La (maudite) machine à coudre
J’ai reçu une machine à coudre pour Noël il y a deux ans. Mes beaux-parents m’ont offert rien de moins qu’une Brother LS-30, un modèle d’entrée de gamme économique pour effectuer de la couture de base.
Depuis, elle trône dans sa boîte d’origine sur l’établi du sous-sol, scellée, flambant neuve.
La première année, je l’ai passée à soupirer chaque fois que je passais devant. Que ce soit pour vider la litière du gros chat, passer le balai ou faire une brassée de lavage, chaque fois, je poussais le même soupir et un profond sentiment de culpabilité m’envahissait.
Parce que si le cadeau partait assurément d’une bonne intention et qu’il était supposément adressé à mon chum et moi, on s’entend que, dans les faits, il était plutôt pour moi. C’était une sorte d’offrande pour mon trousseau, puisque toute bonne ménagère sait coudre, n’est-ce pas?
Pour tout vous dire, ce cadeau stéréotypé, je l’ai reçu en pleine figure, avec tout le poids du symbole qu’il représente, celui des siècles passés, alors que les femmes s’éreintaient à coudre les vêtements pour toute la marmaille, puis les reprisaient à l’infini.
Pour moi, cette machine à coudre, c’est ni plus ni moins qu’un symbole de l’aliénation féminine, un symbole du savoir genré, de la pression faite sur les femmes pour qu’elles se conforment au moule, à ce que l’on attend d’elles.
Au diable les conversations endiablées, les valeurs et aspirations partagées, la sexualité épanouie, on m’a ramenée avec ce cadeau empoisonné (car on sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions) à ma condition de bonne épouse travaillante, de ménagère.
Ce cadeau m’a crié à la gueule que le fait de ne pas savoir coudre faisait de moi une femme non accomplie, un mauvais parti pour mon chéri, car je ne reprisais pas ses bas de laine au coin du feu.
C’est que ce genre de pensée rétrograde, directement issue de l’époque de la colonisation, sévit encore de nos jours, beaucoup plus que l’on pense, et particulièrement dans les milieux ruraux.
Dans son essai « L’éducation des filles sous le Régime français », dans Maîtresse de maison, maîtresse d’école[1], la professeure en études féministes de l’UQAM Nadia Fahmy-Eid rappelle que pour être bien éduquées, les petites filles de Nouvelle-France devaient « avoir de belles manières, savoir coudre, lire et compter, parler une belle langue et se conduire en bonne chrétienne ». Vous remarquerez que coudre était considéré alors comme un savoir équivalent en importance à la lecture ou l’écriture, si ce n’est davantage.
Ainsi, la couture a longtemps différencié chez nous l’éducation donnée aux filles de celle donnée aux garçons. D’ailleurs, dans le Rapport du Surintendant de l’éducation dans le Bas-Canada de 1856, ce dernier félicite l’Institution des Dames Bienveillantes, établissement d’éducation mixte pour orphelins tenu par des religieuses, car on y enseigne « toutes les branches ordinaires de l’éducation » aux 80 élèves (lire, écrire, compter) et que « les filles [y] apprennent à coudre, à tricoter et à piquer », ce qui fait dire au surintendant que l’établissement mérite une mention favorable.
Comble de l’absurde, les « arts ménagers » ont longtemps été reconnus dans la Belle Province comme un secteur d’études sérieux pour les femmes et, disons-le, comme le seul valable pour les créatures du sexe faible. Dans cet esprit fut fondé à Saint-Pascal de Kamouraska en 1905 l’Institut d’économie domestique, qui devint en 1913 l’École normale classico-ménagère. L’Université Laval y inaugura ensuite son École supérieure de sciences domestiques en 1941[2], un « champ d’études » bien entendu réservé aux femmes. Vous avez bien lu : « 1941-sciences domestiques-université »! Il faut dire que l’année précédente couronnait de succès le combat des suffragettes québécoises pour l’obtention du droit de vote aux élections provinciales. Mentalités arriérées vous avez dit?
Savoir coudre, ne pas se mêler de politique, voilà les meilleurs ingrédients pour une vie vertueuse d’humble ménagère canadienne-française! Et, au 21e siècle, ç’a l’air que dans certains milieux, on considère toujours de bon aloi d’offrir une machine à coudre à une jeune femme lorsqu’elle emménage avec son chum.
Être une bonne ménagère… Qu’est-ce qu’une bonne ménagère? Est-ce que c’est moi, parfois? Lorsque je prends plaisir à cuisiner de grosses « batches » de sauce à « spag »? Ou comme, justement, cette fois où mon chum et moi, on a acheté notre première maison?
