coupable d’être victime, alors même que le coupable a déserté la scène.

[3] Oui, c’était mon été Lola Lafon.

[4] Une femme qui a peur : ça, c’est très drôle, non ? En tous cas, ça fait rire les garçons, qui, souvent, se moquent, et en rajoutent…

[5] « Un passé si présent », Fortier, saison 3, Productions Aetios, 2002.

[6] Aveu gênant : cette peur est à ce point irrationnelle que même lorsque j’habitais dans un appartement situé au troisième étage d’un immeuble, le motif du visage dans la fenêtre me hantait tout de même, contre toute raison… car c’est bien à l’affect que ces images s’adressent.