Je me souviens, on avait eu les clés la veille du déménagement. Et c’était sale, très sale. Le type qui habitait là depuis 30 ans n’entendait visiblement rien à l’entretien ménager.
Je me revois laver seule la douche, les armoires, les planchers, les garde-robes, chaque petit recoin de ce grand cottage au sous-sol fini. Je me revois demander de l’aide à mon chum, impuissant et maladroit, inapte au torchon. Je le revois lui, humilié, piler sur sa fierté pour me lâcher un « mais, c’est toi qui es bonne là-dedans ».
– Bonne là-dedans?
– Ben, dans le ménage.
La bombe était lâchée.
C’était comme si je possédais une science occulte transmise de mère en fille, de génération en génération, à laquelle on avait omis de l’initier, lui.
Je l’ai d’abord jugé, puis j’ai repensé à mon adolescence, à mon frère et ma sœur, à notre vie sous le toit « des parents » (famille reconstituée).
Je revois ma mère nous donner des tâches ménagères à chacun, coller la liste hebdomadaire sur le frigo. Je nous revois ma sœur et moi les exécuter docilement. Je revois mon frère s’esquiver, levant le nez sur ces tâches avilissantes et tout le temps s’en tirer à bon compte sans même lever le petit doigt, parce qu’au fond, nous adhérions toutes et tous, consciemment ou non, à l’idée que le ménage est une affaire de bonnes femmes.
Bonne dans le ménage, moi? Nanon, pas trop, non chéri, juste le strict minimum, appris sur le tas.
Pour beaucoup de femmes, le choc vient avec l’arrivée d’un premier enfant. C’est là que les iniquités frappent le plus fort dans le « dash ». Je ne peux pas trop m’étendre sur le sujet, n’ayant pas moi-même de progéniture.
Mais, tout ça a créé un amalgame dans ma tête et j’en suis venue à faire une série d’associations d’idées :
ménagère = ménage = femme = couture
Lentement, mais sûrement, je me suis mise à être obsédée par le thème de la couture. C’est alors que je suis tombée sur le roman numérique Couturière de Martine Sonnet. Ayant pris la couture en grippe, quel ne fut pas mon ravissement de tomber sur un récit féministe qui illustrait à merveille tout ce que je tentais de dire maladroitement sur tout le passif et le sexisme qui ne dit pas son nom que m’inspirait cette maudite machine à coudre.
Le roman met en scène des séances d’essayage chez une couturière à diverses époques, soit en 1950, en 1962, en 1970 et en 1981. Cette période correspond justement à l’évolution considérable de la vie professionnelle des femmes. À ce propos, la romancière dit : « Leur présence dans le monde du travail est la clé de toutes les autonomies possibles, dès lors qu’elles se sont (bien tardivement) vu accorder le droit de vote et qu’elles arracheront (encore plus tardivement) la maîtrise du calendrier de leurs maternités éventuelles. »
Dans la préface de son livre, Martine Sonnet affirme que « la couturière reste dans l’assignation la plus traditionnelle, elle appartient à ces générations de femmes auxquelles on ne proposait pas grand-chose d’autre à apprendre que la couture, et exerce celle-ci confinée à domicile, sous le couvert (couvercle?) d’une illusoire « conciliation » des vies de famille et de travail, quand la cliente faisant l’expérience de différents emplois tertiaires tire son épingle du jeu professionnel — ce qui lui permettra in fine de se retirer du jeu conjugal ».
J’ai bien réfléchi à cette culpabilité générée par le fait de ne pas correspondre aux attentes de ma belle-famille pour ce qui est de ne pas savoir coudre (ou de tourner les coins ronds en matière d’entretien ménager), à cette crainte de ne pas être une femme accomplie au sens folklorique du terme et je me suis dit : de la marde!
D’abord, ce n’est pas moi la manuelle dans mon couple, alors si mon chum a envie d’apprendre à coudre, grand bien lui fasse! Sinon, on la vendra cette maudite machine! Je ne vois pas pourquoi je devrais me sentir coupable d’être qui je suis, avec les intérêts et habiletés qui me caractérisent, ni pourquoi je devrais m’excuser et me désoler de ne pas être une autre.
Si je dois adopter l’usage d’une machine, je préfère encore la machine à écrire, ou son incarnation moderne : mon ordinateur portable chéri, et même mon téléphone intelligent, avec lequel j’ai pris mes premières notes en vue de la rédaction de ce billet.
[1] Nadia Fahmy-Eid, « L’éducation des filles sous le Régime français », dans Maîtresse de maison, maîtresse d’école, Montréal, Boréal Express, 1983, 413 pages.
[2] Service des archives de la Congrégation de Notre-Dame et Musée Marguerite‑Bourgeoys